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   Nathan pensa beaucoup à la dernière phrase. Il lui était impossible de lui attribuer une forme. Cela donnait l’impression que Théo gardait des détails et il n’aimait pas ça. La connaissance était le pouvoir, non ?

   Malgré cette nouvelle interrogation, il passa peu de temps à ruminer. Il résidait dans un manoir quand même. Nathan visita les vingt-trois pièces de la maison. Oui, vingt-trois. Il huma du poisson à la cuisine, déplaça quelques meubles dans les chambres d’amis et pénétra dans celle de son père. Ce dernier était si absent que cela l’étonnait de découvrir qu’il en possédait une. Il n’y avait aucune touche personnelle de sa part. Pas de livre sur la table de chevet. Pas d’odeur de cigare ou de whisky. Pas de vêtements qui trainaient là où il ne fallait pas.

   Il dessina aussi. La majordome au beau fessier lui avait donné de quoi s’exercer. Cette dernière imposait une distance plus qu’évidente entre eux, mais cela ne le dérangeait plus. C’était mieux ainsi. Il dessinait comme pouvait dessiner quelqu’un de paumé. Des traits fous, des expressions aiguisées, des ombres grandioses. Il s’était challengé en s’efforçant de tracer des portraits de son ancienne famille. De mémoire bien sûr.

   Il débuta par la plus claire : Greta. Il se rappelait chaque détail de sa frimousse. Ensuite, il passa à Brayden et, comme il n’y avait pas trop de différence, enchaina sur Edgard. Il dessina leurs fortes pilosités du sourcil et leur mâchoire osseuse. Il succéda avec Belinda. En traçant ses beaux yeux et ses cheveux noirs, il se rendit compte qu’il ne ressemblait pas tant que ça à sa sœur. Pour se convaincre, il voulut intégrer Rhoda à la collection, mais ses doigts restèrent figés. Il ne la connaissait pas assez pour l’esquisser. Il dessinait le contour d’un visage féminin et y inscrivait le nom Rhoda. Il contempla longtemps le rendu final avec des yeux insatisfaits. Quelque chose manquait et il savait quoi.

   La mine de son crayon tapota la feuille plusieurs fois sans pouvoir ajouter du concret. La tête de Théo lui faisait faux bond aussi. Il répéta le même procédé qu’avec sa mère. Le nom qu’il portait à l’heure actuelle. Nathan pensa que le monde aurait dû être comme une feuille de papier. Qu’il devait pouvoir marier les traits et les couleurs différentes pour en faire quelque chose de sublime, d’unique. Ce aurait été merveilleux.

   Il causait des fois avec madame Zuri. La pipe accrochée à un coin de ses lèvres, elle lui parlait de beau temps, de robe de haute couture et des bienfaits du tabac sur l’organisme. Elle lui proposait même de prendre quelques bouffées. Ce qu’il refusait. Quoiqu’il savait que les chances de tirer un cancer du poumon était quasi nul, il préférait rester sur ses gardes. De plus, cela lui plaisait de pouvoir respecter les ordonnances de Belinda. Ne pas toucher à l’alcool ou à la drogue. Sous aucun prétexte. Zuri propulsa sa fumée blanche sur son visage et annonça qu’il ignorait ce qu’il ratait. Au fil des minutes, Nathan se surprit à penser qu’elle était sympa. Elle enfilait les sujets comme des gants et possédait une astuce pour éveiller la curiosité. Comme quand elle parla du coton qui composait sa robe et de réchauffement climatique.

— Savais-tu que le sel pouvait aider à ralentir ce flop ? avait-elle demandé, sérieuse comme un moine.

— Non.

— Tu le sais maintenant. Mais bon, il faudrait mille fois plus que ce que la terre produit actuellement.

   Nathan restait un peu sceptique quant à la véracité de cette information.

— Oui. Je n’aurais jamais cru qu’une sorcière s’intéresserait à ces sujets.

— Tu pensais qu’elle était trop occupée à préparer des sacrifices et à lancer des malédictions, demanda Zuri avec dédain.

— Je pensais surtout que c’était des méchantes de conte pour enfants.

— L’ignorance est un péché. Et pour répondre à ta question très chère, oui, je m’intéresse au sort de ma planète. Je n’en ai qu’une. J’aimerais qu’elle perdure. Mais bon, c’est quand même mal parti.

— Si vous le dites. Moi, ça ne m’intéresse pas.

— Immortel comme tu es, tu devrais. Tu risques de voir la Terre changer du tout au bout d’ici un demi-siècle.

— J’ai déjà du mal à me projeter pour la semaine prochaine. Alors pour cinquante ans…

— Et qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu es l’un des êtres le plus puissants de la terre. Et le seul qui pourrait te rivaliser est ton père.

  Zuri passa une main dans ses cheveux cendrés et s’ajusta sur le canapé. Un sourire mesquin apparut sur ses lèvres et Nathan se demanda pourquoi. Pour une sorcière, il la trouvait très bavarde. Cherchait-elle à lui soutirer quelque chose ? Ou lui en inculquer ?

— Les puissants ont raison et les faibles ont tort, reprit-elle. Plus tôt tu comprendras cela et plus vite tu valoriseras ce que tu es. J’ai appris que tu as refusé de rencontrer les amis de ton père. J’admets qu’il est passé à l’action trop rapidement mais ne t’aurais pas dû.

— Et pourquoi ?

— C’est con de mettre ses semblables à dos.

— Ce ne sont pas mes semblables.

— Pourquoi es-tu sur cette liste alors ?

  Elle lui clouait le bec avec cette question. Le champ des possibles proposait une seule voix claire. Nathan tortura ses doigts et fronça les sourcils. Un sentiment de révolte prenait vie en lui. Il savait que la classification facilitait la compréhension de l’environnement, mais cela le dérangeait d’avoir une étiquette sur le dos. OK, des lignes lui traçaient la peau, ses yeux changeaient de forme et de couleur, il possédait des griffes acérées, mais jamais il n’avait mangé ou tué (merci Rhoda) d’humain comme tout monstre qui se respectait.

— J’y suis peut-être, mais je ne suis pas un monstre.

   Zuri sourit encore.

— Et c’est quoi un monstre ?

— C’est… euh… quelqu’un ou une bête qui commet des actions abjectes.

— Ce serait plus simple si les gardiens voyaient les choses comme ça. Ainsi, ils seraient dans l’obligation de traquer pas mal d’humains. Mais ce sont eux-mêmes des humains. C’est une réponse correcte gamin, mais ça laisse beaucoup trop de creux.

— Comment ça, de creux ?

— Un lion qui tue un homme pour le manger serait aussitôt décrit comme monstre pas vrai ?

— Je pense oui.

— Et cela à cause de l’idée que s’est faite la société humaine de ce qui est bon ou mauvais.

— Peut-être, répondit Nathan en se grattant la tête. Cela commençait à ressembler à un cours de philosophie.

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