J'inspire à fond alors que la mère de Brynn resserre mon corset. J'ai toujours trouvé les corsets élégants, ce petit côté historique leur donne un charme qui me plaît, il y avait une petite touche de délicatesse, qui ferait la femme se sentir comme un trésor enveloppé dans du tissu précieux et de jolis rubans. Mouais. En ce moment j'ai plutôt l'air d'un tas de chair humaine ficelé comme un saucisson, on est bien loin du buste raffiné que je m'étais imaginé !

Mahé, la fille d'Abigail donc, est une femme plus jeune que ma mère, elle doit tout juste avoir 35 ans, une beauté dans son genre avec son visage de poupée et sa longue tignasse blonde et ses grands yeux noisettes. Quand on voit la dame replète au nez aquilin et aux traits féroces qu'est sa mère, on a du mal à croire que Mahé soit bien sa fille ! De même lorsqu'on observe Brynn. La jeune fille de 17 ans au teint diaphane doit ressembler à son père j'imagine, avec ses cheveux couleur miel et ses yeux gris. Je me surprends alors à me demander où sont passés les hommes de cette famille...

- Alors, je commence, si j'ai bien compris vous êtes toutes des sorcières.

- C'est exact.

- Et votre magie se transmet uniquement de femmes en femmes.

- En effet.

- C'est pour cela qu'il n'y a pas d'hommes dans la famille ?

Brynn, assise non loin pendant que je me fais charcuter, quitte l'examen minutieux de mes « drôles de vêtements » et lance un regard inquisiteur à sa mère. Visiblement les hommes sont un sujet sensible, je me mords la lèvre en constatant ma boulette. Mahé me jette un coup d'œil dans le miroir oxydé, son œil brun de faucon s'assombrit quand elle prend la parole pour m'expliquer cette situation si particulière.

- Comme tu le sais dans la famille Campbell seules les femmes peuvent recevoir le don de la magie, pas les hommes. Nous avons des époux, des amants, des frères parfois, mais ces derniers sont tous dépourvus de magie. La magie est une affaire de famille qui remonte à des générations, mais c'est avant tout un devoir. Nous autres sorcières avons le devoir de protéger le Grand Chêne, c'est de lui qu'est née notre magie, c'est par lui et grâce à lui que nous avons accès au monde de la terre et au monde céleste. En vouant notre vie à la magie nous assurons l'équilibre de ces deux mondes, du bien et du mal.

- La balance ne doit jamais peser d'un côté ou de l'autre, elle doit être parfaitement équilibrée, ajoute Brynn.

- C'est une lourde mission, continue sa mère. Car nombreux sont ceux qui veulent s'approprier le pouvoir du Grand Chêne. C'est pourquoi nous ne pouvons laisser de place aux plaisirs d'une vie humaine, comme l'amour, ou les hommes.

- Mais nous avons besoin de l'amour, je proteste.

La mine de Mahé s'assombrit.

- C'est ce que nous pensions jusqu'à ce que Gilda nous prouve le contraire.

- Qui est Gilda ? je demande.

- Gilda était la sœur de mon arrière-grand-mère Sinéad, m'explique Brynn. Elle a refusé les règles que lui avait imposées sa mère. Elle tomba amoureuse d'un homme, lequel lui brisa le cœur. Gilda perdit la tête et sombra dans la démence.

- Jusqu'à réduire en cendre le village de cet homme. Gilda en prenant une vie humaine y a perdu son âme et s'est offerte aux ténèbres.

Mahé me tendit me tendit une jupe brune, un corsage d'un orange délavé et un châle pour que je puisse passer inaperçue dans le village.

- L'amour est une magie que nous ne comprenons pas, elle est trop imprévisible. C'est pour ça que nous ne nous attachons jamais aux hommes.

J'en frissonne, cette histoire triste fait froid dans le dos... Pour une fille qui vient du XXIe siècle tout ça me semble complètement fou ! Une image s'impose à moi : un village en feu, les flammes léchant les maisonnettes dans la nuit noire, projetant des lueurs rouges comme le sang sur une femme au cœur meurtrit, les doigts crépitant comme un feu venu tout droit de l'enfer.

- Je pense que l'illusion fera l'affaire, déclare Mahé après m'avoir aidé à enfiler les vêtements, elle attache négligemment mes boucles brunes et noue un fichu sur ma tête. Brynn, tu iras avec Candice au marché, nous avons besoin d'ail et de bougie. Avant ça apprends-lui à utiliser ses pouvoirs. J'irai avec Loane cueillir du thym. Nous avons intérêt à nous tenir prête. Si Salomon est bien celui qui a volé le miroir c'est qu'il sait que nous avons fait venir une nouvelle sorcière. Il s'en prendra à toi Candice, il faut que tu saches te protéger. Grand-mère pense qu'il va tenter de nous voler le Grimoire... Restons sur nos gardes.

Je hoche la tête de la façon la plus convaincante que je connaisse, mais au fond de moi je tremble. Je dois bien le reconnaître le fait de ne pas savoir ce qui m'attend m'effraie... Une fois que Mahé referme la porte dans son dos je lâche un long soupir, comme si j'expulsais avec lui toute la fatigue liée à cette foutue histoire sans queue ni tête.

- Qu'y a-t-il ? s'enquit Brynn.

- C'est ridicule. Comment est-ce que je peux avoir la moindre chance contre ce maudit Salomon alors que je ne suis pas une sorcière ?

- Candice...

La jeune fille se lève et vient prendre mes mains dans les siennes, comme pour me réconforter.

- Je sais que tout ça peut te paraître étrange...

- C'est complètement fou, oui !

- Je sais, je le comprends et ça l'est pour nous comme pour toi. Mais tu es ici, par la force du destin ou quelque chose qui m'échappe c'est toi qui as répondu à notre appel, c'est toi qu'on nous a envoyé pour nous aider... Es-tu sûre que dans ta famille il n'y a aucune magie ?

- Sûre et certaine !

- Pas de spiritisme ? De druides ? Médiums ?... Sorcières ?

- Non ! Rien de tout ça ! J'en suis convaincue !... Enfin je crois ? Oh et merde ! m'exclamé-je en plongeant mon visage dans mes mains. Depuis que je suis ici je ne suis plus sûre de rien...

Tout à coup une hypothèse me vient. Un peu folle certes, mais après tout au point où j'en suis...

- Brynn, tu m'as bien dit que tu reconnaissais les pouvoirs de ta sœur en moi ?

- Euh... Oui c'est exact.

- Est-ce qu'il est possible de transmettre ses pouvoirs... ? me hasardé-je.

Brynn écarquille les yeux, son visage s'illumine et sa bouche forme un « oh » de surprise.

- C'est bien possible. Personne ne l'a encore jamais fait mais je crois bien qu'avec un niveau de magie avancé et une bonne formule... Ce qui voudrait dire que Bathsheba t'a transmis ses pouvoirs ! Candice je le savais ! s'écrie-t-elle en serrant mes mains dans les siennes ravie. La magie des Campbell vit en toi ! Tu vas pouvoir nous aider à tenir à distance Salomon mais aussi à accomplir le Samain comme il se doit ! Je le savais je l'avais vu !

Son enthousiasme me surprend. Je hausse un sourcil, « vu » ? Comment ça « vu » ?

- Vu ?

- Je peux voir l'avenir, m'explique Brynn avec un sourire. J'ai vu une jeune femme se battre à nos côtés, aussi puissante que ma propre sœur ! Tu tuais l'apprenti de Salomon !

Stop ! Une minute on rembobine ! Se batte ? Tuer ? Hors de question je n'ai pas signé pour ça !

- Euh... Tuer tu en es bien sûre... ?

- Oui ! Bon, mes visions me montrent une possibilité de l'avenir, ce dernier peut-être changeant enfin peu importe ! Donc, laisse-moi t'expliquer, tu possèdes le don de télékinésie.

- Oui, d'accord... Mais, euh, qu'est-ce que c'est ?

- Tu peux déplacer les objets rien que par le pouvoir de la pensée.

- Oh, dis-je. Comme arrêter une fourche en plein vol avant qu'elle me transperce le crâne ?

Brynn éclate de rire.

- Oui ! C'est ça !

- Comment je fais ça ?

- Ton pouvoir s'est manifesté lorsque tu te sentais en danger. Chez ma sœur il s'est manifesté alors que ma mère était enceinte.

- Brrr... marmonné-je en imaginant le choc de voir les objets bouger au rythme d'un marmot dans son ventre.

- Bathsheba était très à l'aise avec sa magie, c'était une sorcière incroyable, née pour diriger le clan...

La voix de Brynn se brise soudainement, un sanglot la secoue, l'obligeant à baisser ses superbes yeux gris sur le plancher poussiéreux. Attendrie par la jeune fille je ne peux m'empêcher de la prendre dans mes bras.

- Ne t'inquiète pas Brynn. Nous arrêterons Salomon, nous accomplirons le Samain et ta sœur pourra passer de l'autre côté et reposer en paix. Je te promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour ça.

Nous demeurons un instant ainsi, jusqu'à ce que Brynn sèche ses larmes. Elle se détache de moi et m'observe avec fermeté, les mains sur mes épaules et je sens que les choses sérieuses commencent.

- Bien, dit-elle. Au travail !

Je ne compte plus les longues minutes qui s'écoulent, je ne sais pas combien de temps passe, 45 minutes, une heure, une heure et demi ? Peut-être deux ?

Je transpire et respire avec difficulté, agacée par mes échecs et mes réussites trop peu nombreuses, bon sang si seulement c'était aussi simple que jouer à un jeu vidéo ! Je ne comprends pas comment maîtriser un tel pouvoir, c'est tellement hasardeux ! Je n'y arriverai jamais ! Je ne suis pas née pour ça !

- Allez Candice ! m'encourage Brynn. Tu peux y arriver il faut que tu te concentres !

Allez Candice, allez Candice... Oui sauf que Candice n'est pas sorcière et ça fait tout juste quelques heures qu'elle s'est retrouvée avec ce cadeau empoisonné !

- C'est comme ça que Bathsheba s'entraînait...

- Oui mais je ne suis pas Bathsheba, la coupé-je irritée. Ta sœur était une sorcière, moi je ne suis qu'une humaine ! Une simple petite humaine... Enfin une humaine... Je ne sais même plus ce que je suis...

Brynn se ratatine sur elle-même, comme un chiot qui vient de se faire gronder, je regrette immédiatement mon ton trop cassant. Elle n'y est pour rien après tout, ce n'est pas personnellement de sa faute si je suis ici avec cette... chose qui me permet de déplacer les choses à distance.

- Excuse-moi... dis-je penaude. C'est que tout ça c'est tellement nouveau pour moi... Je suis complètement perdue... Ta grand-mère a raison, je ne serai qu'un boulet pour vous...

Je m'assieds à même le sol poussiéreux, lasse et désemparée à l'idée de n'être rien de plus qu'un poids.

- Ce n'est rien Candice... Je comprends... me rassure Brynn en venant s'accroupir à côté de moi, passant une main amicale dans mon dos. C'est de ma faute, je suis tellement certaine que ma sœur t'a transmis ses pouvoirs que je veux à tout prix la retrouver en toi... J'oublie que tu es humaine avant tout.

- Si je ne parviens pas à maîtriser ces pouvoirs alors tout est perdu...

Le silence qui tombe dans la pièce est éloquent, il est aussi lourd que l'échec qui nous attend. Tout à coup Brynn relève la tête, une lueur étrange brillant dans son regard bleu. Elle se retrouve sur ses pieds en quelques secondes, je la regarde ébahie par ce regain d'énergie inattendu.

- Relève-toi, j'ai une idée. (Je m'exécute sans la faire attendre, contaminée par cette énergie nouvelle, curieuse d'entendre ce qu'elle va me proposer.) Mon arrière-grand-mère a le don de télékinésie aussi, je me souviens qu'elle nous avait expliqué que plus jeune elle n'arrivait pas à apprivoiser son pouvoir. Pour y parvenir elle a utilisé une technique pourtant très simple ! Que je suis stupide ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt !

- Brynn ! Explique-moi !

- Hum oui ! Donc... Il faudrait que tu essaies de visualiser ton pouvoir. Imagine-le, donne-lui une forme, celle d'une main, un mur, une vague... Une couleur aussi ? Le plus de détail possible qui te permettraient de le voir.

Je hausse un sourcil, dubitative.

- Brynn je ne suis pas sûre que...

- On va essayer. Fais bouger ce tabouret. Je veux le voir en lévitation.

- Brynn je n'arrive même pas à faire bouger un balais et tu veux que...

- Fais-moi confiance Candice, essaie.

Je pince les lèvres, l'enthousiasme de Brynn est touchant mais j'ai bien peur qu'elle ne place beaucoup trop d'espoirs en moi. Je viens néanmoins me placer face à ce maudit tabouret, levant ma main devant moi, puisant dans mes retranchements afin d'y trouver ma concentration, je tente d'imaginer à quoi pourrait ressembler mon pouvoir. Pour plus de facilité je ferme les yeux, faisant abstraction de Brynn, du tabouret et du monde qui m'entoure, j'imagine un souffle, une bourraque de vent, légère et puissante, je l'imagine sortir directement de mes doigts pour enrouler le tabouret et le projeter dans les airs.

- C'est ton pouvoir dorénavant. Il est tien, me souffle la voix.

C'est mon pouvoir. Vraiment ?

- Candice...

Lorsque j'ouvre les yeux je suis stupéfaite par ce que je vois : ce maudit tabouret flotte dans les airs, sous mon nez. Ce tabouret de malheur est en train de léviter juste en face de moi bordel !

Cette constatation rocambolesque suffit à faire voler en éclat le fragile filet de ma concentration, je perds le contrôle et le tabouret vient se fracasser sur le plancher me faisant faire un bond au passage.

Brynn et moi nous dévisageons, bouche bée.

- Bon, dit-elle. Rappelle-moi de te tenir loin des urnes ce soir !

Candice apprend petit à petit à maîtriser ses pouvoirs, y parviendra-t-elle lors du moment fatidique ?