Chapitre XXIII

Gloria et son époux reviennent dans le vaste séjour, les bras chargés de petits plats en tout genre. Leur présence m'offre une trêve dont j'ai bien puisqu'en les voyant, Clemence cesse enfin d'enlacer Harry.
Ce dernier guette mon regard, à la recherche d'une réaction de ma part, mais je me trouve dans un tel état de colère qu'aucune émotion ne peut être lue sur mon visage, celui-ci s'est complètement fermé à l'instant où j'ai compris la nature des relations entre Clemence et les frères Crayton.

Je me force à jouer la comédie, après tout, c'est Hector et sa femme qui ont souhaité me convier à diner, et je me dois d'être souriante en retour, et respectueuse.


J'ai l'impression que la tension est électrique dans la pièce. Je suis véritablement à bout de nerf. Son sourire impeccable toujours plaqué sur les lèvres, Gloria nous invite tous à prendre place autour de la table sur laquelle se trouvent des mets tous plus colorés et appétissants les uns que les autres. Les odeurs qui en émanent chatouillent délicieusement les narines, c'est comme un voyage au pays de la gourmandise.

À chaque bord plus étroit de la table rectangulaire se trouve un des époux Crayton. Clemence prend place en face de Matthew, près de Harry tandis que je me trouve proche de l'angle de Gloria, mais collée par Matthew. Je suis également en face d'Harry dont Clémence n'a de cesse de lui lancer des regards enamourés. Je vais péter un plomb, et c'est à ma main qu'elle va lancer ces regards si elle continue sur cette voie.

Si un jour quelqu'un m'avait dit que je partagerai un diner avec la détestable Clemence Chesterfield, pendue au bras de l'homme avec lequel j'ai eu l'espoir de vivre une relation et après qu'elle ait eu une liaison avec l'homme que je fréquentais également, je ne l'aurais pas cru. Mieux, je lui aurai ris au nez tellement la situation m'aurait semblé surréaliste.
Je ne suis, certes pas toute blanche, mais lorsque j'ai cru avoir une véritable chance avec Harry, il m'était paru alors impossible de voir à nouveau Matthew, notamment en raison du trouble qu'il me causait. L'un comme l'autre, ils se sont joués de moi. Voilà. J'ai voulu jouer avec le feu, et je me suis brûlée. J'ai l'impression de n'avoir été qu'un pion sur l'échiquier.

Alors que je suis perdue dans mes pensées, totalement inconsciente et sonnée du fait des récents évènement, je sens une légère pression sur ma cuisse, ce qui me fait revenir à la réalité. Je baisse lentement les yeux pour comprendre ce dont il s'agit. Matthew vient de poser sa main sur le haut de ma jambe, je m'apprête à la rejeter violemment quand, en relevant la tête dans sa direction, je comprend qu'il ne cherche qu'à savoir si je me sens bien.
Je me pose un instant encore dans ma réflexion. Ce n'est pas le cas, je ne vais pas bien. Et après la scène à laquelle je viens d'assister, il est hors de question qu'il se permette ce genre de familiarité avec moi. Je me saisis finalement fermement de sa main, un bref sourire machiavélique se dessine sur mes lèvres tandis que je balance son battoir contre sa jambe avant de détourner mon regard de lui avec le plus de dédain possible. Il semble stupéfait de mon action, et vraisemblablement, il ne s'attendait pas à ce que je réagisse aussi mal en apprenant sa coucherie avec la vipère. Non mais dis donc, il ne va pas me sortir les violons maintenant, tout de même ?

Même si je n'ai pas faim, je goûte aux plats de Gloria qui sentent somptueusement bons. Les saveurs me font revivre intérieurement des souvenirs heureux.

- C'est un véritable régal, Gloria. La complimenté-je, gentiment.

- Oh, ce n'est pas grand chose tu sais, et puis c'est une recette que ta mère m'a apprise autrefois.

Je me souviens effectivement que Maman me préparait souvent des cocas dans mon enfance, c'est un véritable cordon bleu, mais je ne me serais jamais douté que c'est elle qui a enseigné à l'épouse d'Hector l'art d'exécuter ce plat.

- Serait-ce parce que vos parents se connaissent que vous faites partie du Cabinet aujourd'hui, Eden ?

Le pic que Clemence vient de me lancer est véritablement sournois. Quelle garce ! Je n'ai aucune envie de lui parler de mon enfance, et encore moins de répondre à ses remarques acerbes devant mon patron. Je me demande même comment elle a osé poser cette question en présence de ses supérieurs hiérarchiques. Tous les regards se braquent sur elle, visiblement je ne suis pas à la seule à en être restée couac. Je vois celui de Harry s'assombrir, je n'ose pas me tourner vers Matthew, mais à en juger par la façon dont il s'est mis à serrer sa fourchette, je me doute que le sous-entendu ne lui a également pas plu.

- Voyez-vous, Clemence, Eden ne doit sa présence au sein du Cabinet qu'à son travail, elle n'a pas eu besoin de se rapprocher de mon fils pour y accéder. Lance Hector à l'intention de Clemence avant de faire en sorte de ne pas s'éterniser sur le sujet. Tu veux bien me resservir un peu de vin s'il te plait, chérie ?

L'intervention d'Hector me laisse pantoise. Tout le monde reste interdit d'ailleurs. Il vient de prendre ouvertement ma défense, mais également d'insinuer que Clemence a fait dans la promotion canapé alors que quelques semaines auparavant, c'était elle qui m'accusait de jouer dans cette catégorie d'employée.
À en juger par son air éberlué, elle ne sait quoi répondre, et même si elle l'avait su, elle n'aurait pas osé rétorquer puisque son patron ne voit visiblement pas sa relation avec son fils d'un bon oeil.

Je fixe Clemence dans les yeux, elle comprend désormais qu'elle ne peut plus s'attaquer à moi en sa présence. Que ce sentiment de puissance est grisant ! Cela me donne un avantage considérable sur elle à l'avenir, et elle aussi en a conscience ; elle est devenue livide.

J'ai besoin de connaitre les réponses aux questions qui me taraude, et je profite de l'ouverture qui vient de m'être faite pour pouvoir les obtenir en donnant l'impression de meubler l'absence de conversation.

- Et, depuis quand êtes vous ensemble ? Dis-je en reprenant une cuillère de mousse d'aubergine.

Clemence se fait un malin plaisir de me répondre, elle doit sentir que ce n'est pas une question anodine pour moi.

- Nous sommes ensemble depuis environ deux mois, un peu avant votre arrivée en fait. Enfin, techniquement ce n'est pas tout à fait exact, nous sommes restés un an ensemble, mais nous nous sommes séparés ...

Elle laisse sa phrase en suspend, se saisit de la main d'Harry pour qu'il pose enfin son regard sur elle, et termine de m'achever.

- Pour mieux nous retrouver ! N'est-ce pas, mon lapin ?

Je vais vomir. Cette révélation me fait comprendre que si Harry m'a quitté, c'est simplement parce qu'il était déjà avec Clemence. C'est donc pour cela que Clemence paraissait si inquiète de ce que j'aurais pu faire à Harry durant notre séjour en France. Mais également, c'est la raison de la crise qu'elle lui a faite lorsqu'elle a appris que l'on allait devoir travailler sur le même dossier, qu'on devrait faire un voyage d'affaire ensemble, et que pour cela, elle devrait récupérer mon dossier. Elle s'est sentie mise à l'écart.

En réalité, Harry l'a trompé avec moi, et même si je haïs Clemence au plus profond de mon être, je commence à ressentir de la peine pour elle qui est finalement naïve. Je me vois comme la méchante de l'histoire pour la première fois ... J'ai toujours profondément détesté le genre de femme que je suis devenue, à mon insu. Mais sa liaison avec Matthew me revient en mémoire, et la peine que je ressentais pour elle quelques secondes auparavant n'est plus que mépris.

- Et quand est-ce que vous avez fait la connaissance de son frère ?

J'ai pris soin d'accentuer le mot « connaissance » pour qu'elle comprenne bien ce dont je veux parler. Je sens le principal intéressé se raidir d'avantage à côté de moi. Il semble lui aussi comprendre là où je veux en venir, mais je veux obtenir une douce vengeance.

- La semaine dernière, lors du repas du mercredi. Puisque Harry était en France avec vous, nous avons appris à nous connaitre l'un l'autre.

La tension s'élève encore d'un cran. La tournure de phrase qu'a utilisé Clemence ainsi que le petit sourire malicieux qu'elle adresse à Matthew suffit pour que tout le monde dans la pièce saisisse ce qu'elle insinue et Harry dévisage méchamment son frère. Je voulais obtenir vengeance, et Clemence a elle même ouvert la boite de pandore.

- Hum, hum, Hector, veux-tu me donner un coup de main en cuisine ?

Ce dernier, décontenancé, suit sa femme mécaniquement qui a très bien saisi qu'il fallait nous laisser un instant, seuls. Une fois que les deux époux sont dans l'incapacité d'entendre un traitre mot, Harry se lance, tenant néanmoins de garder son calme, ou la face.

- Matthew, avec combien de personnes ici présentes as-tu eu un rapport sexuel ?

- "Rapport sexuel", tu ne peux pas dire "avec qui tu as couché", comme tout le monde ?

Voyant l'absence de plaisanterie sur le visage de son frère, Matthew se reprend, sans hésiter un seul instant.

- Une seule.

- Qui ?

Son ton se fait de plus en plus impatient et agacé. Matthew s'enfonce dans son siège, posant son bras le long de mon dossier et en écartant les jambes de manière à être installé plus confortablement, avant de répondre avec condescendance.

- Pas celle que j'aurais voulu, malheureusement.

- Comment peux-tu dire une chose pareille ? Tu n'es qu'un salaud ! S'insurge Clémence en frappant du poing sur la table, visiblement touchée dans son estime.

Un bref instant, je peux lire du soulagement dans les yeux de Harry, mais c'est réellement très bref.

- Comment as-tu pu me faire une chose pareille, Clémence ? Avec mon frère qui plus est ! S'emporte alors Harry.

Elle est médusée et demeure muette devant la violente colère de ce démon blond. Matthew en profite pour passer un bras autour de ma taille, cherchant à m'attirer vers lui, ce à quoi je tente en vain de m'opposer.

- C'est tout de même l'hôpital qui se fout de la charité, petit frère. N'es-tu pas d'accord ?

Clémence me fusille du regard. Je n'ai pas envie de m'interposer dans cette querelle, mais si elle s'en prend à moi, je n'hésiterai pas un seul instant.

- Je t'interdis de poser un doigt sur elle, tu n'es pas l'homme qui lui faut. Grogne Harry, le visage sombre et froid.

- Parce que toi oui peut-être ?! Je suis totalement hors de moi, si bien que je ne me suis pas aperçue que ces mots lancés avec violence, émanent de moi.

Matthew semble satisfait à côté de moi, et je ne manque pas de le mettre au parfum.

- Ne ris pas trop, toi ! Tu te faisais passer pour ce que tu n'étais pas, un gentleman, tout en prétextant le contraire, tu étais adorable avec moi alors que tu couchais avec la copine de ton frère. Tu ne vaux pas mieux que lui.

Les deux frères me regardent, abasourdis. Oui, je n'ai pas ma langue dans la poche, il fallait s'y attendre !

- Vous cachiez bien votre jeu. En réalité, tu n'es qu'une trainée ! Crache Clémence, me tutoyant avant de m'insulter.

- Est-ce que tu as vraiment eu l'audace de tenir de tels propos ? Hurlé-je en me levant. Ce n'est pourtant pas moi qui ait obtenu une place en jouant de mes charmes ! Tu n'es qu'une sale vipère qui se prend pour quelqu'un d'important, mais tu n'es personne, Clémence !

Je la tutoie également pour lui montrer qu'elle ne m'est pas supérieure, et elle se lève à son tour pour se mettre à ma hauteur.

- En attendant c'est avec moi que Harry est ! Il ne s'est pas seulement amusé avec moi avant de me jeter comme il l'a fait avec toi !

- Ne dis pas ça, Clémence ! Le stoppe Harry.

Elle écarquille grand les yeux, sa bouche s'est tellement ouverte que sa lèvre inférieure menace de tomber sur la table. Avec qui a-t-il joué au final ? Je me retiens de balancer cette dernière pensée à la figure de Clémence.

- Attention, Harry, le chevalier servant de ces dames arrive ! Il te les faut toutes, frangin ?

- Ferme là, Matthew.

Sans que je ne m'en aperçoive, les deux hommes se sont levés et se jaugent chacun leur tour à une dangereuse proximité compte tenu de la force avec laquelle ils serrent leurs poings. Je peux voir leurs veines de là où je suis. Je prie intérieurement pour que Gloria et Hector ne reviennent pas en ce moment. Clémence s'est rassise, visiblement choquée par le fait qu'Harry ne soit pas de son côté, comme elle prétendait. Et cette révélation qui signifie qu'il n'a pas joué avec moi, avec mes sentiments ... Dit-il la vérité ? J'ai du mal à le croire à nouveau.

- Tu ne l'approches plus, Harry. C'est finit.

- Pour qui tu te prends ?

Pour toute réponse, le poings de Matthew s'écrasent avec fracas contre la mâchoire d'Harry. Sa tête part violemment vers l'arrière, tandis qu'un hurlement de Clémence se fait entendre.
Je suis moi même profondément choquée par la scène qui se déroule en face de moi. Harry titube avant de reprendre ses esprits pour mieux se jeter sur son frère, lui décrochant au passage un coup dans le thorax. Après l'altercation qu'il a eu avec Gavin, je sais qu'il souffre, et le coup de Harry porte directement sur sa blessure. Je vois Matthew se tordre en criant de douleur. Harry en profite pour l'assener de nouveaux coups, alors que Clémence éclate en sanglot.

- Arrêtez ! Hurlé-je.

Je cours dans leur direction, tentant de m'interposer quand je me prends le poing d'Harry dans l'épaule, ce qui le stoppe net.

- Eden ...

Matthew profite de cet incartade pour se remettre à frapper son frère, comme pour le punir de m'avoir touché. Je crie de plus en plus belle, mais ce n'est que la voix de leur mère qui permet d'arrêter le conflit. J'ai tellement honte de me trouver dans cette position devant Hector et Gloria qui m'ont ouvert les bras, m'ont invité à diner chez eux ... Une perle salée roule le long de ma joue lorsque Gloria s'approche de moi.

- Je te remercie d'avoir essayé de les séparer, mais tu n'aurais pas dû, me dit-elle en essuyant ma larme.

Sous l'effet de l'adrénaline, je n'ai pas senti immédiatement la douleur du coup, mais à présent je sens une pointe extrêmement douloureuse dans l'omoplate.

- Pardonnez-moi, je pense que je devrai prendre l'air.

Après avoir lancé un dernier regard de déception aux deux frères, je me dirige vers l'extérieur. Je descends les marches une à une en me tenant à la rambarde de l'escalier, je suis encore sonnée et je ne veux pas prendre le risque de tomber. Je suis vraiment hors de moi, ils se sont moqués de mes sentiments. Je pouvais m'attendre à ça de la part de Matthew qui m'a prévenu dès le début, mais venant d'Harry ...

Je suis profondément déçue par leurs comportements. Je ne peux pas m'empêcher de m'en vouloir, j'ai voulu donner une chance à ces deux hommes. Je suis tombée sous leurs charmes. Ils m'ont trahis. Je marche rapidement dans la pelouse, j'entends des pas dans mon dos, je ne sais pas de qui il s'agit, mais je ne veux pas m'arrêter, ni même me retourner.

J'accélère la cadence à mesure que les larmes me montent aux yeux. Le bord du lac sur lequel nage une canne et ses canetons m'empêche de poursuivre ma course. Je ne cesse de me demander si la solution n'aurait pas été de rester concentrée sur mon travail exclusivement, comme à mon habitude. J'ai écouté Fanny, et voilà dans quelle situation je me trouve. Je suis pathétique !

Je me tourne pour découvrir l'identité de la personne qui me suit.

Matthew.

Il respire rapidement en se rapprochant de moi.

- Tu as raison, je me suis comporté comme un salaud. Tu as joué franc-jeu en me parlant de l'existence d'un autre, et je n'ai pas su te dire ce que j'avais fais. Je m'en excuse.

Je l'écoute prononcer ces douces paroles, mais j'ai peur que ce ne soit qu'un nouveau piège.

- Et comme tu le sais, les gentlemen demandent, les autres se servent quand ils veulent quelque chose, et moi, c'est toi que je veux.

Je sens mon coeur manquer un battement. Il est si beau et son arrogance est si excitante. Il m'attrape violemment par la taille et vient me rapprocher de lui. Je ne peux pas m'échapper, mais en ai-je envie ?

Il approche doucement son visage du mien, et presse fermement ses lèvres contre les miennes. J'ai l'impression que sa vie en dépend. Son baiser se fait plus doux, plus passionné et intense. Je me laisse aller vers lui. J'en ai assez de lutter contre moi-même, contre mes sentiments et mes désirs. Matthew est un salaud mais Harry n'est pas franchement mieux.

Mais qu'est-ce que je suis entrain de faire ? Pourquoi je le laisse m'embrasser ? Je devrais me débattre enfin !
Mes jambes me lâchent et une seule question revient inlassablement, martelant mon esprit : que dois-je faire à présent ?

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