16- Filature

L'esprit encore embrumé par le souvenir de son professeur, Héloïse dégustait ses tapas en silence.

A peine rentrée de la fac qu'elle s'était précipitée à l'étage pour se rendre compte de l'état de Marco. Sa main enfonçait déjà la poignée vers le bas lorsque des éclats de voix lui était parvenus. Elle avait suspendu son geste et prêté l'oreille. Jack s'exprimait en espagnol, et elle distingua quelques mots impérieux comme « Héloïse », « Nous », « cette nuit » et « sortir ».

Depuis, elle ruminait en silence ces informations, troublée par les efforts déployés par chacun pour lui cacher le projet des deux frères.

« Vous faites quelque chose ce soir?» avait elle demandé en fixant Jack avec intensité.

Ils avaient tous répondu par la négative, Kathy et Antoine en fuyant son regard inquisiteur tandis que Jack et Gabriel demeurèrent d'un calme impressionnant.

Elle feignait l'indifférence, mais Heloise avait pris sa décision; elle allait les suivre, persuadée que leur destination lui révélerait leur secret.

Jack ne la lâcha pas du regard de tout le repas. Ses yeux gris l'analysèrent avec une suspicion qui alarma la jeune femme. Mais elle se força à ne rien laisser paraître de sa filature à venir, et prétextant un mal de crâne, elle quitta la table avant le dessert.

Les minutes s'écoulèrent aussi lentement que l'allure d'un escargot, et elle se morfondait dans un fauteuil, trop angoissée pour faire autre chose qu'attendre.

La première heure passa, puis la deuxième, et la troisième.

Heloise pivota son poignet vers elle pour s'offrir une vue sur le cadran de sa montre ivoire.

23h.

Les garçons n'allaient sûrement pas tarder. Comme un écho à sa pensée, plusieurs craquements sinistres troublèrent le silence. La jeune femme bondit sur ses pieds, prête à atteindre la porte.

Pourtant, ces crissements dépassèrent l'escalier pour se diriger vers sa chambre. De plus en plus près...

La jeune femme comprit qu'on voulait vérifier son sommeil. Et cette précaution ne faisait que renforcer son idée première.

Les pas se stoppèrent devant la porte du petit salon.

Ignorant les coups affolés de son cœur contre sa cage thoracique, Héloïse bondit le plus silencieusement possible sous sa couette sans prendre la peine d'ôter ses chaussures et éteignit la lumière.

Une seconde s'écoula avant qu'une fine silhouette ne s'insinue dans sa chambre sur la pointe des pieds; la jeune femme reconnut Kathy.

Sa belle mère observa quelques secondes Heloise, et, assurée de son sommeil profond, quitta la pièce sans un bruit.

La jeune femme laissa couler quelques minutes pour être sûr d'être totalement seule, et sauta à bas de son lit.

Habillée de la tête au pied,  elle se posta à l'embrasure de sa porte et prêta l'oreille, en alerte.

L'attente ne s'éternisa pas, et bientôt de nouveaux craquements retentirent. Deux ombres imposantes se découpèrent dans l'obscurité de l'étage et s'engagèrent dans l'escalier, discrètes et silencieuses.

Prenant garde à dissimuler sa présence, Héloïse effectua le chemin sur la pointe des pieds, se mordant les lèvres à chaque obstacle, terrifiée à l'idée qu'on ne la découvre.

Les marches passées, elle s'engagea dans le hall et entreprit d'ouvrir la porte; les garçons disparaissaient déjà sur les trottoirs terreux.

Ses doigts glissaient sous le coup de l'angoisse. Elle ferma les yeux, inspira un bon coup et tourna la poignée.

Un vent chaud soufflait en brise légère, et elle regretta son lit bien douillet. Heloise s'empressa de fermer la porte derrière elle et leva ses yeux hagards vers l'extrémité de la rue. Les battements de son cœur s'accentuèrent et un frisson d'inquiétude la parcourut; s'ils se déplaçaient en voiture, elle n'avait plus qu'à rentrer.

Un soupir de soulagement lui échappa lorsqu'elle les aperçut, bifurquant au coin d'une maison angulaire.

Bénissant ses baskets confortables, Héloïse piqua un sprint jusqu'au coin de la rue. Elle se plaqua contre les briques froides, et tourna la tête d'un mouvement bref. Jack et Gabriel se pressaient, et leur pas puissant et allongé témoignait d'une certaine hâte.

La marche s'éternisa. Plus d'une fois ils tournèrent la tête, et les mains de la jeune femmes s'humidifiaient sous l'émotion.

Malgré quelques petites alertes, le trajet se déroulait sans encombre.

Depuis une bonne dizaine de minutes, ils progressaient dans un milieu beaucoup plus pauvre et beaucoup moins sûrs. Les masures aux plafonds parfois troués se composaient de bois ou de plâtre. Leur taille plutôt modeste ne formait pas une parfaite enfilade uniforme comme dans le quartier d'Heloise, mais plutôt une alternance de maisons tantôt immenses, tantôt minuscules. Des échelles de fortunes trainaient un peu partout, comme des fils suspendus d'une maison à l'autre pour faire sécher le linge.

Contrairement au calme citadin qui baignait les alentours de sa maison, Héloïse percevait une multitude de rires, de pas, de verres qui s'entrechoquent et de musiques latines.

La lumière colorée annulait la tristesse de la misère qui régnait dans les rues, et les teintes chatoyantes rendaient l'ambiance festive. Le monde se pressait sur le pas de la maison, attablé autour d'une chope de bière et abattant les cartes avec un entrain endiablé.

Mais au travers de l'atmosphère conviviale filtrait l'aura du danger, partout présente. Les hommes ne se déplaçaient pas sans leur couteau pendant à la ceinture, et pour certains un revolver dissimulé la poche arrière . Les échanges de regard trahissaient la peur, comme si chacun assurait ses arrières en permanence. Sur les tables de jeu, aux côtés des as et des rois reposaient souvent une traînée de cocaïne savamment étalée dont les joueurs usaient à outrance ainsi qu'une liasse de billets verts.

Certains remarquèrent la jeune fille. Ils la fixaient avec insistance, une lueur lubrique encrée au fond des yeux.

Heloise commençait à sentir des sueurs froides remonter le long de son échine, et le pois de cette attention l'effrayait de plus en plus.

La jeune femme pilla net, respectant la distance de sécurité qu'elle s'imposa dès le début pour ne pas se faire repérer; un homme qui arrivait en sens inverse que les deux frères leva la tête, les dévisagea quelques secondes avant de s'effacer, leur laissant tout le chemin libre.

Heloise fronça ses arcades sourcilières; la courtoisie dans les favélas n'existait pas.

A son tour, elle frôla l'homme. L'effluve nauséabonde de le transpiration s'échappait de son corps imposant, et soudain, la jeune femme comprit. Ce n'était pas la courtoisie qui l'avait poussé à leur céder le passage; c'était la peur.

De plus en plus inquiète de ce qu'elle s'apprêtait à découvrir, Héloïse ne rebroussa pourtant pas chemin, se forçant à progresser au milieu de toute cette agitation angoissante.

L'homme ne fut pas le seul à manifester cet étrange respect envers les deux frères, et plusieurs autres signalèrent leur malaise, leur peur ou leur inexplicable sentiment d'infériorité par des salutations respectueuses, des cédés le passage ou des airs effrayés.

A présent, Jack et Gabriel pénétraient dans une maison plus grande et moins abimée que les autres, gardée par deux montagnes de muscles. Ils disparurent.

Ses mains se tordaient dans tous les sens, indécises. Devait elle les suivre? Devait elle les attendre ici?

Mais le souvenir du pénible chemin parcourut lui remit en mémoire le but qu'elle poursuivait; démasquer leurs petits complots. Son instinct lui soufflait la marche à suive, et ignorant sa raison qui vociférait, elle atteint la porte d'entrée.

Les deux cerbères la dévisagèrent avec un air lubrique, plissant leurs petits yeux de hyène pour mieux la détailler.

- Eh regard qui s'ramene! La sainte vierge en personne! Lança le plus grand à son voisin, goguenard.

- Dégage de la, c'est pas un endroit pour les gamines. Reprit le deuxième plus sérieusement.

Son compagnon la désigna du menton et lâcha avec intérêt;

- Attend Antonio! Regarde la deux secondes, elle est pas mal roulée la gamine.

Le dénommé Antonio la scruta comme s'il s'apprêtait à la dévorer.

- Tiens c'est vrai ça! Hé sainte vierge, tu veux pas un peu de compagnie? Je te ferai ta fête mon cœur, tu seras pas déçue!

Sa gorge se serra et tous ses moyens se dispersèrent au quatre coins du monde. Sidérée devant tant de grossièreté et cette proposition explicite, Héloïse menaçait de perdre l'usage de la parole.

Mais elle se ressaisit en songeant à sa mission, et carrant les épaules pour ne pas se laisser intimider, elle écouta un étrange pressentiment;

- Je viens pour Jack.

Les deux abrutis se figèrent, échangeant un regard empli de sous entendus.

- Qui nous dit que tu dis vrai, sainte vierge? T'as vu ta déguène?

Heloise avait donc touché dans le mille; Jack exerçait sur eux tous une domination inexplicable.

La jeune femme leva le menton avec fierté, et, se rengorgeant, prit un air hautain;

- Imaginez un peu la colère de Jack s'il savait que deux imbéciles tels que vous l'empêchaient de toucher à... elle hésita un instant avant de prononcer avec une mine dégoûtée, ses affaires.

A voire leur tête terrifiée, ils imaginaient très bien.

Antonio lui ouvrit la porte, déclarant d'un air sombre;

- On ne touche pas aux affaires de Jack.

Un puissant bouquet de senteurs explosa à son nez délicat. Un relent de sueur fraîche et d'alcool qui coule à flot se mêlait aux parfums entêtants dont se parent les dames.

Heloise progressait entre les tables et les chaises d'un immense hall d'entrée, toutes accaparées par des groupes d'hommes et de femmes qui vociféraient, gloussaient et consommaient alcool ou drogue dans le désordre général.

Les rires gras de la gente masculine se mêlaient aux gloussements de plusieurs filles très jeunes et très peu vêtues, le plus souvent assises sur les genoux de l'un d'être eux.

Tout respirait la débauche.

Heloise slalomait tant bien que mal entre les hommes ivres dont quelques un la sifflèrent à son passage alors que d'autres, trop imbibés de whisky pour reconnaître sa présence, ne lui portèrent pas la moindre attention.

Elle s'arrêta au milieu de la salle, cherchant du regard ses demis frères. Mais ils n'étaient nul part.

Son regard apeuré se reporta sur un escalier discret positionné au fond de l'immense pièce, personne n'y montait ou n'y descendait.

Heloise en gravit les marchés, se faisant violence pour ne pas fuir en courant.

A mesure qu'elle progressait dans son ascension, le tumulte s'effaçait petit à petit pour céder sa place à un silence assourdissant.

La jeune femme gagna l'étage supérieure et se confronta à un spacieux salon plus luxueux que la pièce du bas et mieux meublé. Au fond, trois portes et un couloir.

Sur la pointe des pieds, Héloïse colla son oreille sur la première porte; silence radio.

Elle réitéra l'opération sur celle de droite, et se raidit; des éclats de voix lui parvenaient distinctement. Elle jubila lorsqu'elle comprit qu'il s'agissait d'anglais.

- Arrête de discuter. On fera comme j'ai dit, point.

- Mais Jack c'est beaucoup trop dangereux! Lancer une nouvelle attaque nous exposerait trop!

Heloise serra les points et sentit le temps de suspendre.

- Bordel en s'en fou! Tu sais combien on est puissant, les Brotherhead n'ont aucune chance et ça fait bien trop longtemps qu'ils se foutent de notre gueule! Ils ont tiré sur Marco putain! Je ne peut pas laisser passer ça. Un ange passa avant qu'il ne reprenne; On attaquera ce soir, à une heure pour les prendre pas surprise. Et pas de quartiers.

Sa voix ferme et grave ne souffrait aucune réplique.

Au bout de ce qui parut à Heloise un temps infini, la seconde personne grogna à Jack un;

- Oui chef.

Comme possédée par un instinct précaire, Héloïse se retourna d'un bond.

Un type baraqué à la mine renfrognée la tenait en joue, son terrifiant revolver braqué sur elle.

- On ne bouge plus petite.

Lentement, luttant contre son horreur naissant, la jeune femme leva les bras en l'air.

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