Cinquante jours avant l'Harmaguéddon 🍁

Il était 20 h 58 quand je décidais de faire une pause. Etudier n'étais certainement pas de tout repos.

Pour me récompenser de mes efforts, je décidais d'aller dans la cuisine me prendre un pot de glace au chocolat, mon parfum préféré. Une fois arrivée à destination, je sortis du frigo ma belle récompense. J'étais sur le point de prendre une cuillère dans un des tiroirs de l'îlot central quand soudain, j'entendis un bruit de klaxon. Je m'approchais de la fenêtre qui donnait sur la route pour regarder à travers. Je pouvais apercevoir deux voitures, une se garant dans l'allée et l'autre se dirigeant vers le garage.

Ils étaient rentrés.

On dirait que mon projet « glace » devait être reporté. Je remis le pot dans le frigo, sans manquer de lui faire un petit signe d'au revoir. Il me manquait déjà. J'aurais pu la manger cette glace, mais ma mère aurait tenu un long séminaire sur le « pourquoi ne doit-on pas manger de dessert entre les repas ». Situation que je préférais éviter.

Au bout de cinq minutes, la porte s'ouvrit et Lowen entra en premier. Dès que je le vis, je me précipitai vers lui pour lui faire un énorme câlin. Lowen Roy était mon préféré. C'était le seul envers qui je ne me montrais pas désagréable. Son côté protecteur et aimable faisait de lui le meilleur grand frère du monde. C'est d'ailleurs ce qu'il était marqué sur le collier en dents de requin que je lui avais offert pour ses quinze ans.

― Ça va toi ? me demanda Lowen.

― Maintenant ça va, murmurais-je.

― Moi aussi je veux un câlin, déclara Adrian.

― Si mes enfants se font un câlin je veux en faire partie, dit mon père en se joignant à nous.

Au final, toute la famille s'est jointe à nous pour faire un câlin de groupe. Ce n'était pas si mal jusqu'à ce que ma mère vienne tout gâché en prononçant les trois mots que nous redoutions tous : « Réunions de famille ! »

― Oh non ! Tout, mais pas ça ! se plaignit Adrian.

― Chérie on n'est que le seize de ce mois et on en a déjà fait dix, renchérit mon père qui tentait de la raisonner.

― Sauf que cette fois c'est pour parler de l'anniversaire d'Eden. Chose très importante.

Elle nous jeta son fameux regard.

Des années qu'il existait. Le mettre au point avait certainement demandé de l'entrainement. Depuis que je le connaissais, je n'avais jamais vu personne tenir tête face à lui. Même pas mon père. Sachant d'ores et déjà que c'était peine perdue, nous nous dirigions vers le salon. Mon père en profita pour allumer un feu de cheminé. L'initiative était bonne, vu qu'il faisait un temps de chien.

― Alors, comme vous le savez tous, dans deux jours, Eden aura dix-huit ans et voici ce que votre père et moi avons prévu pour la phase une, à savoir ce qu'on fera dans son lycée, dit ma génitrice avant de rabattre une mèche de son carré plongeant derrière son oreille.

Je savais que comme toutes les autres, cette réunion de famille allait être d'un ennui mortel. L'idée d'organiser une fête était pour moi totalement dérisoire. D'un côté, c'était bien, j'allais avoir dix-huit ans, mais de l'autre, l'idée de me retrouver dans ma maison avec des gens que je ne connaissais pas me dégoutait. J'évitais de donner mon avis car si par mégarde j'ouvrais ma grande bouche, ça finirait mal.

Au bout de quinze minutes elle clôtura enfin son discours.

― Maman tu ne crois pas que tu devrais demander à Eden son avis avant de faire quoi que ce soit ? C'est quand-même son anniversaire, suggéra Lowen.

― Écoute Lowen, si ta sœur a envie de parler, qu'elle parle, répondit ma mère avec nonchalance.

Instantanément, cinq paires d'yeux me fixèrent. Ils continuaient de me regarder, mais toujours aucune réponse de ma part.

― Eden, chérie, as-tu quelque chose à dire ? me demanda mon père.

En guise de réponse, je secouais la tête.

― Vous voyez, elle n'a rien à dire ! s'exclama ma mère. Alors maintenant, parlons de la phase deux. À savoir, ce qu'on fera ici, dit-elle enthousiaste. Voici la liste des invités, ajouta-t-elle en sortant un papier de son sac, il y aura : toutes les personnes de ta classe, ensuite, le pasteur de notre église, sa femme et ses enfants, quelques membres de la chorale de l'église avec qui Lee et Adrian ont l'air de bien s'entendre, il y aura aussi...

À partir du mot pasteur, j'avais totalement décroché.

Comment avait-elle pu ?! M'imposer ces gens dans notre maison !

M'imposer cette église ! Elle savait que rien ne pourrait autant m'énerver que d'entendre ça. Des années que je ne voulais pas de ces gens chez moi pour mon anniversaire, et des années que ma mère ne comprenait toujours rien. Je lui en ai parlé. Chaque année je lui en parlais. Mais il fallait croire que même aux adultes ça leur arrivaient, de n'en faire qu'à leur tête. Lowen le voyait. Il savait que j'allais bientôt péter un câble.

― Et nous terminerons la fête par une prière. Le pasteur nous a aussi proposé de faire un petit sermon pour cette occasion spéciale.

Je n'en croyais pas mes oreilles. Mes poings étaient tellement serrés que la douleur commençait à se faire sentir. Lowen faisait des signes à mon père pour qu'il dise à ma mère d'arrêter, mais comme d'habitude, mon père ne comprenait pas. En fait, le problème était qu'il ne me, comprenait pas.

― Voilà les versets que nous allons utiliser pour l'autre prière qu'on fera pour Éva.

Ma mère sortit sa bible et montra les versets aux autres, ils venaient tous voir.

La Sainte Bible, quelle farce !

― Alors, qu'en penses-tu Eden ? me demanda Adrian.

Un rictus mauvais apparut aussitôt sur mon visage.

― Ce que j'en pense, vous êtes marrant vous.

Pour éviter d'aller plus loin dans mes propos, j'avais préféré me lever et partir. Ma mère, totalement indignée par mon attitude, se révolta : « Eden Léana Roy, viens t'asseoir tout de suite ! »

J

e ne fis rien de ce qu'elle me demanda et continuai ma route.

― D'accord les gars, qui d'autre sent l'embrouille venir ? demanda Lee.


Lee avait raison. La météo annonçait une tempête d'hostilité, suivi d'un ouragan de colère.

― Leeloo tu te tais ! Quant à toi Eden, tu vas venir et poser tes petites fesses de filles ingrates sur cette chaise, tout de suite ! dit ma mère en haussant le ton. Comment peux-tu partir sur de tels propos ?!

― Maman...commença Lowen.

― Ah non Lowen ! Arrête de vouloir tout le temps protéger ta sœur. Je me suis cassée la tête tout un mois pour organiser cette fête qui promettait d'être démentielle ! Ta sœur, tout ce qu'elle trouve à faire, c'est de s'en aller ! C'est un gros manque de respect que je ne tolérerai pas dans ma maison ! finit-elle par dire, totalement hors d'elle.

Elle m'adressa son regard. C'était déstabilisant, très déstabilisant. Mon corps aurait pu flancher, j'aurais pu obéir à ce regard, mais pas aujourd'hui. Pour la première fois, j'allais lui faire face. J'avais besoin de me faire entendre. Je savais que ça allait dégénérer mais j'allais leur imposer la vie que je souhaitais mener.

― Un gros manque de respect, dis-je sur un ton froid.

― Oh oh, souffla Adrian.

― Un gros manque de respect ? répétais-je en m'avançant petit à petit vers elle. Moi je vais vous dire ce que c'est que le manque de respect. M'imposer votre saleté de religion à la con, alors que je n'en veux plus, ça, c'est un gros manque de respect ! Prendre ça, là, dis-je en lui arrachant la bible de ses mains, et me mettre la sous le nez, ça, c'est un gros manque de respect ! M'imposer vos prières, vos réunions, c'est un gros manque de respect, sachant que moi j'ai abandonné ces bêtises ! Chaque année c'est la même chose, tu fais venir ces croyants de merde et votre connard de pasteur, alors que moi...

Je n'eus même pas le temps de finir ma phrase, que j'eus droit à une gifle monumentale. Tout le monde restait stoïque face à ce qui venait de se passer. C'était la première fois en cinquante-quatre ans que Laureen Roy avait eu l'audace de gifler quelqu'un.

Pour la première fois le fameux regard n'avait pas suffi.

Je ne ressentais aucune envie de pleurer. Cette gifle était plus amère qu'autre chose.

― Eden, retire tout de suite ce que tu as dit ! Dieu existe et il est réel ! Les croyants, tout comme les pasteurs, ont de la valeur et sont des personnes respectables.

Comme si j'allais avaler ça.

― Je ne vais rien retirer du tout ! Si Dieu était vraiment réel, Éva n'aurait pas perdu la vie à cause de cet accident de voiture ! dis-je en perdant totalement le contrôle et en versant des larmes abondantes sur mes joues. Si Dieu existait, Éva serait toujours là avec nous ! Ma sœur jumelle, ma confidente, ma meilleure amie est morte ! C'est à cause de votre Dieu ! J'ai prié dans cet hôpital quand elle était dans le coma comme une forcenée. Je l'ai imploré pendant huit mois. Je n'avais pas mangé, je n'avais pas bu, je n'avais fait que prier. Tout ça pour quoi ?! Pour rien ! Il me l'a arrachée sans aucun scrupule. Vous pensez vraiment qu'il y a un Dieu ? Dieu ne m'aurait pas enlevé ma sœur, jamais, dis-je dans un dernier sanglot. Et ça, dis-je en secouant cette « Sainte Bible », tout en me rapprochant dangereusement de la cheminée, ce n'est qu'un ramassis de conneries, lançai-je finalement en la jetant dans le feu.

Les flammes dévorèrent le bouquin. Leur crépitement ainsi que cette odeur de brûlé me procuraient un énorme sentiment de satisfaction.

Face à cette scène, Adrian ne savait pas quoi faire. Ma mère venait de s'évanouir et mon père essayait de la réveiller. Lee et Adrian étaient déçus. Le seul qui décida d'agir, c'était Lowen. Il me prit par le bras et m'amena dehors. Il claqua violemment la porte et me regarda droit dans les yeux. Ses belles prunelles bleues étaient remplies de tristesse et de frustration.

― Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça, mais c'était l'idée la plus débile du monde. Je ne vais pas te crier dessus, ni te gronder. Ce serait une perte de temps. Je vais rester ici et essayer d'arranger les choses. Toi, tu as besoin de prendre l'air.

― Lowen je...

― Non Eden, pas maintenant, dit-il sur un ton froid.

Il retourna à l'intérieur et me claqua la porte au nez. Mes larmes recommencèrent à couler d'elles-mêmes. Je m'étais mise à courir, à courir et à courir sans m'arrêter, les larmes continuaient de couler sur mes joues. La pluie pointa à nouveau le bout de son nez. Elle devenait de plus en plus forte, comme si elle était l'expression de mon désespoir.

***

Une heure. C'était le temps qu'il m'avait fallu pour réaliser la connerie que j'avais faite. Je me sentais encore plus mal que le jour où j'avais eu un B plus. Tout ce que je voulais à présent, c'était rentrer et présenter mes excuses.

J'étais à quelques mètres de la maison, quand tout à coup j'entendis des cris pareils à ceux d'une petite fille. Ils provenaient du carrefour près de chez nous. Je courus à toute allure avant d'apercevoir la petite fille dont il était question. Elle avait son pied enfoncé dans quelque chose que je n'arrivais pas à bien voir. À quelques mètres de l'enfant se trouvait un gros camion. Il se dirigeait droit vers elle. Les différents bruits qu'émettait l'engin combinés à la pluie empêchaient surement le conducteur d'entendre quoi que ce soit. La pauvre n'avait aucune chance.

Je devais la sauver.

Sans trop réfléchir, je me précipitai vers la petite fille. Elle portait une très jolie robe bleue et, avec ça, un joli serre-tête blanc. Malheureusement, la petite brune pleurait à chaude larmes. Elle était tétanisée. Au bout de quelques minutes je réussis à la libérer.

Au lieu de s'en aller, la petite me fixa droit dans les yeux. Ses yeux me troublaient. Ils étaient si bleus, on aurait dit un océan. Je connaissais ces yeux. Du moins, je pensais les avoir reconnus.

― Eden, aujourd'hui arrive enfin ton tour. Tu as été choisie et tu vas bientôt nous rejoindre. Sache que nous nous reverrons et ce, plus tôt que tu ne le crois. Tu fais partie des nôtres maintenant, dit-elle avec une voix un peu trouble, on aurait dit que deux personnes parlaient en même temps.

Je n'eus même pas le temps de dire quoi que ce soit que déjà, elle prit mon bras. À ce simple contact, celui-ci se mit à chauffer. Cette sensation de brûler m'arracha un cri de douleur. Quelques secondes plus tard, elle retira sa main.

Je regardais mon bras, il y avait une marque, celle d'un lion. Elle était énorme et prenait au moins les deux quarts de mon bras droit. Je la regardais attentivement, on aurait dit qu'elle avait été marquée au fer rouge. J'étais tellement concentrée sur la marque que je n'avais pas remarqué que la scène attira des regards indiscrets. Des gens se mirent à crier.

Je compris tout de suite quelle était leur inquiétude quand je posai mes yeux sur ce mastodonte à huit roues. J'étais tellement concentrée sur cette marque que j'en avais oublié le camion. Pétrifiée, je n'arrivais pas à bouger. En moins de cinq secondes, il me percuta de plein fouet.

La dernière chose que j'ai vue ? Le visage épouvanté de papa et Adrian. La dernière chose que j'ai entendue ? Les cris de Lee et de maman. La dernière chose que j'ai touchée ? Cette route froide et humide. Est-ce que je sentais toujours la pluie ? Non, tout comme la douleur, je ne sentais plus rien. La dernière personne à qui j'ai pensé ? Lowen.

― Lowen, murmurais-je dans un dernier souffle.

C'était donc ça, mourir. Pas de grand-mère au bout d'un long tunnel lumineux ?

Quelle farce...

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