1. Quand viennent les ennuis...
1. ...Isabelle Sgard n'est jamais loin.
— J'ai hâte de te voir ce soir Isa !
C'est un fait, ce soir, Isabelle ne veut absolument pas sortir de chez elle.
Alors qu'elle salue son meilleur ami et amorce un pas pour rentrer à la maison, cette évidence la frappe de plein fouet. Pas question que j'aille à cette fête ! La jeune lycéenne, débutant tout juste sa dernière année, n'est pas vraiment ce que les gens pourraient qualifier de fêtarde.
Elle préfère les soirées en comité restreint, avec de la musique pas trop forte et autre chose que de l'alcool à se mettre sous la dent. Ou juste un ou deux amis, avec qui elle pourrait regarder des films dans son grenier, sous le vasistas ouvert sur le ciel. Isabelle est assez fière de cette partie de sa demeure, elle la trouve classe, dommage qu'il n'y ait que Conrad pour venir l'admirer avec elle.
Sinon, elle aime aussi passer ses soirées seule. Elle aime beaucoup ça même.
Isabelle n'a pas énormément d'amis. Elle n'en a même qu'un. Honnêtement, ça l'arrange plus qu'autre chose.
Elle a toujours été quelqu'un de solitaire, qui ne recharge totalement ses batteries que lorsqu'il n'y a personne autour.
Alors, s'il y a une chose qui la révulse plus que tout, ce sont les grands attroupements qu'organise Conrad dès qu'il en a l'occasion. Et des occasions, son meilleur ami sautera dessus encore pour un bon moment. Après tout, c'est leur dernière année ici, là où tout se joue et où on veut laisser une marque indélébile de soi. Ses années lycée, Conrad les veut mémorables et déjantées, un peu dépravées aussi. Conrad Gabriel, c'est son ami, et c'est aussi un sacré personnage.
Avec ses jolies taches de rousseur et sa personnalité lumineuse, il est son opposé. Bon, c'est certainement exagéré, mais ils sont souvent tous les deux. Et quand ils sont tous les deux, les gens voient surtout ce qui brille un peu plus fort. Et la personne qui brille dans les couloirs à sept heures du matin, ce n'est assurément pas Isabelle.
Beaucoup se demandent comment les deux adolescents ont pu s'entendre. Après tout, Conrad est rayonnant et populaire, jamais méchant, jamais cinglant même quand certaines remarques ne lui plaisent pas. Isabelle a l'impression que plus qu'une icone de la jeunesse utopique – ou stéréotypée des téléfilms américains, au choix – Conrad est un caméléon de la société : il observe pour prédire quelle attitude adopter, quels mots employer pour bien se faire voir. C'est stupéfiant, et triste dans un sens.
Isabelle est bien moins habile. Ce n'est pas toujours volontaire, son propre ton lui échappe. Elle se retrouve parfois à froisser les gens sans le savoir. Elle est maladroite au contact du monde. C'est à prendre ou à laisser. Il ne faut pas lui en vouloir, elle est souvent dans la lune, aussi. Dans le monde d'aujourd'hui, l'imagination est l'échappatoire de beaucoup d'adolescents. Alors, derrière ses grands yeux verts qui vagabondent dans le rien, Isabelle oublie parfois d'exister au milieu des foules.
Halloween tombe ce vendredi, un trente-et-un octobre plein de citrouilles éventrées, de cris et de futures caries. Mais bien sûr, la chasse aux bonbons ce n'est pas pour des presque adultes, avoir dix-sept ans ce n'est pas aller hurler aux maisons qu'un mauvais sort leur sera jeté.
Et les mauvais sorts, Isabelle les a vu défiler depuis lundi. Après une semaine éreintante, elle ne veut plus qu'une chose : se poser devant la télévision et végéter jusqu'à dimanche soir. Qu'elle se fossilise à même les coussins s'il le faut, elle veut se mettre en veille et attendre d'être totalement rechargée !
— Comment je vais faire...
Là, sur le pas de la porte de chez elle, la tête vide et pleine en même temps, Isabelle réfléchit. Elle espère que ce sera le dernier effort qu'elle aura à fournir avant le début de la prochaine semaine : comment décliner l'invitation de Conrad ? Même une excuse ringarde lui irait, mais elle a l'impression d'avoir épuisé toutes ses options. Isabelle n'a pas pour coutume de prendre des pincettes, son idiot de meilleur ami reste son exception. C'est dérangeant en un sens, elle ferait tout pour lui.
Certaines semaines sont plus dures que d'autres. Celle qui vient de se terminer entre dans son top trois. Sa tête va exploser si elle se retrouve encore dans la moindre situation stimulante. Une fête ? Non.
Entre les trois exposés de sciences tombés les uns à la suite des autres, la tension du club d'échecs avec le tournoi qui approche, et le fait qu'elle ait dû courir dans les pas de Conrad depuis lundi, quand celui-ci distribuait les prospectus de sa Halloween party : elle en a un peu ras le bol.
Ajoutons à tout ça le malheureux incident de ce jeudi matin, au Columbus Café. Pensez à un vieux monsieur tout aigri qui jure dans le vide, les cernes sous les yeux, ses exposés douteux sous le bras, pas fichu de faire gaffe à ce qu'il y a devant lui. Imaginez ce vieux monsieur bousculer princesse Peach – et ne demandez pas pourquoi la copine de Mario se trouve dans un Columbus.
Le vieux monsieur, ça pourrait être Bowser, mais il est plus petit et pas vraiment méchant, donc ça serait Luigi. Mais Luigi n'est pas grincheux, au contraire c'est plutôt un imbécile heureux. Donc c'est sûrement Wario. Oui voilà, c'est Wario. Wario est ronchon et il ne voit rien, il renverse son macchiato noisette sur la robe rose en satin de princesse Peach, elle se met à hurler et traiter Wario de tous les noms.
Revenons dans le véritable contexte de l'histoire, celui où Wario est Isabelle Sgard, jeune lycéenne de dix-sept ans qui ne regarde jamais où elle met les pieds, et où princesse Peach est en fait son voisin depuis leurs huit ans : Alexandre Manier. Et la robe en satin est un chemisier de la collection automne du Yorkshire's serendipity, elle lui a coûté la peau des fesses.
« Va te faire voir Isabelle ! »
Belle façon de terminer la semaine.
— Bonjour Minisa, lui lance une voix douce.
Mini-Isa, peu à peu devenu "Minisa" pour rappeler tous les jours à Isabelle qu'elle fait la taille d'un nain de jardin.
Sortant de ses pensées, elle se retourne. Elle sourit à Mamie Cerise, sa voisine d'en face. Elle les gardait souvent elle et Alexandre quand ils étaient enfants. Si elle creuse bien loin dans sa mémoire, il lui semble que sa relation avec le blond qui vit trois maisons plus loin, elle n'était pas si mal à l'époque. Elle ne sait pas vraiment ce qu'il s'est passé, enfin peut-être que si, elle n'est pas sûre. Ils se parlent encore de temps en temps, mais tout semble s'être effilé. Et aux dernières nouvelles, Alexandre lui fait même la tête. Parce que si Isabelle a la parole aiguisée sans le vouloir, Alexandre est connu pour sa très -trop- grande susceptibilité.
— Bonjour Mamie, lui répond-elle sur le même ton. Il y a un problème ?
Elle rit, et Isabelle avance de quelques pas, sur le bitume de l'autre côté de la petite chaussée. Sur le visage de Mamie Cerise, il y a des rides un peu partout, mais surtout au coin des yeux. Isabelle aime bien les observer, ça montre les années de bonheur et à quel point elles étaient nombreuses, il y a un peu de lumière qui s'y est gravée. Mamie Cerise est en train de balayer les feuilles rousses de son jardin, l'humidité dans l'air crée un petit arc-en-ciel au-dessus des citrouilles et des guirlandes encore éteintes.
— Je suis un peu embêtée, avoue-t-elle en hochant la tête. Mon fils vient de me contacter. Il m'a dit que lui et sa femme ne pourront pas assurer la tournée des bonbons dans leur quartier ce soir.
— Pourquoi ?
— Ils seront retenus pour une bonne partie de la nuit à l'hôpital, donc je vais y aller pour mes petits-enfants.
Isabelle lance un bref coup d'œil un peu plus loin dans le voisinage. Ce n'est pas de l'irrespect, elle a juste entre-aperçu une tête blonde passer devant la fenêtre d'une chambre : Alexandre est chez lui. C'est tout, il n'y a rien à ajouter.
— C'est un problème ? Vous ne voulez pas voir vos petits-enfants ?
— Oh non ! s'exclame-t-elle soudainement. Ce n'est pas du tout ça.
Elle rit encore une fois. Brassant l'air devant elle comme pour chasser cette idée.
— Je suis très heureuse de voir mes petits-enfants, mais c'est soudain et je n'ai pas eu le temps d'appeler Lucie pour qu'elle vienne garder Archibald. Du coup elle a déjà quelque chose de prévu ce soir.
Isabelle a-t-elle bien entendu ?
— Archibald ? répète-t-elle. Votre chat ?
Sa voisine n'a même pas le temps de répondre, les yeux soudainement brillants, Isabelle saute sur l'occasion.
— Je m'y colle, c'est moi qui vais le garder ! Vous pouvez partir tranquille Mamie Cerise.
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