7. Mars - Dans le parc
De toutes les vacances, Guillaume ne sortit de sa chambre que pour manger, se laver et se disputer avec sa sœur. Choqué par ce qui était arrivé à son frère, il en voulait à la terre entière. Les seuls mots qui réussirent à le rassurer furent ceux qu'Alex lui laissa sur Skype et Facebook et par SMS. Dans la précipitation, le lycéen avait demandé aux parents de Yann de l'accueillir, ce que ces derniers – au courant de l'idylle depuis bien longtemps et l'ayant toujours soutenue – avaient accepté sans même réfléchir. Outre le gîte et le couvert, ils lui offriraient volontiers un support moral et financier, avec l'aide bienveillante d'une association lyonnaise dont l'objet était de soutenir légalement les jeunes qui se retrouvaient expulsés de chez eux par des familles intolérantes.
Même si ces bonnes nouvelles avaient de quoi soulager Guillaume, elles ne l'apaisaient pas pour autant. Son géniteur lui avait formellement interdit de rentrer en contact avec Alex, et plus encore de le voir. Cette consigne imposa au collégien d'être le plus discret possible dans ses échanges. Pour la première fois de sa vie, il désobéissait de manière franche et éhontée sans crainte des représailles. Ça, son père pouvait bien lui taper dessus, il ne pouvait plus lui prendre ce qu'il lui avait déjà enlevé.
Malgré ses efforts pour rentrer en contact avec Alexandre, Guillaume déprima sec jusqu'à la rentrée. Plus il réfléchissait, moins il comprenait. C'était comme si le monde le prenait constamment pour cible pour l'empêcher d'être heureux. À peine Bastien lui avait-il rendu sa liberté que le sort s'abattait à nouveau sur ses épaules. S'il y avait un Dieu quelque part la haut, alors il devait avoir une drôle de définition du terme « magnanime ». Sans doute ce mot voulait-il dire dans le langage des anges qu'il ne fallait jamais que deux malheurs se superposent, afin de laisser à ceux qui les vivaient la chance de pouvoir pleinement et entièrement profiter de chacun. Conséquence directe de ce drame familial : jamais Guillaume n'avait ressenti une telle haine pour son prochain. Avant même que ne sonne le début de la première heure de cours de la rentrée, il fit état de son mauvais caractère en injuriant certain de ses camarades et en faisant un croc-en-jambe à Gaël, qui se rétama sous son nez dans la cour de récréation.
« Tapette ! »
En toisant son frêle camarade le nez sur le bitume, Guillaume se sentit pris d'une rage folle. Il en était sûr. Malgré ce qu'en avait dit Aaron, avec ses goûts musicaux douteux, sa petite bouille et son manque total de virilité, ce mec était certainement comme son frère. Sauf que lui, personne ne lui cherchait des noises. Personne ne lui disait rien. Personne ne s'en prenait à lui. C'était injuste, profondément injuste. Et la petite peste ne le supportait pas. Il lui fallait une victime expiatoire pour se venger du mal qu'on lui faisait. Parce qu'en sixième, Bastien s'était attaqué à lui au nom de son année d'avance et de son faible développement physique, Guillaume en avait fait de même avec Gaël qui possédait les mêmes caractéristiques. Puisque son père était homophobe et avait détruit sa famille à cause de l'homosexualité d'Alex, Guillaume s'inventerait un gay à martyriser.
Mais même si son instinct lui dictait de donner un coup de pied ou deux à son camarade, la tendresse de son frère retenait sa jambe. Au fond de lui, il savait qu'il se créait un monde pour justifier sa cruauté. Il se dégoutait. Alors, les yeux emplis de dégout, il tourna simplement le dos à la scène et s'enfonça en pleurant dans le couloir menant à la salle de classe. Toute la matinée, il la passa à griffonner des signes, symboles et insultes sur ses cahiers et à maudire sa misérable vie. Et lorsque vint l'heure du contrôle de mathématique, il perdit tous ses moyens. Gagné par le stress et la nervosité, il échoua lamentablement à résoudre des exercices pourtant simples qu'Aaron avait passé des heures à lui expliquer. Le résultat, qui tomba le jeudi, fut encore pire que ce qu'il avait craint : cinq sur vingt et une violente soufflante de la part de Monsieur Fontaine.
« Je vois que les vacances vous ont fait reprendre vos mauvaises habitudes, Monsieur Faure. Non seulement, vous perturbez la classe par vos remarques désobligeantes envers certains de vos camarades, mais en plus, vous confirmez votre faible appétence dans ma matière, malgré tout ce qu'on vous a nourri de mathématiques, et ce en pleine période des conseils de classe. Même si cette interrogation compte pour le troisième trimestre, soyez sûr que j'aurai votre résultat en tête lorsque viendra l'heure d'étudier votre dossier. Je suis déçu, profondément déçu, jeune homme. »
Même si, grâce à l'aide d'Aaron, l'adolescent avait réellement remonté sa moyenne, cet échec stupide venait en quelques secondes de briser tous ses efforts depuis trois mois. Ça aussi, c'était injuste. Ce n'était qu'un faux pas. Un simple faux pas qui ne pouvait pas remettre en question tout son travail accompli. Et Fontaine s'était jeté dessus tel un requin attiré par l'odeur du sang pour pouvoir à nouveau pratiquer sa fanatique entreprise de démolition. Pour sa défense, Guillaume ne pouvait strictement rien dire. Tout ce qu'il était autorisé à faire était de courber l'échine en prévision de la correction qui l'attendrait à la maison. Et ça, il ne pouvait le supporter.
De désespoir, après la dernière sonnerie, il s'enfuit en courant loin de cet établissement scolaire honni. Arrivé dans le parc municipal, il isola sur un banc pour pleurer et se lamenter. Ses yeux plongés dans ses mains, il ne vit pas qu'un de ses camarades l'avait suivi jusque là et s'était approché de lui. Ce ne fut que lorsqu'Aaron posa sa main sur son épaule qu'il remarqua sa présence. Le brunet affichait un air sévère, empli d'une profonde déception et assaisonné d'une pointe de colère.
« Putain Guillaume ! Mais t'as foutu quoi ? Y avait rien de compliqué ! La dernière fois, t'avais tout compris. C'est quoi le problème ? J'te jure, t'as intérêt à avoir une bonne excuse, parce que là, c'est clairement pas un problème de maths ! C'est Bastien, c'est ça ? Cette petite merde s'en est encore prise à toi ? »
Ce ton à la fois incrédule, inquisiteur et moralisateur, la petite peste ne le supporta pas. Violemment, les yeux vides et les joues détrempées, il laissa exploser toute la rage qu'il avait emmagasinée depuis quinze jours :
« MAIS VAS TE FAIRE FOUTRE, AAR ! Qu'est-ce que t'y connais à ma vie, bordel ? Qu'est-ce que ça peut te faire ? Nan c'est pas Bastien, il me parle plus celui-là, et tant mieux ! C'est... ça te regarde pas, casse-toi ! »
Depuis qu'ils se connaissaient, c'était la première fois que Guillaume appelait son camarade par le diminutif « Aar » que d'autres utilisaient de temps en temps sans que le concerné ne réagisse jamais, ni en bien ni en mal. C'était aussi la première fois qu'il lui hurlait dessus de la sorte. Cet étrange mélange de familiarité et de colère laissa Aaron coi quelques secondes avant, qu'enfin, il ne réagisse et n'attrape la fameuse petite peste par le bras et la hanche. Le geste, presque intime, causa un réflexe nerveux de la part de Guillaume qui se débattit maladroitement. Dans la bousculade, les lèvres du brunet touchèrent accidentellement sa joue. Loin de s'en excuser, Aaron assuma l'accident et le baiser et serra fort contre lui le pauvre animal. Surpris par cette sensation douce et agréable qui lui rappelait Alex, Guillaume, au bord de l'explosion, repoussa son camarade des deux mains.
« Lâche-moi, j'suis pas pédé ! J'suis pas comme mon frère ! MERDE »
Les fesses au sol, Aaron sourit. Enfin, la foutue petite teigne acceptait de se confier à lui. Ses larmes et sa bouche grimaçante trahissaient clairement le fond du problème. Avec douceur, le premier de la classe se redressa sur ses deux jambes et se laissa aller à une interrogation sincère.
« Ça tombe bien, j'aime pas trop ça, les pédés ! Enfin, les caricatures. Mais, euh... comment ça comme ton frère ? »
Choqué par cette révélation dont il occulta le mot caricature et ne retint que la négation de tous sentiments, Guillaume se reposa sur le banc et relâcha tous les muscles de son corps. Complètement vidé, il n'avait même plus la force de mentir ou de cacher quoi que ce soit. À quoi bon ? Le mal était déjà fait. Rien ne pouvait aller plus mal. Et Aaron était peut-être la seule personne qu'il estimait suffisamment pour lui raconter toute la vérité. Alors, tandis que le brunet, assis à ses côtés, lui posait une main tendre et compréhensive sur l'épaule, Guillaume déballa tout. Sa naissance ; ses premiers problèmes comportementaux au primaire qu'il estimait être le fait d'une maitresse qu'il n'aimait pas et qui le détestait ; son entrée en sixième et sa rencontre avec Bastien ; tous les sévices, parfois stupides et souvent cruels, que ce dernier et ses potes lui avaient fait subir ; ce diable qu'il avait au corps et qui le poussait à toujours se venger sur les autres, surtout les plus faibles ; les raclées qu'il prenait à la maison à chaque connerie ou mauvaise note, et qui malheureusement n'avaient jamais réussi à le dresser ; cette fessée parfaitement honteuse devant les oncles, tantes et cousins que son père lui avait sauvagement assenée lors d'un repas de famille alors qu'il ne la méritait même pas, et qui, la première fois, lui avait fait ressentir un véritable sentiment de haine et d'injustice ; l'homosexualité de son frère, avec le drame qui avait suivi et que le collégien n'arrivait toujours pas à concevoir et encore moins à accepter ; les derniers mots de son père, enfin, qu'il n'avait toujours pas compris.
« Pourquoi Aar ? Pourquoi mes vieux ont fait ça ? Comment on peut faire ça à ses propres gosses ? »
Ayant été attentif à toute l'histoire, son interlocuteur joignit ses doigts au niveau de son visage. Qu'est-ce qui pouvait pousser des êtres humains à se comporter ainsi comme des chiens ? Il avait bien du mal à répondre. La cruauté, la bêtise et la méchanceté ne trouvaient jamais de justifications rationnelles. Ce qu'il venait d'entendre le révoltait d'autant plus profondément que, lui-même...
Non, cela, il ne pouvait pas le dire. Pas à Guillaume en tout cas. Pas dans cet état. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était lui expliquer de manière claire et précise la connerie qui avait gangréné le cerveau de ses géniteurs. Ce n'était pas une opinion, mais une analyse franche, directe et sincère :
« Tu sais, je crois que tes parents sont juste cons et qu'ils n'ont rien compris. Déjà, ils sont intolérants, et franchement, c'est pas cool pour ton frère. Ensuite, ils pensent qu'être actif, c'est moins grave, c'est pour ça qu'ils lui en veulent plus à lui qu'à son mec. Ils pensent que, si t'es actif, y a encore une chance que tu sois normal ! Après tout, hein, un trou c'est un trou, donc que tu pilonnes celui d'un mec ou d'une fille, tu pilonnes quand même ! Donc c'est moins gênant ! Alors que dans l'autre sens... c'est foutu ! »
Même s'il ne faisait qu'expliciter des pensées qui n'étaient pas les siennes – bien au contraire –, Aaron avait un petit quelque chose dans la voix et l'intonation qui donnait à ses paroles un air de vérité. Guillaume en était subjugué. Autant d'intelligence sortir de la bouche d'un garçon de son âge ? Il ne croyait même pas cela imaginable. Et pourtant, la bouche entrouverte, il comprenait enfin.
Il comprenait ce que son père reprochait à son frère. Il comprenait que le problème d'Alex, ce n'était pas tant son homosexualité que sa passivité. Une petite nuance qui faisait toute la différence. Une petite particularité qui avait tout ravagé sur son passage. Parce qu'il avait abandonné sa virilité au placard duquel il s'était fait jeter à coup de pied au cul, son frère n'avait pas le droit d'être heureux.
C'était injuste, mais c'était ainsi, et il n'y avait rien que Guillaume ne puisse faire pour changer cela. Regardant Aaron dans les yeux, la petite peste hésita à le remercier. Ce foutu brun venait d'éclaircir ses pensées. Une envie folle de s'excuser d'avoir été aussi teigneux au début d'année lui traversa l'esprit. Pourtant, ce petit quelque chose resta bloqué au fond de sa gorge. Il n'arrivait pas à le dire. Il n'arrivait pas à exprimer son admiration qui n'avait fait que grandir au fil des mois. Il n'aurait fallu que quelques mots pour qu'ils deviennent amis. C'était tout ce que Guillaume désirait. Mais ce n'était tout simplement pas possible.
À la place, le collégien se releva et s'en alla, sans même un sourire. Sa fierté l'empêchait de s'abaisser à quémander de l'attention ou à afficher de la gratitude. Il était une peste. Une vraie peste. Pas un gentil. Depuis l'enfance et jusqu'à présent, il n'avait jamais dérogé à cette nature, sa véritable nature. C'était stupide, mais c'était comme cela. Il ne voulait pas de la pitié du jeune brun. Il souhaitait son respect. Il désirait celui du monde entier, à qui il vouait une haine profonde et totale. Il était trop en colère pour supplier à genoux. Il ne voulait plus jamais avoir à le faire. Bastien, son père, Fontaine... jamais plus il ne s'abaisserait à se courber devant eux. Devant personne. Il voulait briller comme son camarade le faisait si bien depuis le début de l'année. Si Aaron devait le regarder dans les yeux, alors cela devait être d'égal à égal, et pas autrement.
Peut-être que, si à cet instant, la rage et le dégout de Guillaume n'avaient pas été aussi intenses, sa vie aurait été bien différente. Guidé par sa haine, les mots maladroits d'Aaron devinrent son nouvel évangile, et tant pis s'il ne les comprenait pas ou faisait exprès de ne pas les comprendre. Alex n'avait pas le droit au bonheur ? Tant que son père n'aurait pas reconnu son erreur, alors personne dans la même condition n'aurait jamais le droit. Tel un fanatique, il s'imaginait le bras armé de la justice. Sa justice. Entre détestation des autres et amour de son frère, l'adolescent ne faisait plus trop la différence. Son esprit était trop embourbé pour cela. Pendant près d'un quart d'heure, il erra dans le parc sans but, perdu dans ses propres pensées destructrices. Et quand enfin il revint à son point de départ, Aaron n'était déjà plus là. Mais le banc n'était pas vide pour autant. À sa place, une bande de jeunes adolescents de son âge discutait de manière passionnée.
Si on occultait quelques filles au nez bien poudré pour leur âge qui s'activaient comme des greluches autour de la plus maquillée d'entre elles – sans doute la leader –, plusieurs visages sortaient du lot. Une jeune demoiselle un peu boulotte aux longs cheveux châtains et aux origines multiples, variées et indéfinissables ; un garçon quelque peu maniéré mais plutôt agréable physiquement et particulièrement avenant ; un autre plus en retrait à la coiffure bouclée et à la timidité visible jusqu'à ses lunettes derrière lesquelles il se cachait... à leur apparence physique, leur look de petits bourgeois friqués et leurs fringues de marque, Guillaume détermina rapidement qu'il avait affaire à une bande de Voltaire, le collège voisin bien plus réputé que Jean Moulin où finissaient tous les fils de bonnes familles. Même si les deux établissements scolaires n'étaient distants que de quelques centaines de mètres, ils faisaient partie de deux mondes différents. Jamais les élèves de ces univers ne se mélangeaient. Le mépris était trop grand. Ceux qui fréquentaient l'un refusaient de s'associer à ces merdeux prétentieux de l'autre. Et ceux qui étudiaient dans l'autre ne pouvaient imaginer parler aux bouseux débiles et violents de l'un. À bonne distance, Guillaume n'essaya même pas d'entamer la conversation. Tout juste attendit-il que son banc se libère en grognant et en écoutant discrètement de quoi les petits Voltairiens discutaient. Ce n'était pas bien compliqué, d'ailleurs, vu à quel point la plus décolorée du groupe – encore plus superficielle que Jessica – hurlait fort et rigolait grassement. Le sujet n'était pas inintéressant. Cela parlait des dernières rumeurs à la mode. Même s'il n'en connaissait pas les protagonistes, Guillaume n'en manqua pas une miette.
« Je te jure Matthieu ! La mère de Kilian trompe son mari ! Même qu'elle serait alcoolique. Attends, il y a même des photos et des détails qui circulent ! On a même le nom du mec qui se la tape. Bruno qu'il s'appelle. Quand j'ai demandé à Kilian cette après-midi en histoire, il est devenu livide. T'as vu sa tronche ? Il s'est décomposé sur place. Même que Bruissière l'a envoyé à l'infirmerie quand il l'a vue blanchir. C'est bien une preuve, non ? »
Incrédule et choqué, le garçon un peu maniéré s'emporta pour défendre l'honneur de son camarade :
« Arrête de raconter des conneries, Magalie ! T'es vraiment trop conne. C'est Adrien qui t'a raconté ces merdes, c'est ça ? Il n'arrête pas de s'en prendre à Kil depuis quelques semaines. C'est simple, depuis que Gabriel a déménagé, on dirait qu'il s'acharne. »
« Mais nan, n'importe quoi, c'est pas lui ! », répondit l'adolescente en ouvrant grand la bouche comme une bécasse et en utilisant sa main comme éventail. « Adri, il en a rien à foutre, il m'a même assuré qu'il n'était pas au courant quand je lui en ai parlé. J'l'ai vu sur un groupe secret sur Facebook dont le lien circule depuis quelques jours, c'est Victor qui me l'a envoyé pour me demander ce que j'en pensais. Attends, j'te montre, tu vas voir. Ah, tu vois ? Moi, en tout cas, je dis, sa mère à Kilian, c'est une pute. »
« Mais ferme-là, Mag ! », s'emporta immédiatement une autre fille du groupe, choquée autant par les insinuations de sa camarade que par les insultes qu'elle découvrait sur le téléphone. « Tu vois pas que tout ça, c'est de la merde pour lui nuire ? Et même si c'était vrai, c'est pas une raison pour le répéter à tout le monde. Il y est pour rien si sa vieille se comporte mal... »
« Oh ta gueule, Alice ! C'est bon, on a compris que t'étais amoureuse. Mais nan, rêve pas, même si tu prends sa défense, c'est pas ça qui fera que Kil sera sur toi ! À part son rouquin, sa Coréenne, ses peluches et ses jeux vidéo, y a que son escrime qui l'intéresse. Un vrai bébé ! J'suis sûr qu'il s'est même jamais branlé ! Enfin, avec la mère qu'il se tape, c'est sûr, ça doit pas donner envie de s'intéresser aux filles... »
Même si Guillaume ne comprenait pas tout, cette discussion le fascinait. Il n'y avait vraiment pas qu'à Jean Moulin que les jeunes étaient de vraies pourritures entre eux. Même chez ces brèles de Voltaire, le venin était dans toutes les bouches. Il suffisait de balancer une rumeur sur le net pour que tout le monde s'en empare et en discute comme s'il s'agissait d'une vérité vraie. Le coup du groupe secret sur Facebook, c'était quand même une idée brillante. Une idée que la petite peste s'empressa d'inscrire dans un coin de sa tête, sans la moindre compassion pour la victime supposée. Après tout, ce Kilian, il ne le connaissait pas. Et ce n'était pas le genre de prénom dont il pouvait se souvenir facilement. À peine avait-il fait trois pas en direction de la sortie du parc qu'il l'avait déjà oublié. Seul restait dans son esprit la discussion qu'il venait d'avoir avec Aaron. Une étrange résolution s'était emparée de son corps tout entier. Se promener lui avait remis les idées en place. L'heure n'était plus à l'apitoiement mais à la vengeance. Et tant pis si ses cibles étaient aussi innocentes que le garçon de Voltaire. Après tout, son frère l'était tout autant. Ce n'était que justice.
En arrivant vers le grillage, il crut voir une ombre sombre disparaitre au coin d'une rue. Se frottant les yeux, il crut reconnaitre Aaron. Sans doute son camarade avait-il lui aussi trainé quelques instants dans le parc avant de s'en aller. Il était de toute manière trop tard pour lui courir après. Même les éléments semblaient contre cette éventualité. Dans le ciel, un vent violent avait fait s'éloigner les nuages. Le soleil, bas dans le ciel, brillait encore suffisamment fort pour projeter sa lumière orangée sur le sol. Suivant des yeux la trace lumineuse, Guillaume aperçut un jeune garçon en jogging coloré et aux cheveux aussi blonds que les blés qui, venant d'arriver, pleurait à chaudes larmes les fesses posées sur la pelouse. À ses côtés, un adolescent à la coiffure rousse le tenait par l'épaule et lui répétait à voix basse qu'il ne fallait pas se mettre dans des états pareils pour de veines paroles et que cela allait aller. Ils avaient plus ou moins son âge. Si le rouquin était quelconque, le blondinet semblait étrangement mignon, même s'il cachait une large partie de son visage entre ses mains. La couleur de ses yeux, Guillaume ne put la confirmer, faute de pouvoir les apercevoir, mais il la devinait magnifique et subtile. Ce qui surprenait le plus la petite peste, c'était la fragilité apparente du bonhomme, pourtant déjà adolescent. Malgré son allure sportive, il semblait doux et innocent comme un agneau. Pendant plusieurs secondes, Guillaume resta là à l'observer sans bouger ni même chercher à comprendre ce qui avait pu provoquer cette étrange tristesse. Un sentiment étrange s'empara de lui. Il se reconnaissait dans ce personnage. Il y retrouvait sa faiblesse et ses larmes, celle qu'il avait versées quelques instants plus tôt, celles qu'il ne verserait plus. Pendant quelques secondes, il s'imagina ce qu'aurait été la réaction d'Aaron si ce dernier été resté quelques minutes de plus et avait croisé les joues roses et la peine sincère de ce tendre agneau. Sans doute le brunet aurait été touché par la scène. Probablement aurait-il trouvé désagréable de le voir pleurer. Peut-être aurait-il cherché à comprendre et se serait-il approché, la main ouverte, vers l'étrange duo pour entamer la conversation. Éventuellement se serait-il même attaché à ce petit ange tombé du ciel et perdu en plein gazon, au point d'en devenir l'ami, le confident et peut-être même encore plus.
Guillaume explosa de rire. Il divaguait complètement. Ce n'était pas Aaron qui s'était arrêté pour observer la scène, c'était lui. Et lui, il n'avait rien à voir avec son camarade. Il ne possédait ni les mêmes talents, ni la même compassion. Cette tristesse ne le touchait pas. Elle l'excitait. S'il ne voyait pas distinctement le visage du blondinet, il devinait ses larmes et entendait ses sanglots, et cela le revigorait. En rentrant les mains dans les poches chez lui, oubliant déjà presque tout de l'insolite inconnu et de sa tristesse sincère, il ne regretta qu'une seule chose : ne pas en avoir été à l'origine.
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