4. Leonardo
4. Trick or treat
— Refais le tour une dernière fois.
— Ça fait cinq fois !
Quand deux personnes ont toujours vécu dans le même voisinage, il n'est pas rare que la routine de l'un soit remarquée par l'autre. L'une des choses qu'Isabelle a déjà noté concernant Alexandre, est que son père le laisse parfois conduire sa voiture. Bien que le blondinet n'ait pas encore son permis, il s'en sort plutôt bien.
Jamais le garçon ne s'est fait attraper, surtout car il ne fait pas de grandes distances. Ses parents lui demandent parfois d'aller à la superette quelques rues plus loin, et Alexandre n'y va que très rarement en usant de ses délicates gambettes.
Et ça, Isabelle l'a remarqué.
Alors, les voilà tous les deux dans le véhicule emprunté en douce, sillonnant leur quartier comme deux imbéciles perdus. La moitié du buste sorti, les cheveux au vent, Isabelle tente de disséquer chaque parcelle des terrains. Mais s'il y a des lumières orange, des jeunes qui vagabondent de temps à autre, des murs décorés de fausses toiles d'araignées, pas de trace du gros matou qui s'est volatilisé.
Ce n'est pas très sécurisé, pas du tout même. Isabelle se retient à la portière, la vitre baissée au maximum. Alexandre grogne en lui ordonnant de reculer, mais il semblerait qu'il n'y ait que l'arrière-train de sa voisine pour lui répondre.
Mains sur le volant, sourcils froncés, le visage d'Alexandre est plus comique qu'autre chose. Il ne sait pas comment il s'est retrouvé dans cette situation, à suivre les directives de l'adolescente avec qui il n'avait plus partagé un après-midi goûter depuis leurs douze ans.
— Ça ne sert à rien, lui confie-t-il alors. Tu vois bien qu'il est plus ici.
— Archibaaaaaaaald !
En se penchant un peu trop, ses mains dérapent et Isabelle pousse un glapissement. Son corps bascule dans le vide, quand dans un dérapage tout de suite corrigé, Alexandre propulse son bras dans sa direction pour la rattraper par l'arrière de son pull.
— Merde, Isabelle !
La brune retombe lourdement contre son siège, la paume glacée sur sa poitrine et le souffle court. Sa capuche presque devant ses yeux, elle se dit que ce n'est assurément pas comme ça qu'elle espérait sa soirée du vendredi. Et le véhicule repart, les lampadaires résonnent sur l'habitacle.
S'il n'y avait pas un tel contexte, Isabelle se sentirait très mal à l'aise à ce moment précis. Ce sont peut-être des choses qui jusque-là n'ont pas été évoquées, mais si Isabelle est naturellement maladroite avec les gens, elle le devient dix fois plus avec Alexandre. Il n'y a qu'à repenser à leur incident de jeudi. D'ailleurs, Alexandre profitera de cette interaction mensuelle pour faire en sorte que la jeune fille lui rembourse la chemise qu'elle a gâchée.
Isabelle se met à penser à trop de choses justement, ce qui l'empêche de prendre pleinement conscience du fait qu'elle est en compagnie du blond, une chose devenue presque impensable depuis qu'ils se sont perdus de vue. Ces pensées qui lui donnent des sueurs froides. Elle se demande ce que le karma lui prévoit encore pour une telle étourderie, si elle se réveillera avec la dépouille du chat devant sa porte demain matin, comme ultime point de torture. Elle se demande où Archibald se trouve, s'il s'est fait capturer par des racailles qui voudront le sacrifier pour des rituels sataniques, si des extraterrestres l'ont emmené sur une planète lointaine. Elle se met même à porter ses doigts à ses lèvres, mordillant son pouce avec les pupilles frémissantes.
Alexandre se gare sur le bas-côté, il en a marre. Isabelle le regarde de travers, et le vampire sort son portable de sa poche pour directement bifurquer sur ses réseaux sociaux.
— Tu fais quoi ? lui demande la passagère de fortune.
— Ça se voit pas ? Je lance un avis de recherche, j'ai l'impression que tu vas faire une syncope.
— Quoi ? Non !
Isabelle se redresse subitement, trop subitement. Elle tend la main vers Alexandre qui lève le bras sous la surprise. Sa pupille se rétracte face à la réaction vivace de sa voisine, il ne comprend décidément pas à quel point ça la retourne, tous ces imprévus. Alexandre lui-même n'est pas fan des imprévus, mais ça ne va pas jusqu'à le mettre au bord de la crise d'angoisse.
Il agrippe le bras d'Isabelle d'une main pour l'arrêter, mais l'appui n'est pas les plus stables avec son gant de velours.
— N'envoie rien, éructe la jeune fille en se débattant difficilement. Faut pas que ça se sache !
— Tu l'as déjà crié dans tout le quartier, et pourquoi il faut pas que ça se sache ?
— Mamie Cerise me fera plus jamais confiance !
Alexandre soupire, lâche le bras d'une Isabelle qui paraît sur le point d'exploser. Le grand blond s'enfonce dans son siège et inspire longuement.
— Houba houba !
Ils sursautent, trois adolescents passent devant la carrosserie en hurlant tels des dégénérés. Malgré leur accoutrement à l'honneur du marsupilami, Alexandre peut facilement remarquer qu'ils ont leur âge. L'un d'eux frappe le capot du plat de la main, provoquant le juron mortifié du conducteur. A la vue des bouteilles entamées qu'ils transportent sous leurs bras, Isabelle conjecture facilement qu'ils se dirigent chez Conrad. Elle suppose aussi qu'ils ont déjà un bon coup dans le nez. Ça la fait grimacer.
— C'est pas la caisse du daron d'Alexandre ?
— C'est pas Alexandre ?
Alexandre entend leur voix, il n'est pas sûr de directement les connaître. Après, de toute façon, il y a des gens qui connaissent Alexandre sans que la réciproque n'opère. De même pour Isabelle.
Ils se sont un peu éloignés, mais au milieu de la route, deux des trois regards reviennent dans leur direction. Isabelle voit son voisin se ratatiner derrière son volant en jurant entre ses dents.
Deux options se dressent dans l'esprit d'Isabelle pour interpréter la réaction d'Alexandre :
1. Il ne veut pas être vu par n'importe qui au volant, c'est illégal.
2. Il ne veut pas être vu avec Isabelle, c'est la honte.
Isabelle ne lui posera pas la question, pas parce qu'elle s'en fiche, plutôt parce que le moment n'est pas opportun. Son ancien camarade de jeux se redresse. Lui aussi, il a l'air maintenant à la fin de sa vie.
— Cette soirée est aussi pourrie que la musique d'ambiance de Jojo le marchand de glaces...
— Jojo le marchand de glaces ?
Silence. Isabelle analyse cette phrase un instant.
Comme si la bonne pièce du puzzle se mettait finalement à la bonne place, Isabelle pousse un cri. Le poil d'Alexandre se hérisse.
— Tu peux pas avoir des illuminations silencieuses !
Si Alexandre ne fait pas une crise cardiaque à la fin de cette soirée, il finira sûrement dans un ravin à la place. Mais ce qui est sûr, c'est que la nuit vient à peine de commencer. Isabelle rabat sa capuche sur sa tête.
— Il est passé dans le quartier aujourd'hui ? s'enquiert-elle. Le marchand de glaces.
— Il passe tous les vendredis, fait Alexandre en fronçant les sourcils. Mais pourquoi tu demandes ? Tu prends jamais rien quand il fait sa tournée.
Isabelle ne relèvera pas cette remarque.
— A quelle heure ? Je me souviens pas qu'il soit passé.
— Avec toute l'agitation d'Halloween, il a été retardé. Je pense que c'était aux environs de dix-huit heures quarante-cinq.
Quand Isabelle était profondément endormie.
— Archibald !
— Où ça ! panique le plus grand.
Pitié, cette soirée va le tuer. Alexandre, pas le chat. Ou les deux.
— Archibald est toujours complètement hystérique quand Jojo arrive, Mamie Cerise doit le surveiller de près sinon il saute dans le compartiment arrière ! Il l'a déjà fait une fois !
— Punaise, blêmit l'aîné. Imagine que ce gros tas ait plongé dans la friteuse quand il a vu le poulet...
— ...
— Un hot-cat.
— T'es pas drôle du tout.
— Roooh !
Isabelle fronce le nez, essayant de se raccrocher à cette première piste. Ça l'aide à se contenir un peu plus, elle pensait vraiment qu'elle allait perdre la tête.
Jojo a commencé ses tournées en tant que simple marchand de glaces italiennes. Quand ils étaient enfants, Alexandre et Isabelle allaient souvent en acheter le mercredi et le vendredi après-midi, c'était leur gouter après avoir joué aux jeux-vidéos et au cerceau dans le grenier.
Au fil des années, alors que les gamins avaient commencé à se perdre de vue, Jojo avait un peu élargi sa gamme de produits. Passant des en-cas froids aux snacks plus vendeurs, surtout quand les saisons changeaient. Les clients l'appelaient toujours Jojo le marchand de glaces, mais il pouvait satisfaire une plus grande partie des demandes en devenant un vrai distributeur de malbouffe, c'est un peu à ce moment qu'Isabelle a arrêté de sans cesse guetter l'arrivée de ce morceau d'enfance. Elle n'a jamais été très friande des chaînes de restauration rapides.
De la même façon, le commerce est de temps en temps sous la supervision du fils de Jojo, un de leurs camarades de lycée : Leonardo.
— Mais c'est quand même un camion qui sillonne la moitié de la ville, râle la jeune fille. Comment on peut savoir où il se trouvera ?
— Je crois que j'ai une idée...
Vérifiant sur son fil d'actualité en vitesse pour se renseigner sur les derniers retours de Halloween, Alexandre fait signe à Isabelle de se rapprocher. Elle se redresse sur son siège, regardant derrière l'épaule de son voisin.
— Leonardo..., marmonne Isabelle. Il prévoyait d'aller à la Halloween Party ?
— Il n'est pas rentré chez lui avant de rejoindre la fête de Conrad. Il a juste garé le camion dans son jardin... c'est quel genre de plan foireux de faire ça ?
Non !
Un cliché a été partagé il y a à peine une dizaine de minutes. Un attroupement de jeunes levant leur verre au liquide volcanique vers le ciel. Devant le véhicule plus très neuf, aux allures de Mystery Machine, Isabelle voit des filles assises sur le semblant de comptoir, savourant des glaces et des gaufres gratuites. Leonardo derrière les fourneaux, pensant sûrement que sa contribution de dernière minute le rendra plus populaire qu'il ne l'est déjà.
Et dans le coin, un bâton de mozzarella entre les dents, la tête pleine de jugement d'Archibald. Même à travers une simple photo, il semble sonder l'âme d'Isabelle. Humain idiot.
Te voilà !
Isabelle n'a pas le choix.
Elle doit rejoindre cette fête.
Et elle le regrette déjà.
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