Chapitre XXII
L'atmosphère s'alourdit considérablement devant les nombreux regards teintés d'incompréhension qui vont et viennent entre Matthew et moi. Je ne sais plus vraiment où me mettre et quelle est la place que je dois occuper en ce moment même.
J'ai eu une aventure avec Harry, je fréquente Matthew, alors même que ces deux hommes sont frères, et, de surcroit, les fils de mon patron. Toute ma vie je m'en suis tenue à ma carrière, et lorsqu'une seule fois je veux essayer de voir autre chose que le simple travail, c'est une apocalypse. Voilà la raison pour laquelle je n'ai toujours voulu être qu'une mordue de travail, j'ignore complètement ce que je dois faire dans ces situations, contrairement à Fanny.
Le cours de mes pensées est rapidement interrompu par un rire nerveux résonnant dans l'immense pièce emplie de lumière, et je me rends compte tardivement qu'il s'élève du creux de ma gorge. Les tendres yeux de Gloria se posent sur moi, accompagnés de sa main sur ma cuisse qu'elle vient de poser avec douceur.
- Tout va bien ?
Je dois avoir l'air complètement cinglée. Je reprends doucement mon souffle, si la première chose à faire aurait été de masquer ma gêne, ma réaction anéantit la possibilité de mettre en place cette option. Avant même que je n'ai le temps de répondre, Matthew comble le silence qui me met incroyablement mal à l'aise depuis qu'il s'est installé.
- J'ai rencontré Eden en soirée quand je suis intervenu pour la sauver d'un gars bourré qui lui faisait des avances.
Il a raconté ça de la manière la plus détachée qui soit, en s'affalant dans le fauteuil près du mien. Harry foudroie son frère du regard.
- Oh Matthew ! Je ne te savais pas si ...
- Aimable ? Courtois ? Le coupe net son fils. Maman, je ne suis pas Harry.
Gloria lève les yeux au ciel, visiblement dépassée par le ton condescendant qu'a employé son fils à son égard, et je retiens ma remarque pour moi. Depuis que je le connais, il s'est montré bien plus aimable et courtois qu'Harry.
- J'allais dire que je ne te connaissais pas si rédempteur.
Matthew soulève un sourcil, arborant un air faussement enjoué avant de m'adresser un clin d'oeil tout en me frôlant la main. Ce geste n'est pas passé inaperçu aux yeux d'Harry qui lance un nouveau regard noir à l'intention de son frère, mais sa stratégie a payé, sans plus poser de question, Gloria reprend la direction de la cuisine, suivi de près par Hector.
- C'est donc mon frère, l'autre type ? Me demande t-il si doucement que seule moi peux l'entendre.
Je regarde Matthew avec désespoir. Je baisse les yeux en signe d'affirmation, et le vois hocher lentement la tête en reculant légèrement. Je n'ai aucune envie de me retrouver entre ces deux hommes en cet instant, j'ai l'impression que tout peut éclater en un instant et je dois rapidement trouver un échappatoire.
Alors qu'Harry s'apprête à poser une question qui risque certainement de me mettre dans l'embarras, je m'empresse de me lever pour admirer la vue qu'offre la demeure.
Je ne peux m'empêcher de noter la présence de six couverts dressés sur la table alors que nous ne sommes que cinq. Peut-être que la famille Crayton applique la tradition de « l'assiette du pauvre », mais j'ai tout de même un doute puisqu'il me semble que cela ne se fait qu'à Noël. La fenêtre est ouverte et je laisse l'air encore chaud de la journée m'emporter loin des problèmes qui semblent s'annoncer.
Je m'approche de la rambarde, deux escaliers en granite se séparent près de moi avant de se retrouver plus bas, au pieds d'une immense et luxueuse piscine. Au loin s'étend un parc arboré où est niché un lac naturel aux allures féériques. Si à mon arrivée j'étais sous le charme du caractère de cette demeure et de la manière dont elle a été rénovée, j'ai un véritable coup de coeur à présent.
C'est le style de maison dont je rêvais lorsque j'étais petite, et je suis forcée de reconnaître que j'en rêve toujours. Je me tiens fermement à la barrière, me concentrant sur le magnifique paysage qui s'offre à moi pour oublier tous les problèmes que j'ai pu amasser depuis mon arrivée à New-York, et surtout au Cabinet H&H Crayton.
Cette nouvelle vie a eu l'effet d'un virage à 180°, et cela ne me correspond en rien. Alors que je suis submergée par mes pensées, un mouvement dans mon champ de vision attire mon attention à gauche. Harry vient de s'appuyer à son tour sur la barrière où courre du lierre, et je ne l'ai même pas entendu venir.
- C'est vrai ?
Je ne comprends pas vraiment là où il veut en venir, il m'a complètement perdue. Mon regard interrogateur doit me trahir puisqu'il reformule sa question.
- Je veux dire, ce que Matthew a dit sur votre rencontre, c'est la vérité ?
- Oui, dis-je avec prudence.
- Et vous avez ...?
Il laisse sa phrase en suspend et cela a le don de m'agacer. D'abord il couche avec moi pour mieux me larguer, il me fait me sentir minable et honteuse. Je me suis sentie trahie et manipulée, et il ose me demander si j'ai couché avec son frère ? Maintenant il fait son jaloux ? Pour qui se prend-il ? S'il veut une réponse, il n'a qu'à me poser ouvertement la question, non d'un chien !
- Est-ce qu'on a quoi, Harry ? Dis le !
Je me tourne pour lui faire face. Je ne compte pas me dégonfler, et je fais en sorte que cela se voit. Il a su allumer en moi des feux que je ne me connaissais pas, mais celui qui me dévore en cet instant est celui de la rage et me surprend tant il est puissant. Il baisse les yeux, tel un enfant que l'on aurait surpris entrain de faire une bêtise.
- Tu as couché avec lui ?
- Es-tu réellement sérieux, Harry Crayton ?
Ses deux yeux chocolats se plongent en moi, je peux y déceler une lueur d'inquiétude. Sa bouche que j'ai tant aimé embrasser s'entrouvre légèrement, il ne sait plus quoi dire, il se rend lui même compte qu'il a été trop loin en me posant cette question, cela me met hors de moi.
- Explique moi en quoi ça te concerne ?
- Je me fais du soucis pour toi, et je voulais juste que tu me rassures.
- Que je te ... Rassure ?
J'explose de rire. C'est un nouveau rire nerveux, mais cela me fait du bien de lui rire au nez. Quelque part, je sais que je le blesse un peu dans ma réaction, et j'aime ça. Je suis rancunière et j'ai l'esprit incroyablement revanchard.
- Quand bien même j'aurai couché avec lui, il s'agit de ma vie privée et elle ne te concerne en rien.
Ses poings se resserrent instantanément, et ses lèvres se retroussent ; sa posture entière devient plus menaçante. C'est presque en crachant qu'il reprend la parole, prenant soin de prononcer distinctement chaque syllabe.
- Est-ce qu'il t'a touché, Eden ?
Même s'il est impressionnant et particulièrement anormal de voir Harry dans cet état, il ne me fait pas peur.
- Je n'ai aucun compte à te rendre, et comme tu me l'as si gentiment fait remarquer, nous ne sommes pas ensemble.
En prononçant ces mots, je sens mon propre coeur se fendre, mais je ne dois rien laisser paraitre. Mes mots le blessent, je le vois.
"Le revers de la médaille ! Tu es pris à ton propre jeu !" Pensé-je intérieurement.
Je veux le laisser clouer là, je veux que chacune de mes paroles et des mots que je lui ai emprunté lui fassent l'effet d'une gifle, comme celle qu'il m'a mise l'autre soir, pendant le gala.
Je fais volte-face pour retourner dans le salon mais je me sens tirer à l'arrière avant de me retrouver dans ses bras.
Je ne peux plus m'échapper et là j'ai peur. Je ne sais pas quelle peut être sa réaction dans ces circonstances. Les prunelles d'Harry me fixent intensément, et même si cette proximité me dérange, je n'ai pas envie de lutter contre tant elle m'a manqué. Suis-je folle de vouloir rester dans les bras d'un homme qui me fait du mal ?
- Tu ne comprends pas ... Le jour où j'ai dû te faire passer cet entretien, tu m'as ... Je ne sais pas ... Troublé. Et ce à l'instant même où mes yeux se sont posés sur toi. J'ai même tout fait pour prolonger notre entretien, je voulais te parler, encore et encore. Il m'a fallu peu de temps pour comprendre que je commençais à ressentir quelque chose, et avoir des sentiments aussi rapidement m'effrayait, c'était nouveau, je devais mettre des distances.
Cette tirade me déstabilise complètement. Je ne sais plus vraiment quoi faire ou penser.
- Je voulais te tenir loin de moi pour me protéger. Mais j'ai été la pire des ordures. Je n'aurais jamais dû te parler de la sorte, Eden.
Je demeure muette, totalement éberluée par ce retournement de situation.
- Je n'aurais pas dû te laisser partir ce soir là. J'aurais dû te retenir et te dire combien tu comptes pour moi. Je n'aurais pas dû te provoquer en flirtant avec Clémence. Je m'en excuse. Je n'aime pas te savoir loin de moi, et imaginer que mon frère et toi vous ... Non, tout sauf ça !
J'ai le souffle coupé et rien ne parvient à sortir de ma bouche, je sens même quelques larmes menacer dangereusement de s'évader. Il a vraiment l'air sincère, et il me tient comme si sa vie en dépendait.
Devant mon silence, les lèvres d'Harry se posent délicatement sur les miennes tout en m'appuyant contre un mur qui nous cache de possibles regards indiscrets. Ses mains courent de ma taille aux contours de mon visage qu'il caresse avec avidité.
Je me laisse complètement aller contre lui et son contact, et prends même le risque de lui rendre son baiser avec tendresse avant que ce dernier ne se fasse de plus en plus fougueux. Nos langues se mélangent rapidement, je sens le goût sucré et légèrement alcoolisé de ses lèvres s'emparer de ma bouche.
Il palpe fortement mes fesses tout en se pressant contre mon bassin, je devine aisément que si nous n'avions pas été dans la maison de ses parents, l'issue de cette entrevue aurait été toute autre. J'engouffre mes mains dans sa chevelure blonde et tiraille doucement quelques mèches en les entortillant autour de mes doigts.
Je sens une violente chaleur naitre au creux de mon intimité, je brûle littéralement de désir pour cet homme si imprévisible et déroutant. Je sens mon dos se cambrer au contact de ses mains, me pressant plus encore contre son entrejambe. Je l'entends émettre un léger râle.
Il embrasse chaque centimètre de la peau de mon cou avec avidité, et son odeur de miel m'enveloppe dans une bulle de douceur qui explose brutalement lorsque la sonnette retentit. L'espace de quelques instants, nous reprenons nos esprits, nos fronts collés l'un contre l'autre en s'observant. Nos bouches sont roses et gonflées et je peux voir la pagaille que j'ai mis dans ses cheveux dorés. Je sens une nouvelle bouffée d'air frais en moi, comme si j'avais été privée d'oxygène depuis trop longtemps.
- Nous sommes au complet ! Crie Gloria
Nous nous regardons sans vraiment comprendre qui vient de nous rejoindre. Bon, maintenant je suis fixée, ils ne suivent pas une quelconque tradition.
En retournant dans le salon, je me trouve entre Harry et Matthew qui me remet tendrement une mèche de cheveux en place, ce qui semble déplaire fortement son frère qui ne prend pourtant pas le risque de trop s'approcher de moi devant son père. Il savait que je devais avoir une discussion avec Harry, c'est pour cela qu'il n'est pas intervenu lorsqu'il est venu me rejoindre dehors.
Matthew glisse son bras autour de ma taille, et m'attire légèrement contre lui, je sens le regard noir que les frères s'échangent ; je me trouve à l'origine d'une tension que je n'ai jamais souhaité créer, et j'ai l'impression d'être une poupée de chiffon que des enfants se chamaillent.
- Quel plaisir de vous revoir, Gloria.
Je sens les deux hommes autour de moi se crisper en entendant cette voix qui ne m'est que trop familière et particulièrement détestable. Le bras de Matthew retombe instantanément.
Gloria et Hector sont déjà retournés dans la cuisine, et après la courte bouffée d'air frais, j'ai de nouveau le souffle coupé en voyant Clemence s'avancer, ondulant outrageusement les hanches, avant d'embrasser langoureusement Harry.
- Coucou toi. Dit-elle d'un ton enjoué, un sourire plaqué sur les lèvres.
Harry reste stoïque, visiblement mal à l'aise, et je ne comprends pas ce qui est entrain de se dérouler devant moi. Devrais-je lui mettre une tarte ? Elle le mériterait amplement !
Elle se tourne vers moi, me détaillant de la tête aux pieds avec mépris.
- Eden, je ne savais pas que vous seriez présente.
Tiens donc ! Où sont passés les "mademoiselle Clarks" si froids et condescendants ?
- Moi non plus, Clemence, c'est toujours un plaisir.
Je lui mens sur le même ton sec et hautain qu'elle a employé à mon égard. Mais son dédain est de courte durée, elle m'écarte rapidement avant de se pendre au cou de Matthew. Il me regarde et ne semble pas non plus savoir où se mettre.
Non mais pince moi, je rêve là !
- Comment vas-tu depuis ... L'autre jour ?
Elle ajoute un petit clin d'oeil complice à sa question qui était à peine audible pour moi, Harry ne doit pas entendre un seul mot de leur conversation.
- Bien, et toi ?
- Aussi.
Elle le dévisage et jette un rapide coup d'œil à Harry avant de continuer.
- Ne t'en fais pas, ton frère ne saura rien de notre rencontre nocturne, je ne voudrai pas qu'il me quitte.
Quoi ?!
Elle lui lance un sourire lubrique avant de retourner se blottir contre Harry. J'ai l'impression d'être la cinquième roue du carrosse. Mon monde s'écroule.
Harry n'a pas eu une relation Clemence, il l'a en ce moment même. Et Matthew aussi a couché avec elle, peu de temps avant ce soir.
Je la déteste, et plus que tout, je me hais d'avoir cru qu'Harry pouvait être sincère avec moi et jouer franc jeu quelques minutes auparavant. Je m'en veux aussi tellement d'avoir pensé que Matthew pouvait être quelqu'un de bien, et pas seulement un beau salaud ; maintenant je vois son vrai visage, et c'est effectivement bien loin d'être un gentleman ! J'aurais dû écouter ses avertissements ...
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