9. Mai - La preuve

En regardant les statistiques de visites de son groupe, une petite peste sifflait de colère. Cela faisait plusieurs semaines que, malgré ses mises à jour quasi-quotidiennes, plus personne ne prêtait attention à ce qu'il racontait. La sexualité de Gaël ne séduisait plus les foules et il en rageait. Le pire, ce n'était même pas le ratage complet et total de son plan, mais bel et bien de constater qu'Aaron avait eu raison dans sa prédiction : dans la classe, plus personne ne lui parlait ni même le regardait. Il était un fantôme qui n'existait plus. Même Jhos, qui n'avait toujours pas digéré d'avoir été traité de menteur, le fuyait comme la peste. Tant mieux, d'une certaine manière. S'il l'avait trop collé, Guillaume aurait bien été capable de lui arracher les yeux et de les lui faire bouffer pour réparer sa traitrise.

Mais cette solitude, en plus d'être pesante, étant oppressante. Seul dans son lit, un soir, l'adolescent en vint même à regretter les coups et sévices de Bastien, de David et de toute la bande. À cette époque, s'il était déconsidéré, au moins existait-il. Alors que là, sa vie sociale était devenue le plus aride des déserts. Et cela par la volonté d'un seul. Aaron.

En ce beau et chaud mois de mai qui annonçait la proche fin de l'année scolaire, Guillaume ne savait vraiment plus s'il devait haïr ou admirer son camarade. Ses paroles l'obnubilaient complètement, et il ne les supportait pas. « Tu n'existes plus ». Comment aurait-il pu les accepter ? Comment pouvait-il permettre à Aaron de ne plus le regarder ? C'était impensable ! Il souhaitait briller de la même lueur. Il avait besoin de sa considération. Il devait devenir son égal. Et là, il n'était plus rien. Et le pire dans tout cela, c'était le comportement protecteur du brunet envers cette petite brèle de Gaël. Ça, le frêle adolescent n'avait pas du tout tenu rigueur à Aaron d'avoir jarreté sa sœur, bien au contraire. À peine le brunet avait-il remplacé la bougresse que son frère était retourné lui parler Glam Rock, ou plutôt « Visual Kei », cette mouvance non dénuée d'intérêt venue du pays du soleil levant. Même si son japonais était quelque peu imparfait, Aaron s'était fait un plaisir de traduire certaines paroles obscures pour son camarade. Les voir collés l'un à l'autre donnait toujours à la petite peste la même envie de dégueuler.

Le plus douloureux, peut-être, avait été l'arrêt des cours de maths. Même si Guillaume l'avait attendu à plusieurs reprises à l'heure et endroit habituel, Aaron, fidèle à ses paroles, ne s'était plus présenté. S'en était suivi un moment très déplaisant pendant le cours de Monsieur Fontaine. Envoyé au tableau, le collégien s'était ridiculisé devant tous ses camarades, au plus grand plaisir de son professeur.

« Décidément, malgré tous les efforts que nous avons faits avec vous, vous êtes irrécupérable. Un perdant des mathématiques. Allez, sortez. Puisque ma matière ne vous intéresse pas, vous n'avez rien à faire dans ma classe ! »

Si encore Guillaume s'était fait jeter dehors pour un problème de comportement, encore aurait-il pu comprendre. Mais là, là... c'était parfaitement et complètement injuste. De la cruauté pure et simple, qui s'accompagnait en prime des ricanements mauvais d'une assistance ravie de voir la petite peste mise au pilori.

Claquant la porte derrière lui, l'adolescent ragea. Lui, un perdant ? Jamais plus il ne l'accepterait. Il leur montrerait, à tous ces connards. Il leur montrerait qui il était vraiment. Entre dominé et dominateur, il avait choisi son camp. Il ne se laisserait plus faire. Il ne courberait plus le dos. Après treize ans à s'en prendre plein la gueule, il était temps que la roue tourne et que cela soit d'autres qui plient sur son passage. Ils verraient, tous, et Aaron le premier, ce qu'il en coûtait de le mépriser. Oui, il était déterminé. Ses yeux rouges et crispés en étaient la matérialisation. C'était l'humiliation de trop. La goutte d'eau qui faisait déborder l'océan de sa frustration.

Se regardant dans le miroir des toilettes du collège, il explosa de rire, et se parla à voix haute à lui-même :

« C'est donc ça, une peste ? »

Sa décision était prise. Tous, ils paieraient, et tous, ils le respecteraient. En tout cas, l'index dressé, ce fut ce qu'il hurla fièrement en direction d'Aaron, le soir sur le seuil du collège, sans même que le brunet se retourne et lui prête la moindre attention.

« J'AI RAISON, AARON ! Tu verras que j'ai raison ! Tu seras obligé de l'admettre ! Vous serez tous obligés de l'admettre ! TOUS ! »

Cette nuit-là, Guillaume eut bien du mal à trouver le sommeil. Son esprit était trop occupé à chercher comment réaliser cette prémonition. Puisque les autres lui avaient tourné le dos à cause de ce qu'il prétendait sur Gaël, il n'avait pas une infinité de solutions : ou il poussait sa victime aux aveux – ce qui avait toujours échoué – ou il apportait la preuve matérielle de ce qu'il avançait, comme son père l'avait fait avec son grand frère. Ne restait plus qu'à. Il ne savait pas comment, mais ce n'était pas bien grave. Il trouverait bien le moment venu. Le plus important était de confronter une nouvelle fois le prétendu homosexuel, ce qu'il fit de manière sournoise vers la fin du mois en passant un petit mot à son camarade.

« Je veux m'excuser pour tout ce que je t'ai fait. Viens seul dans la salle A303 après les cours, on pourra discuter. »

Malheureusement pour lui, le véritable défaut de Gaël restait sa naïveté. Il suffisait qu'on lui tende un piège pour qu'il tombe dedans. Quand Guillaume le vit débarquer au troisième étage sans compagnie à l'heure indiquée, il trouva même cela risible. Enfin, cela ne l'empêcha pas de sourire. Ne disposant que d'une demi-heure avant que les femmes de ménage n'arrivent, il savait son temps compté. C'était de toute manière bien suffisant pour forcer son camarade à se mettre à table. L'invitant à s'assoir au fond de la classe, le plus loin possible de la porte, la petite peste se posta à califourchon sur une chaise juste devant lui et commença son travail d'intimidation. Son téléphone posé sur une table voisine pour enregistrer la conversation, tout était prêt pour recueillir les larmes et les aveux de son interlocuteur. Gonflant ses narines et parlant autant avec les mains et le visage qu'avec la bouche, il fit le maximum pour l'impressionner et l'apeurer :

« Écoute Gaga, je sais que je t'ai causé du tort en dévoilant la vérité à tout le monde. Comme indiqué sur mon petit papier, je m'excuse, sincèrement, ce n'était pas à moi de le faire. C'était à toi. Mais maintenant, tu ne crois pas qu'il serait temps de le dire ? À cause de tes dénégations, toute la classe s'est retournée contre moi, c'est ta faute. Je sais bien que ce n'est pas facile pour toi d'être une de ces choses, mais si telle est ta place, pourquoi ne pas l'accepter ? Tous les gays passifs dans ton genre recherchent la protection de vrais mecs en échange d'une turlute, c'est la nature qui veut ça. Et il faut que ça se sache, pour que les gens normaux puissent vous traiter comme ce que vous êtes. C'est comme ça que le monde fonctionne. Donc s'il te plait Gaël, dis-le une bonne fois pour toutes qu'on n'en parle plus... »

Blafard, le frêle adolescent tourna de l'œil. Plus que la colère qu'il ressentait envers cette peste, c'était la peur qui l'avait gagné tout entier. Il tremblait. Il n'avait qu'une seule envie, partir, le plus loin possible de ce taré. Les paupières gorgées de larmes, il se leva et, tout en essayant de passer par-dessus la table qui lui obstruait le passage, il haussa le ton :

« Si c'est une blague, elle est vraiment pas drôle ! J'suis pas homo, putain ! J'dois te le dire en quelle langue pour que tu comprennes ? Ich bin nicht Homosexuell ! I'am not Gay ! Yo no siento atraída por los hombres ! Tu piges ? Fous-moi la paix, maintenant ! J'en ai ras le cul de tes conneries ! Laisse-moi passer ! »

Forcément, même si Guillaume s'attendait à une réaction de ce type, il avait bien du mal à l'accepter. Encore une fois, son camarade semblait vouloir lui rendre les choses difficiles. Se passant nerveusement la main sur le visage, il soupira toute sa frustration avant de se lever, de chopper le petit indocile par le col et de le projeter violemment le cul contre sa chaise. D'un air menaçant, il plaça son visage à quelques centimètres à peine de celui du garçon dont il tirait le haut du t-shirt, puis plaça son téléphone à quelques millimètres de son nez.

« Maintenant, arrête de chialer et avoue où je te cogne ! »

« Va t'faire ! »

Décidemment, les choses s'annonçaient bien compliquées. À contre cœur, Guillaume laissa sa main droite décrire un magnifique demi-cercle jusqu'à la joue de son camarade. Cela lui procura un plaisir intense et inconnu. C'était donc ça, ce que ressentaient son père et Bastien quand ils le giflaient ? Il était en effet mille fois plus agréable de donner que de recevoir. Si la première baffe que reçut Gaël fut délivrée au nom de son indocilité, la deuxième qui suivit juste après n'eut pas d'autre justification que le plaisir coupable de Guillaume. Voir ce petit insoumis se recroqueviller devant lui, c'était foutrement bon. C'était même délicieux. Et pourtant, c'était insuffisant. Gaël, le visage couvert de larmes, refusait toujours d'admettre la vérité.

« Bon, puisque ta bouche ne veut pas le dire, voyons ce qu'en pense ton corps. Tu savais que le corps ne mentait pas ? J'ai découvert ça avec Bastien. Les gays adorent se faire branler par des mecs. Baisse-ton froc ! »

Incrédule, le frêle collégien se jeta sur sa ceinture pour protéger ce qui pouvait l'être. Guillaume n'allait quand même pas faire « ça » ? Ce n'était pas imaginable ? Et pourtant, un sourire pervers aux lèvres, la petite peste semblait déterminée. Il lui fallait sa preuve absolue et irréfutable. Celle devant laquelle même Aaron serait forcé d'admettre qu'il avait raison. Et tant pis si Gaël n'était pas très coopératif et masquait son entrejambe des mains. Il suffisait de lui taper dessus jusqu'à ce qu'il préfère protéger son visage plutôt que son slip. Au bout de seulement deux gifles, Guillaume réussit à tirer le pantalon et le caleçon incriminé aux chevilles du jeune collégien, ce qui laissa apparaitre une petite protubérance pendouillante devant laquelle il ne put qu'exploser de rire.

« Putain, elle est minuscule ! Même pas elle tient dans ma main ! Et en plus, t'as presque pas de poil, on dirait un gosse ! »

Blessé dans son orgueil, Gaël ramena ses poings aux niveaux de ses yeux. Sa honte était telle qu'il se retrouvait presque paralysé, incapable de réagir ou de se défendre. Alors que ses genoux jouaient des castagnettes, Guillaume se glissa dans son dos et le ceintura par la hanche. Il exultait. Son téléphone en mode vidéo dans la main gauche, il se servit de la droite pour caresser le petit morceau de chair qui trahirait son camarade. Alternant petits pincements sur le bout et mouvements régulier du poignet, il arriva très rapidement à lui faire prendre une taille convenable. Plus sa victime pleurait à chaudes larmes comme un nourrisson, plus il trouvait cela excitant, allant jusqu'à sentir une très légère bosse déformer son pantalon. Un contrecoup du stress et de la tension fortement palpable, sans doute, auquel il ne fallait pas faire trop attention. Tout ce qui comptait, c'était de saisir les gestes et attitudes de celui qui, bien contre son gré, chialait en se laissant faire. Ses jambes tremblantes ; son bassin remuant sans s'arrêter ; son visage contracté et rouge ; la honte qui lui coulait à grosses gouttes jusqu'au menton ; son souffle lourd, nerveux et irrégulier ; ses petits cris de rage bordés d'insultes que ses bras paralysés n'arrivaient pas à accompagner de gestes... Guillaume filma toutes les réactions de Gaël avec un plaisir presque maladif, jusqu'à la plus belle. Celle qui voulait tout dire et qui se déposa en une fine pellicule translucide sur une table adjacente.

« Eh bah tu vois quand tu veux ! »

Voir ? Le pauvre collégien n'avait même pas la force de regarder. Son esprit était tellement perturbé et son corps tellement crispé qu'il ne pouvait rien faire d'autre que de rester immobile, recroquevillé sur sa chaise, sa honte pour habit et sa rage pour unique pensée. Les seuls mots qu'il put prononcer, il les hurla du plus profond de son ventre :

« J'SUIS PAS GAY, PUTAIN ! J'SUIS PAS GAY ! »

C'était déjà trop tard. Guillaume n'en avait plus rien à faire. Il jubilait. Il avait sa preuve. Il avait gagné. Laissant seul derrière lui sa victime, il se jeta en courant dans les escaliers, avec comme seule hâte de mettre cette vidéo en ligne, après avoir naturellement édité sa voix, flouté son visage – pour le peu qu'on en voyait – et coupé les longueurs et les moments où Gaël indiquait trop son manque de consentement. Pour gagner en efficacité, la version qu'il voulait diffuser devait être courte et ne montrer que l'essentiel. Cela lui permettait aussi d'en garder un peu sous le coude, si besoin était. La tache lui prit presque toute la nuit. Ce ne fut qu'au petit matin, après une nuit blanche, qu'il put enfin poster sur son groupe un étrange lien renvoyant vers un obscur site de streaming Russe, accompagné de quelques petits mots :

« La preuve. Seuls les gays peuvent jouir quand un mec les branle. »

Si l'absence de Gaël lors de la première sonnerie avait surpris, il fallut attendre toute la journée pour que l'information se diffuse dans toute la classe et pour que les élèves de la quatrième B comprennent ce qui s'était passé. Silencieusement, Guillaume fit comme si de rien n'était. Cette fois-ci, il n'avait parlé de son plan à personne, il ne risquait donc pas de se faire trahir. Muet comme une carpe, il ne fronça même pas un sourcil quand Jessica le choppa par l'épaule pour l'étriper sur place. La seule phrase qu'il accepta de sortir, un sourire de teigne au visage, choqua tous ses camarades par sa suffisance et sa froideur :

« J'avais raison. »

Le soir-même, à la demande de Samia, toute la classe resta après les cours pour discuter de « l'affaire ». Outrée, la déléguée prit la parole en première.

« Il faut en parler aux profs ! C'est ignoble ce qu'il a fait ! Faut l'envoyer en prison, ce connard... »

Rarement l'adolescente s'était montrée aussi virulente, ce qu'aucun de ses camarades ne manqua de remarquer. Dans sa voix, il y avait un petit quelque chose de Marat et de Cicéron. Son comportement dépassait de loin les dispositions de son poste de représentante des élèves. Ses yeux humides témoignaient de sa sincérité. Dans le groupe, nombreux partageaient le même état de choc. Même David et Bastien s'autorisèrent quelques petites remarques vengeresses, ce qui causa la foudre d'Aaron et fit se rassoir les deux compères.

Cette histoire, le brunet avait peine à y croire. Il imaginait très mal que Guillaume ait pu faire quelque chose d'aussi extrême. Gaël en tout cas, avec qui il avait discuté un peu par SMS pendant la pause du midi, était resté muet et avait nié l'identité de son agresseur, prétextant qu'il n'avait pas vu son visage. Ce mensonge ne mit que quelques secondes à voler en éclat, lorsqu'enfin, poussé par les autres, Aaron daigna regarder cette vidéo qu'il n'avait pas encore souhaité voir.

Rarement le brunet s'était laissé aller à de tels tremblements devant des camarades de classe. Il était complètement groggy, son teint devint blême et le poussa à s'assoir. Même avec une preuve irréfutable sous les yeux, il n'arrivait pas à croire en la réalité de la scène. Et pourtant, les sévices que Gaël avait subis étaient réels et son bourreau, malgré quelques artifices, parfaitement reconnaissable. Mais pour Aaron, le plus perturbant, c'était peut-être de voir tous les regards se braquer vers lui, dans l'attente d'une solution miracle.

Il n'en avait pas. Pour la première fois de sa vie, un camarade de classe lui faisait peur, vraiment peur. Guillaume était différent des tyrans à la petite semaine qu'il avait croisés sur son chemin. Eux étaient cruels par nature, mais sans autre but que celui d'écraser les autres et de flatter leur triste orgueil. La petite peste était différente. C'était la haine, la rancœur, l'aveuglement et un certain fanatisme qui guidaient ses actes. À la différence des petites frappes qu'un rien suffisait à effrayer et à calmer, Guillaume ne connaissait aucune limite. Il avait une véritable raison d'agir. Sa détestation trouvait son origine dans ce qu'il avait vécu. C'était ce qui le rendait plus dangereux que n'importe quel autre. Dans la classe, seul Aaron le savait. Seul Aaron savait ce qu'il avait subi. Seul Aaron était au courant de l'histoire de son frère. Seul lui comprenait ce qui l'animait. Et du haut de ses mêmes pas quatorze ans, il ne voyait pas ce qu'il pouvait faire. Il n'y avait rien qu'il puisse faire. Il culpabilisait, même. Et puis, sa gorge était trop nouée pour parler. Alors, sous le choc, il resta silencieux et prit la pire, mais aussi la plus simple, de toutes les décisions : se taire et laisser Samia diriger les débats.

Vindicative, la déléguée harangua les foules. Il fallait que la peste paye le prix fort. Il était temps de le dégager de la classe. Et tous les moyens étaient bons. Sortant difficilement de sa réserve, Aaron rappela qu'il était préférable, pour Gaël, de ne pas faire de vagues auprès de l'administration. Produire la vidéo devant des adultes le mettrait dans un état pire encore qu'à présent. Devoir en parler lui ferait assurément du mal. Ce dont il avait besoin, c'était d'être soutenu et de dédramatiser la situation pour ne pas vivre avec un traumatisme tout le reste de sa vie. Même si les autres ne partageaient pas vraiment cet avis, tous convinrent de laisser au brunet l'opportunité de discuter avec la victime avant de dénoncer les actes de la petite peste. En attendant, il fallait à tout prix détruire la menace qu'elle représentait.

L'idée qui fit le plus rapidement son chemin fut celui de la pétition. Samia se proposa d'écrire une lettre pour dénoncer, à fort renfort de témoignages, tous les actes malveillants que Guillaume avait réalisés depuis la sixième, et exiger son renvoi définitif de l'établissement. Mais cette fois-ci, lorsqu'Aaron reprit à nouveau la parole pour s'y opposer en prétextant que cela ne réglerait strictement rien et n'avait aucune chance d'aboutir, personne ne l'écouta. La verve du brunet était moins tranchante que d'habitude. Ses attitudes moins franches. Ses certitudes plus mollassonnes. La décision fut rapidement adoptée à mains levée, à une écrasante majorité. Telle était la force de la démocratie, seul régime capable d'engager la responsabilité de tous derrière les idées d'un seul. Samia promit que la lettre serait écrite dans les deux semaines et posée, signée par tous – s'y soustraire étant considéré comme une trahison de la cause commune – avant la mi-juin sur le bureau du professeur principal. La tête baissée, Aaron n'avait pu empêcher le vote. Il se sentait profondément impuissant. Pas seulement à cause de cette histoire, mais en règle générale.

Cette faiblesse, il en parla de manière imagée, le soir-même en plein milieu de son cours particulier de latin, au seul adulte qu'il estimait suffisamment pour recevoir ses confidences.

« J'ai libéré un monstre. Je lui ai offert l'opportunité d'agir, et il s'en sert pour faire le mal. Je ne sais plus quoi faire. Les autres veulent l'attaquer de front, mais ils ne feront que le rendre plus dangereux encore. C'est comme s'il se nourrissait de la haine pour grandir et grandir encore, jusqu'à devenir incontrôlable. Et moi, je suis son créateur. Je lui ai donné vie par mes paroles et mes actes... Je suis comme lui. Je suis un monstre.»

Surpris par cette étrange confidence, l'adulte réfléchit plusieurs secondes. Il fouillait sa mémoire à la recherche d'une citation qui aurait du sens. Quand enfin il la trouva, il posa avec tendresse la main sur l'épaule de l'adolescent.

« Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d'un abîme, l'abîme, lui aussi, pénètre en toi. C'est de Nietzche. Je crois qu'il était d'accord avec toi, Aaron. Mais tu n'es pas un monstre pour autant. Au contraire, tu luttes contre eux, et c'est pour cela que tu as peur d'en devenir un toi aussi, parce que tu as pleinement conscience de la noirceur que l'homme a dans son cœur. Mais c'est cette connaissance qui te protège. Contre la bêtise, tu dois toujours utiliser l'intelligence. J'ignore ce que cet individu a pu faire, mais si tu te juges responsable de ses actes, alors c'est à toi de le remettre en cage pour qu'il ne blesse plus personne. »

Les yeux grands écarquillés, Aaron avait bu les paroles de son professeur, comme si une nouvelle vérité universelle venait de lui être révélée. Souriant, il baissa le front et se laissa aller à un ricanement sincère, puis se remit à son étude.

« Merci. Je vais essayer. »

Ce n'était pas la première fois que l'adolescent se confiait de la sorte à cet homme. Souvent, il avait profité de leurs têtes à têtes pour évoquer des sujets qu'il ne pouvait aborder en cours. Souvent, Jérôme Khalil l'avait conseillé en matière littéraire en lui faisant découvrir des auteurs qui n'étaient pas au programme. Son aide pouvait aussi être plus factuelle, comme lorsqu'il lui avait recommandé de suivre l'avis de son père et de repartir pendant l'été dans cette colonie sportive où il s'était un peu ennuyé l'an passé. Après avoir un peu râlé, Aaron avait fini par se laisser convaincre, même s'il n'y attendait pas grand-chose. Au moins avait-il l'espoir d'y retrouver quelques copains. Parfois, le collégien et le professeur parlaient aussi d'adolescence et de sentiments. À d'autres moments, ils discutaient d'honneur et de valeurs. Du mieux qu'il pouvait, l'enseignant essayait de répondre aux questions de son élève qui, comme tous les jeunes un peu en avance pour son âge et en décalage avec les autres, s'en posait plus que la moyenne.

Ce soir-là, malgré ses efforts, Aaron n'arriva pas à terminer sa version d'un ennuyeux texte de Tite-Live sur la lutte entre Rome et Antiochos III. Les actes de Guillaume le renvoyaient à une réalité sur laquelle il avait du mal à poser des mots. Il avait besoin de vider son sac. Au bout d'un quart d'heure à soupirer, il se relança dans un long monologue :

« J'me sens faible, Monsieur Khalil. Dans ma vie et tout autour. Scolairement, je m'emmerde ici, le niveau est minable. Sentimentalement, je ne supporte plus les gonzesses. Quand je me force à sortir avec pour paraitre cool aux yeux des autres, j'ai l'impression d'être une merde. J'arrive pas à être amoureux, mes copines me font jamais envie. Des fois, quand je fais des trucs d'ados dans mon lit... ça marche pas. Pour que ça vienne, j'pense à autre chose, parfois même à quelqu'un en particulier, puis j'arrête car j'ai honte de lui faire ça. Et le pire, c'est que ce petit con de Japonais serait heureux de savoir qu'il est parfois dans mes fantasmes. J'suis nul... »

Peut-être parce qu'il ne s'écoutait même pas parler, Aaron s'était laissé aller à des confidences très particulières. Bah, après tout, ce n'était pas la première fois qu'il évoquait Akémi devant son professeur, même s'il ne l'avait jamais fait de manière aussi précise et sincère. Khalil, lui, accueillit avec un certain recul ses confessions, et lui parla d'À la recherche du temps perdu, une œuvre majeure de la littérature qui lui apporterait peut-être quelques réponses au fil des pages. Aaron sourit. Ce livre, il l'avait déjà lu dans la bibliothèque de ses parents. Et il avait déjà compris. Le plus dur n'était pas de le savoir, mais de l'accepter et le vivre. Il lui manquait un petit quelque chose. Une étincelle.

« Tu devrais écrire... », lui conseilla l'adulte. « Ton expression est bonne, tu as de l'imagination... Poser tes tensions sur papier pourrait t'aider à les faire ressortir... »

Avachi sur sa table, les bras tendus devant lui et faisant tourner un stylo autour de son pouce, le brunet ricana, puis soupira. Écrire, il y avait déjà pensé. Il avait les idées. Il s'était déjà imaginé un univers futuriste empli de planètes colonisées par l'humanité dans lequel un démon inspiré de sa propre personne régnerait en maitre absolu. Mais il lui manquait quelque chose. Un personnage central, un héros qui guiderait ses mots et qui emplirait son cœur. À voix basse, il en énuméra les principales caractéristiques :

« ... Quelqu'un qui me pousserait à agir avec honneur. Quelqu'un dont le regard me montrerait le chemin. Quelqu'un qui me donnerait envie de me battre. Quelqu'un que je pourrais protéger et serrer dans mes bras... »

Avec un air caustique, le professeur coupa son jeune élève :

« Dis-moi, tu es sûr que tu me parles du potentiel héros de tes histoires ? »

Le visage tendre, Aaron reposa son Bic sur la table et pencha la tête sur le côté.

« Je parle du héros de ma vie... »


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