15- Au pied du mur


- Tu n'es vraiment bonne à rien... Combien de fois devrais je te répéter que ce n'est pas la bonne prononciation? Recommence.

Depuis une demie heure, Héloïse répétait, répétait et répétait encore la même phrase jusqu'à s'en arracher la langue. Son professeur trouvait toujours un défaut dans  sa manière de le dire et se montrait d'une dureté sans égale.

- Je voudrai un verre d'eau.

- Non. Je t'ai déjà dit que « verre » devait être plus accentué! Recommence.

La sentence prononcée, Héloïse s'accouda avec nonchalance à la table et répéta en soupirant.

- Ôte immédiatement ton bras de ce bureau, et que je ne te prenne plus a soupirer de la sorte. Recommence.

Dès son entrée dans la pièce qui leur servait de salle de cours, il s'était montré désagréable. Il l'avait dévisagée froidement, ne lui avait adressé la parole que sous forme d'ordres glacials, et l'avait gratifiée d'une bonne dizaine d' « incapable» bien sentis. Jamais elle ne l'avait vu aussi déterminé à lui en faire baver. Il semblait presque... fâché.

- Recommence.

De ce même ton en apparence calme et mesuré mais croulant sous une froideur presque menaçante, il retirera l'ordre, et Héloïse répéta encore une fois son éternel refrain.

Sa gorge sèche la faisait souffrir, et une terrible migraine la menaçait. Elle savait qu'il valait mieux ne pas le mettre d'avantage en colère, et s'était jusqu'à la abstenue de la moindre remarque. Mais lorsque Monsieur Lopezis prononça son glacial « Recommence » pour la cent quatre-vingt-dixième fois, elle n'y teint plus;

- Pourquoi faites vous cela?

Son ton hésitant trahissait que l'espagnol n'était pas sa langue natale.

Aussitôt, son professeur riva sur elle un regard indéchiffrable.

- Tais toi si tu ne veux pas que je m'énerve.

Il repassa en français, signalant un danger imminent.

- Non. Je ne comprend pas pourquoi vous vous acharnez à me faire répéter la même phrase que je connais désormais par cœur et que je prononce bien, quoique vous en disiez.

Elle se leva au beau milieu de son discours pour mieux se confronter à lui.

Le visage du professeur resta impassible, rivant sur elle l'océan profond de ses yeux. Il virait à un bleu étrange, plus foncé, et toutes traces d'azur avaient disparu.

Heloise se sentit faiblir sous la colère que contenait son regard, mais elle ne flancha pas, attendant avec anxiété une quelconque réponse.

Monsieur Lopezis s'avança d'un pas, et l'étudiante recula instinctivement. Il en esquissa un second, puis un troisième, jusqu'à ce qu'Heloise se retrouve accolée au mur, prisonnière de l'abysse bleue de ses iris.

D'apparence calme, la jeune femme le connaissait suffisamment pour deviner la colère qui se cachait sous ses traits indéchiffrables. Sa mâchoire contractée et la couleur de ses yeux témoignaient d'une noirceur qui ne promettait rien de bon.

Son professeur s'arrêta à quelques centimètres d'elle, et Heloise maudissait cet ascendant qu'il exerçait sur sa personne et qui l'empêchait de réagir.

Ils restèrent ainsi une bonne trentaine de secondes, les regards encrés l'un dans l'autre. Et puis sans raison apparente, il se détourna. Monsieur Lopezis rejoignit son bureau à grandes enjambées.

- Recommence. Intima t il le dos tourné  à Héloïse. Sa voix était légèrement plus rauque qu'à l'ordinaire, mais Heloise ne le remarqua pas.

La jeune femme fusilla son large dos du regard. S'il pensait pouvoir éviter le sujet et lui faire répéter cette phrase absurde une fois de plus, il avait tout faux.

- Je vous ai posé une question. Pourquoi ne me répondez vous pas?

Tout ce passa à une vitesse fulgurante. Son professeur se retourna d'un coup, la rejoignit en trois secondes à peine, et leva le poing.

Terrorisée, Héloïse ferma les yeux, se protégea de ses bras et fronça son petit nez, prête à recevoir l'uppercut en plein visage.

Mais le coup ne vint pas, et lorsque la jeune femme souleva ses paupières, le poing de l'homme était enfoncé dans le mur, à quelques millimètres de ses cheveux.

- Je ne crois pas que tu sois en position de me demander quoi que ce soit.

Sa voix, plus grave que d'habitude, revêtait l'habit du calme avant la tempête.

Malgré sa peur évidante, Héloïse tenta de réunir le peu de fierté qu'il lui restait.

- Je ne comprend pas ou vous voulez en venir.

Sa provocation sonnait très courageuse, ou alors très bête.

En effet, se fut le mot de trop. Son professeur, qui se contenait déjà avec difficulté, envoya son deuxième point dans le mur d'en face, encerclant la jeune femme qui se plaqua à nouveau contre la paroi.

Quelques millimètres séparaient leur deux visages, et Héloïse eut tout le loisir de détailler ses traits si nobles, mais si menaçants. Fermés sous le coup de la fureur, ses yeux la clouaient sur place, et l'océan de ses prunelles tempêtait sur des flots presque noirs. Sa mâchoire, contractée a l'extrême, lui octroyait une beauté sauvage et dominatrice. Seuls ses cheveux dorés ne portaient aucune trace de sa colère, et aurait put le faire passer pour une sorte de dieux. Mais alors un dieu sacrement furieux.

- Tu m'as menti.

Il gronda d'une voix basse, presque animale. Heloise l'entendit à peine, mais aussitôt, son sang se glaça. Il avait découvert son mensonge de la veille. Mais même maintenant, elle ne comprenait pas la raison d'autant de rage.

Heloise baissa les yeux devant l'intensité de son regard. Mal lui en prit, car sa peur redoubla lorsqu'elle devina les muscles bandés sous sa chemise.

*********

Il s'était emporté avec tant de violence qu'il s'étonna lui même. Pourquoi une colère si forte pour un simple mensonge? Il l'ignorait. Pourtant le simple fait que son élève lui ai menti le mettait dans tout ses états.

Il la tenait prisonnière de sa force, et son corps se penchait au dessus d'elle, la surplombant de toute sa hauteur. Il pouvait clairement lire la peur dans son regard qui soutenait le sien depuis déjà une bonne minute. Elle le baissa soudainement, sûrement effrayée par la noirceur de ses pupilles.

Même ainsi, elle rayonnait de beauté. Ses boucles blondes encadraient son visage fin, et ses grands yeux de poupée combattaient entre la peur et la fierté. Ses pommettes écarlates trahissaient sa frayeur, mais aussi un trouble sans doute dû à leur trop grande proximité. Et ses lèvres... ses lèvres couleur cerise l'appelaient comme un agneaux appelle un loup. Véritable fruit de la tentation, la fraîcheur qui en émanait le rendait fou. Sans compter le parfum de vanille qui se dégageait toujours de ce superbe corps élancé.

Il ferma brièvement les paupières. Pas question de céder à la tentation.

- Je veux que tu me dises la vérité. Toute la vérité. Sinon...

Elle leva un regard timide vers lui.

- La vérité sur quoi?

Quelle peste! La jeune femme savait parfaitement de quoi il parlait, il en était convaincu. D'un geste primitif, il enserra son menton dans sa main droite et déglutit péniblement. Dieu qu'il en avait envi... mais il fit abstraction de la douce sensation de sa peau halée sur la sienne, si blanche.

- Ne joue pas les idiotes avec moi, ça ne marchera pas. Maintenant, je veux savoir ce qu'il s'est passé ce soir là. Et pas de mensonges, je le saurai tôt au tard.

*****

Heloise paniqua. Sa respiration s'accéléra encore plus que ces dernières minutes, ses pupilles se dilatèrent de surprise et la moiteur envahie ses mains plaquées au mur.

Il savait. Il avait deviné le mensonge.

Mal à l'aise, elle chercha à fuir le regard trop insistant mais son menton restait prisonnier de sa poigne de fer, et elle dut plonger ses iris noisettes dans l'océan de ses yeux.

- Dis moi.

Devant l'ordre caverneux de son professeur, elle n'eut d'autres choix que d'ouvrir la bouche et d'improviser une explication.

- D'accord, d'accord. Je vous ai menti. Je ne suis pas rentrée avec mon ami ce soir la. Je suis rentrée avec mon demi frère, vous n'avez qu'à lui demander.

Monsieur Lopezis scruta son expression, cherchant à deviner sa sincérité. Au regard fuyant de son élève, il comprit que ce n'était pas tout.

- Heloise...

La jeune femme frissonna à la tonalité suave qu'il donna à son prénom. Ses doigts d'une longueur infinie enserraient toujours la peau si douce de sa mâchoire longiligne, et malgré le soin qu'elle portait à dévier ses prunelles noisettes de l'homme qui la maintenait prisonnière, elle percevait parfaitement toute l'exigence de sa requête.

- Je ne crois pas que tu m'es tout dit.

Elle serra les dents. Il se rapprocha tant d'elle qu'il lui était maintenant impossible de poser les yeux autre part que sur lui. Elle choisit donc de fixer ses larges épaules en silence.

- Je vous ai dit la véritable raison de mon oubli de la dernière fois. Je n'avais pas mes affaires de cours chez mon demi frère. Relâchez moi maintenant.

Son professeur se surpris à sourire. Même ainsi elle continuait de lui donner des ordres. Malheureusement pour Heloïse, il voulait savoir. Et tout ce qu'il souhaitait, il l'obtenait.

- Pourquoi es tu partie avec ton demi frère?

Il se maudit intérieurement pour cette expression si rauque que prenait sa voix, enrouée par un désir qu'il n'arrivait plus à contrôler.

Lorsqu'elle se mordit les lèvres avec embarras, il lutta de toutes ses forces pour ne pas céder à la tentation. Et dire qu'il pourrait l'embrasser, la, tout de suite. Elle avait dix-neuf ans après tout, et juridiquement tout était possible.

- Parle!

De rage, il avait décollé sa main gauche du mur pour la passer autour de sa taille et la plaquer d'un coup sec contre lui. De là, il percevait les battements affolés de son cœur et le chatouillement de sa longue chevelure sur sa peau hâlée.

Heloise respirait avec difficulté, callée contre son grès entre un torse en béton et une grande main outrageusement placée au creux de ses reins. Sa tête, relevée vers celle de son professeur, était immobilisée par une poigne inébranlable.  Comme il la dépassait d'une tête et demie, elle se rompait le coup dans cette position dont elle ne pouvait se défaire.
Son regard fixait toujours avec obstination le bord de sa chemise immaculée d'où se dessinait la solidité de ses épaules.

Elle n'avait plus le choix.

- Un garçon... un garçon voulait... il voulait abuser de moi, et Jack est arrivé. Il l'a frappé, lui a dit quelque chose, et ce garçon est parti, mon demi frère m'a ensuite emmené chez lui.

Au souvenir de cet événement cauchemardesque, son cœur se serra et ses paumes devinrent encore plus moites. Car cet instant n'était pas seulement le souvenir de ce détestable  personnage, c'était aussi celui de James.

Timidement, elle leva son regard perdu dans celui de l'homme, s'attendant à y déceler de la pitié ou du mépris.

Elle n'y rencontra qu'une couleur foncée, aux nuances bleues presqu'éteintes, terrassées par une noirceur dangereuse et... folle de colère. La froideur habituelle se mua en hiver glacial.

- Qui?

Son grognement bestial arracha un frisson de terreur à Heloise. Elle se reprit aussitôt. Elle ne devait pas avoir peur de lui. Pourtant, rien n'était moins difficile lorsqu'elle se tenait entre ses bras, totalement à sa merci.

La jeune femme hésita à livrer le nom de son agresseur. Quelque chose lui souffla qu'il allait payer une deuxième fois très cher pour son méfait.

Le regard sombre de son professeur la dissuada de lui mentir.

- Jackson. Je ne connais pas son nom de famille.

Elle se félicita pour sa voix assurée.

- Vous pouvez me lâcher maintenant?

Elle formula sa requête d'un ton si doux qu'il en fut bouleverser. La petite tigresse rentrait les griffes.

Comme hypnotisé, monsieur Lopezis se rapprocha de ses lèvres d'une lenteur infime. Il lâcha sa mâchoire pour poser sa main dans cette chevelure mordorée qui l'attirait tant. La sensation merveilleuse de cette douceur blonde le grisa plus que de raisons, et il se mit à délicatement caresser les boucles ferriques.

Heloise, figée par ce regard qui se réchauffait petit à petit et ce contact si agréable de cette grande main hâlée sur elle, n'esquisse aucun mouvement, observant cet homme de six ans son aîné briser la dernière barrière qui les séparait. Elle posa ses iris noisettes sur ses lèvres à lui, si pleines et si attirantes, et se surpris à le désirer. Rouge d'embarras, ses joies s'enflammèrent.

Le professeur n'avait plus que l'espace d'un pouce à franchir pour accéder à l'objet de ses rêves. Elle en avait aussi envi, il le devinait aisément. Cet amateur de femme avait appris depuis longtemps à repérer le désir montant chez ses compagnes.

Soudain, il pris conscience de ce corps sublime, si fragile et mince qui se tenait entre ses bras.

Non, il ne pouvait abuser d'elle de cette manière. Ce n'était pas comme cela qu'il voulait l'avoir.

Il voulait son cœur, pas son corps.

D'un geste vif, il embrassa son front et détacha aussitôt ses lèvres de sa peau soyeuse, de peur de perdre le peu de contrôle qui lui restait.

- Au-revoir Heloise.

Il partit sans se retourner.

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