6. Février - Alex
« Arrête Aaron ! J't'en supplie, arrête ! Dis-lui de partir, j'ai peur... À l'aide ! »
Accroupi, un dictaphone à la main placé sous le nez de Bastien, le brunet commençait à perdre patience : recroquevillée contre un mur de la chambre de son camarade, la petite brute était tellement terrorisée qu'elle en oubliait de répondre aux questions. C'était énervant. Si Aaron l'avait conviée chez lui ce premier samedi après-midi du mois de février, ce n'était très clairement pas pour lui jouer un morceau de piano, prendre le thé ou l'écouter braire. Non, l'objet de la rencontre était purement diplomatique. Il était plus que temps de discuter pour essayer de mettre fin aux tensions qui pourrissaient depuis trop longtemps la vie de leur classe. Comprenant que son intérêt était de répondre positivement à l'invitation s'il voulait avoir la paix et pouvoir continuer à gérer tranquillement ses affaires, le « Patron » s'était présenté à l'heure convenue, loin de se douter dans quel horrible traquenard il venait de tomber.
« Pas avant que tu n'aies confessé toutes les saloperies que tu as fait subir à Guillaume, autant ce que j'ai vu au château de Grignan et au collège que ce que j'ignore. Grouille-toi Bastien, je n'ai pas toute l'après-midi, et mon chien à vraiment faim, je ne vais pas pouvoir le retenir très longtemps. »
Assis aux pieds de son maître, Mistral remuait joyeusement la queue en lâchant quelques aboiements ravis. Il était si rare que son meilleur ami ramène un copain à la maison ! Même s'il ne comprenait pas tout à l'activité en cours, l'animal tenait à faire bonne figure en obéissant aux ordres. Après tout, il était un canidé modèle. Et là, avec ce nouveau compagnon de jeu, il s'amusait beaucoup. Cela ressemblait fort aux séances de dressage qu'il avait partagées avec son brun, où il devait rester immobile un certain moment avant d'enfin recevoir l'autorisation de se jeter sur une friandise. Il adorait.
« Putain, J'AI PEUR Aaron ! J'ai peur... »
Ça, l'adolescent aux cheveux noirs le savait bien. Toute la classe le savait. Il était de notoriété publique que, depuis un accident au primaire qui lui avait laissé une vilaine balafre sur la joue, Bastien avait une peur panique de tout ce qui avait quatre pattes et un museau, du chiwawa au pitbull. C'était même d'ailleurs ce qui avait poussé le brunet à l'inviter chez lui pour lui présenter son compagnon à poils blancs. La petite terreur s'amusait à jouer sur ce qui tétanisait les autres, à commencer par Guillaume et son vertige ? Il était urgent de lui donner une petite leçon et de lui inculquer quelques notions de bien et de mal.
Ce n'était pas qu'Aaron se considérait foncièrement comme un redresseur de tort, mais simplement qu'il détestait l'injustice et le harcèlement scolaire pour lui-même en avoir été un peu la cible au primaire. De victime, il avait décidé de devenir le tortionnaire des bourreaux. Son fait d'armes dont il était jusqu'à présent le plus fier avait été de monter sur une table pendant les dernières vacances d'été pour défendre l'honneur d'un camarade martyrisé par des brutes épaisses. Mais là, il n'était pas non plus mécontent de son plan. Faire venir Bastien jusqu'à dans sa chambre dans laquelle Mistral était planqué derrière le lit avait été un jeu d'enfant. Verrouiller la porte n'avait pris que quelques secondes. Il ne lui restait plus qu'à faire cracher ses aveux sur cassette au « Patron ». Soupirant et se grattant la tête, il reposa une nouvelle fois sa question. Il voulait des aveux complets et exhaustifs avec des détails vérifiables et incontestables.
Bastien avait beau hurler, personne ne semblait vouloir venir à son secours. Le loft était vide, la logeuse qui occupait un petit appartement du rez-de-chaussée à moitié sourde. Il tremblait. L'ignoble cabot situé à cinquante centimètres de son visage n'attendait qu'un seul mot pour lui sauter à la gorge. Pleurant à chaudes larmes et gémissant comme jamais, il confessa tout. Les coups dans les toilettes, les insultes, les humiliations, le château de Grignan, et même les branlettes qu'il avait imposées à son camarade en novembre. Pour sa défense, il rappela tout de même que Guillaume n'était rien d'autre qu'une peste, et qu'il avait eu raison de lui faire subir tout cela. Que toute la classe lui en était même reconnaissante et le respectait pour cela. Figé sur place par toutes les atrocités dont il n'avait même pas soupçonné l'existence, Aaron avait enregistré toute cette logorrhée verbale sans prononcer le moindre mot. Et lorsqu'enfin Bastien arriva au bout de son histoire, seuls deux mots purent sortir de sa gorge sèche et nouée par le dégout :
« Mistral, va... »
Captant enfin le signal tant attendu, le chien redressa la tête et se jeta d'un seul coup sur l'invité. Enfin, il pouvait lui témoigner toute son affection en lui léchant le visage, ce qu'il ne priva pas de faire. De son côté, Bastien vit son cœur battre son record de battements par minute. En sentant ses larmes épaisses se mélanger à la bave canine sur sa joue, le « Patron » hurla. Il suffoquait. Il haletait. Il se liquéfiait sur place. Il n'était plus rien. Ses pleurs risibles se mêlèrent à ses grimaces. Alors que Mistral lui recouvrait la bouche de sa langue, il appela même sa maman, qui jamais ne vint. Le ridicule de la situation finit même pas attendrir Aaron. Au bout de plusieurs minutes de spectacle, ce dernier attrapa son fidèle compagnon par le collier et le serra dans ses bras. Tétanisé contre son mur, Bastien respira de toutes ses forces en dévisageant le monstre qui venait de lui faire vivre la pire et plus humiliante expérience de toute sa vie. Une rage profonde et une envie folle de laisser son poing s'écraser sur la joue de son camarade s'empara de lui. Le brunet la calma immédiatement en secouant son dictaphone de la main droite et en caressant son chien de la gauche.
« Maintenant mon gros, on va passer un petit accord tous les deux. Tu emmerdes encore une seule fois Guillaume ou un autre, cet enregistrement finit sur le bureau du principal, et tant pis si ça me fait tomber avec toi. Et arrête de chialer, t'es pathétique. Mistral n'a jamais mordu personne, c'est un amour, ce clebs, tu ne risquais strictement rien. Là, t'as vu ? Il t'a fait plein de bisous pour te réconforter parce que tu pleurais. Après, c'est un chien, donc ne lui en veut pas s'il ne comprenait pas que c'était sa faute si tu pissais dans ton froc. Bon, j't'offre un truc à boire ? Avec tout ce que tu as chialé, tu dois être un peu déshydraté, non ? »
La goutte au nez, Bastien secoua énergiquement la tête. Étrangement, il n'avait plus vraiment envie de voir si son camarade bluffait. L'expérience lui avait suffi. La peur le rendait docile comme une carpe koï. Sans problème, il mangerait dans la main du garçon qui venait de le dompter.
« Un... un verre d'eau, s'il te plait... »
En cours, le changement de comportement de Bastien se vit dès le lundi suivant. Sa première action de la journée fut de convoquer Guillaume pour lui rendre sa liberté. La scène se déroula en tête à tête dans les toilettes où la petite peste avait si souvent morflé. Se tenant contre le mur, la brute n'y était pas allée par quatre chemins :
« Je ne veux plus de toi dans ma bande. Tu m'parles pas, j'te parle pas, pas de questions. Si tu dis à une seule personne ce que je t'ai fait subir, je te tue. Sinon, du vent. Allez, casse-toi, j'veux plus te voir, dégage ! »
Les yeux grands écarquillés, Guillaume avait accueilli de manière assez incrédule cet épilogue à deux ans et demi de harcèlement et de cruauté. Et pourtant, il ne lui fallut que quelques jours pour constater que son calvaire venait bien, en effet, de prendre fin. Ni moquerie, ni insulte, ni gage, ni coup... Bastien lui foutait une paix des plus totales. Tout le mois de février, le « Patron » resta dans son coin, à n'adresser la parole à personne d'autre qu'à ses plus proches amis et à trembler à chaque fois qu'Aaron passait à côté et lui lançait des sourires complices. Mais personne n'en avait grand-chose à faire. Ce qui animait la plupart des conversations, c'était bien la Saint-Valentin qui approchait à grand pas. Forcément, à peine un certain petit brun avait-il emballé Jessica que cette dernière s'était empressée de confirmer sa rupture avec ce naze de David et de vanter les mérites de son nouveau mec, sans doute le plus mignon, tendre et attentionné de tous les quatrièmes. Et tout cela au plus grand désespoir du concerné, obligé de se coltiner ses histoires de faux ongles, de stars de la pop anglaise et de jalousie entre filles, aussi bien la journée à chaque pause que le soir au téléphone pendant des heures. La jeune fille était persuadée d'être amoureuse. De son aveu, jamais elle n'avait été aussi entichée d'un garçon. Même qu'elle se sentait enfin prête à faire des choses qu'elle avait toujours refusées à un David un peu trop pressant. Enfin, seulement si Aaron assurait pour la fête des amoureux. Englué dans cette relation qu'il n'avait jamais imaginée aussi peu stimulante intellectuellement mais dont il avait besoin pour asseoir sa domination sur le groupe classe et tenir un certain bellâtre en respect, le brunet promit en plein cours d'espagnol d'emmener sa belle au centre commercial lui acheter une bague. Enfin, une bague fantaisie pas chère, hein, qu'il avait vue dans une petite boutique de fripes. Ce qui comptait, c'était le symbole, pas de vider son maigre compte en banque. En plus, il était trop jeune pour en avoir un et gardait toutes ses économies en liquide dans une caissette. En yen, il était plutôt riche. Mais en euros, il était quand même un peu sur la paille.
Le jour venu, l'adolescent aux cheveux corbeau attendit la fin des cours pour tenir sa promesse. Sa pimbêche au bras, il déambula fièrement entre les magasins, un sourire crispé aux lèvres, avant de lui payer un coca dans un petit café où personne ne le connaissait. Étrangement, le moment le plus désagréable ne fut pas lorsqu'il dut sortir son portefeuille pour payer la breloque promise, ni même de supporter les piaillements aigus de joie de Jessica en train de joindre les poings près de sa bouche telle une poularde en mini-jupe devant un si magnifique présent, mais bel et bien ce qui suivit cette « innocente » promenade. Ravie du petit bijou qui ornait son doigt recouvert d'un faux ongle aussi long que laid, l'adolescente s'était jetée sur la bouche de son petit ami pour y engouffrer sa langue baveuse jusqu'à l'étouffement. Et tant pis si, en même temps, elle lui comprimait l'intérieur du slip avec le genou et lui tailladait le dos. Après tout, c'était « son » Aaron-en-sucre à elle, et personne n'avait le droit de juger ses démonstrations d'affection en public. Pas même le concerné, qui grimaçait de douleur. Enfin, cela n'était qu'un mauvais moment à passer, pensa-t-il naïvement. Ce ne fut que lorsqu'elle lui mordilla l'oreille qu'il réalisa qu'il était loin du compte.
« On va chez moi ou chez toi ? »
Déglutissant d'effroi, Aaron tourna de l'œil. Il sentait très mal la chose. Les mains de plus en plus baladeuses de sa camarade ressemblaient à une étrange prison. S'il n'avait pas encore pris perpétuité, il ne pouvait que redouter la peine à laquelle il se sentait condamné. Une seule chose était certaine. Il n'était pas question qu'il souille le loft de ses parents, sa chambre, et surtout son lit, de la présence de sa cruche personnelle.
« Chez toi, chez toi... »
Au moins, si les choses tournaient mal, il trouvait plus simple de trouver une excuse pour s'éclipser que de foutre la décolorée à la porte. Pour le reste, bien que la situation lui déplaisait, il ne pouvait pas reculer. Il était un fier mâle viril et se devait de tenir son rang. Et puis, s'il n'avait pas une grande expérience de « la chose », il n'était pas non plus un total néophyte en la manière. L'année précédente au Japon, il s'était formé à l'art ancestral de l'onanisme. Une lycéenne lui avait servi de professeur, un petit demi-nippon de partenaire d'entraînement. Une seule fois, certes, mais il en avait plutôt gardé un bon souvenir. Pour le reste, il s'exerçait souvent seul, ce qui lui permettait d'avoir une assez bonne maitrise de son corps, chose dont il n'était pas peu fier. S'il devait assurer, il le pouvait sans problème. Même s'il ne l'avait jamais emprunté, il connaissait le chemin et savait comment se tenir. Le seul problème, c'était qu'il n'en avait pas la moindre envie. En tout cas, pas avec elle. Il ne l'aimait pas. Certes, il ne détestait pas cette adolescente naïve, prétentieuse et un peu stupide, mais il n'avait pour elle que du mépris et une certaine indifférence. S'il sortait avec, c'était avant tout par vanité. Le peu d'innocence qui lui restait, il ne voulait surtout pas le perdre avec cette pauvre fille. Non, ce moment, il le réservait pour celle – ou celui – dont il tomberait sincèrement amoureux.
« On ne fait que les préliminaires, d'accord ? »
Alors que son petit ami se tenait devant elle, son magnifique boxer rouge et bleu aux mollets, Jessica soupira de déception, puis se saisit de l'animal à pleine main sans même enlever ses sous-vêtements. C'était sa manière à elle de punir le malotru qui refusait de cueillir la fleur qu'elle se sentait enfin prête à lui offrir pour, enfin, devenir une vraie femme. Ça, son passage à l'âge adulte, elle en avait déjà informé toutes ses bonnes copines. Ce qu'elle n'avait jamais voulu faire avec David, elle le désirait à présent ardemment, surtout depuis que Solène, des quatrièmes C, l'avait fait deux semaines plus tôt avec son petit ami. Jessica détestait cette pouffe qui avait une plus grosse poitrine, un plus gros cul et un plus gros sac à main qu'elle. En quelques mots : Solène était une vraie salope. C'était en tout cas ce que pensait la fille la plus maquillée et jalouse de tout le collège.
Au moins, ce que Jessica avait entre les doigts, elle ne comptait pas le lâcher comme ça. Avec un acharnement rare, elle s'efforça de le remuer dans tous les sens afin de voir s'il bavait aussi bien que celui de son précédent copain qui lui avait montré toute l'étendue de sa fougue à la webcam. Grinçant les dents de douleurs devant la nervosité de sa partenaire qui était à deux doigts de lui arracher le frein et qui griffait tout ce qu'elle pouvait, Aaron se trouva rapidement obligé de reprendre les choses en main. Soufflant délicatement sur la pauvre bestiole rouge d'endolorissement, il s'excusa pour cette fin prématurée causée d'après lui par un « orgasme à sec » en mentant de manière éhontée à propos du plaisir qu'il avait ressenti durant l'acte.
Le lendemain, si le brunet garda le silence quant à cette expérience, sa petite amie ne manqua pas de raconter à toutes ses copines à quel point sa Saint-Valentin avait été le plus beau jour de toute sa vie et à vanter la virilité de son mec qu'elle avait pu amoureusement caresser.
Au final, cette petite idylle provoqua deux types de réactions sur son passage : ou l'admiration et l'attendrissement de ceux qui la croyaient sincère et la trouvaient mignonne, ou la frustration de ceux qui ne la supportaient pas. C'était principalement le cas de Gaël.
Comprenant après coup de quelle farce il avait été le dindon, le jeune adolescent avait affiché une certaine rancune envers son camarade et s'était replié sur lui-même dans son univers musical, abandonnant ses prétentions vis-à-vis de Samia. À quoi bon ? Aaron lui avait conseillé de se déclarer pour la Saint-Valentin ? Il en était hors de question : il ne faisait plus la moindre confiance à ce foutu brun qui ne s'était rapproché de lui que pour mettre le grappin sur sa sœur. Et puis, du courage pour avouer ses sentiments au grand jour, il lui en manquait cruellement. Observant tout cela de loin, Guillaume en tira ses propres conclusions. Si David était une mouche, alors Gaël avait été la tapette avec laquelle Aaron avait écrasé l'insecte sur la vitre du car lors de la sortie au château de Grignan. L'attitude du frêle adolescent semblait abonder parfaitement dans le sens de ce que la petite peste croyait depuis longtemps. Son camarade, amoureux de Samia comme le lui avait expliqué Aaron en décembre ? Il n'y croyait pas du tout. Tout ce que Gaël avait montré, c'était qu'il était une boule de frustration jalouse de sa sœur, et donc sans aucun doute amoureux du brun. Un gros gay d'autant plus énervant que personne ne voulait le voir.
Il fallait dire que ces dernières semaines, la haine de la petite peste envers cette particularité s'était faite plus prononcée. En cause, les remarques de plus en plus désobligeantes de son père sur le sujet et le débat à propos du mariage pour tous qui était dans toutes les têtes. Deux hommes, se marier ensemble ? Cela ne correspondait pas du tout à son éducation. Et il était bien trop soumis à son géniteur pour la remettre en question. Alex avait essayé, lui, de résonner le chef de famille, en arguant que cette loi ne changerait rien pour les personnes dites « normales » qui ne perdaient aucun droit. Et ce n'était pas parce qu'elle était débattue en première lecture à l'assemblée nationale qu'il fallait se couvrir de ridicule en allant manifester avec tout ce que la France avait de plus réac et détestable. La réponse de Serges fut immédiate et claquante. Du plat de la main. Il ne permettait pas à son fils de lui parler sur ce ton. Lui, il était fier d'être allé dans la rue le premier dimanche du mois pour défendre l'honneur de son pays, et n'hésiterait pas à recommencer à la moindre occasion. Avec sa femme, ils étaient d'ailleurs conviés par des amis à une réunion d'information le premier samedi des vacances pour s'organiser contre cette ignominie. Impassible, son aîné s'était simplement rassis en lui souhaitant bien du plaisir.
Heureusement pour Guillaume que, scolairement, tout allait mieux, sans quoi il n'osait même pas imaginer ce qu'il aurait pris. Grâce à ses efforts et à l'aide reçue en maths, sa moyenne dans la matière du vieux Fontaine avait légèrement augmenté. Ne plus avoir Bastien sur le dos était aussi une délivrance qui avait eu un impact positif sur ses résultats. Bien entendu, il s'était posé la question du pourquoi du comment. Il n'avait aucune preuve, et pourtant, au fond de lui, il savait qu'il devait cette libération à un seul de ses camarades, un camarade aux cheveux bruns et à la classe folle. Même si Aaron niait avec conviction y être pour quelque chose, son petit sourire en coin le trahissait.
Ainsi, jusqu'aux vacances, pas un seul incident ne vint troubler le nouvel ordre social instauré par le brunet dans la quatrième B. Le samedi matin, Guillaume fit la grasse matinée jusqu'à onze heures, jusqu'à ce que son grand frère le réveille à l'aide d'un baiser sur le front.
« Debout Guigui ! Allez, lève-toi ! J'ai un petit service à te demander. »
Encore à moitié endormi, l'adolescent s'étira dans son lit avant de doucement ouvrir les yeux en ronronnant. Avec une certaine tendresse, Alexandre lui passa la main dans les cheveux. Il semblait stressé, ce que ne manqua pas de remarquer son petit frère.
« Tu veux quoi, Alex ? »
« Je voulais te demander s'il était possible de me laisser la maison cette après-midi. Papa et maman vont à leur réunion à la con, j'en ai profité pour inviter Yann, j'veux lui montrer un truc sur l'ordinateur. Je... euh... des trucs d'adultes. Je ne voudrais pas que toi ou ta sœur tombiez dessus par accident. »
Étonné, Guillaume se passa la main sur la joue. Ce qui le surprenait, ce n'était pas tant que son grand frère mate des vidéos pornos, mais plutôt que ce dernier s'imagine que lui n'en avait jamais vues. D'une certaine manière, il trouvait cela mignon. C'était le signe que son aîné le croyait encore innocent. Pure chimère, forcément, mais qu'il ait cette idée fausse sur son compte ne lui déplaisait pas du tout. Avec un sourire faussement naïf au visage, le collégien répondit favorablement à cette bien étrange demande :
« Si tu veux. J'irais faire du skate au parc si le temps n'est pas trop dégueulasse, sinon, j'irais squatter chez Jhos. »
Vers les coups de treize heures, Serges et sa femme sortirent la voiture et se mirent en route. Trente minutes plus tard, Guillaume enfilait ses chaussures. Après un clin d'œil coquin et complice à son frère, le collégien grimpa sur son skate et disparut au coin de la rue. Pendant un peu moins d'une heure, emmitouflé dans un pull épais en laine offert par sa grand-mère lors du précédent Noël, Guillaume multiplia les rides et autres petites figures, tombant quelques fois, se relevant tout le temps. Quand enfin le froid se fit trop mordant, il se décida à rebrousser chemin et à rentrer se mettre au sec pour s'enfiler au fond du gosier un chocolat chaud qu'il espérait préparé avec amour par son grand frère. Après tout, il lui avait laissé bien assez de temps pour se palucher devant des vidéos de femmes fatales. Et surtout, il était un peu curieux. Il avait une envie folle de lui demander des détails comme monnaie d'échange à son silence. C'était certes un peu vicieux, mais rien que d'y penser, il en rigolait d'avance. Pourtant, lorsqu'il arriva sur le seuil de la porte d'entrée, son sourire s'envola immédiatement. Une ambiance lourde s'était emparée des lieux. Des cris provenaient de l'étage. Une dispute. La voix de son père. Courant jusqu'à la chambre de son ainé, ce qu'il vit cette après-midi-là lui scia les jambes et lui donna une franche envie de vomir qu'il ne put retenir qu'en plaquant ses mains à la bouche et en ravalant toute la bile qui avait remonté son œsophage.
Ce qui le fit pleurer, ce ne fut pas d'apercevoir Alex et Yann dans des tenues très légères, ni même la capote et quelques jouets phalliques jetés sur le sol. Certes, la surprise était de taille. Découvrir que son frère était... ça ? Cette chose qu'il avait toujours détestée ? Il ne voulait même pas y croire. Clairement, c'était dégueulasse. Et pourtant, cela restait son frère, son confident, son meilleur ami et le seul être sur cette terre dans les bras de qui il pouvait librement épancher son chagrin et parler de ses nombreux malheurs. Alex, Guillaume l'aimait par-dessus tout. De sa part, il n'y avait rien qu'il ne pouvait accepter, même si la vérité avait un arrière-goût aussi ignoble et hideux que cette scène. Son grand frère et Yann n'étaient pas simplement des meilleurs potes. Ils ne l'avaient même jamais étés. Depuis le début, c'était « ça » qu'ils faisaient ensemble. C'était « cette chose » nommée « sentiments » qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre. Cette douceur, cette sensualité, cette tendresse, les fugues discrètes en pleine nuit qui finissaient au petit matin, les cachotteries, les disputes avec les vieux, le regard méprisant de ces derniers... Tout se dévoilait sous un jour nouveau. Ce n'était pas que Guillaume ne savait pas. Il savait. Il l'avait toujours su. Il n'avait simplement jamais voulu le voir. Et là encore, il ne voulait pas. Tout cela n'avait aucune importance. C'était son frère. Il avait tous les droits. Et le premier était d'être heureux, même si pour cela, il devait s'envoyer en l'air avec un mec.
Ce qui fit réellement pleurer Guillaume comme rarement avant, ce fut surtout la réaction de son père. Sans surprise, Serges ne partageait pas du tout son opinion. La manière dont il tapait sur son « dégénéré de fils » en l'insultant en était la preuve. Ah ça, pour hurler, il hurlait. Comme si la rage s'était emparé de son corps tout entier. Comme si des mois, des années de doutes, de soupçons et de haines sortaient d'un seul coup.
« Je le savais ! Je le savais ! Je te l'avais bien dit, chérie, que ton fils en était un ! J'en étais sûr ! Tu vois qu'on a eu raison de nous planquer ! Ah ça, je l'avais senti. Allez, cassez-vous, cassez-vous tous les deux ! Oui, toi aussi Alex ! Je ne veux pas d'un pédé sous mon toit ! Jamais ! »
La gorge nouée, la mâchoire contractée, le corps endolori, les yeux chargés, mais le front haut et fier, Alex se rhabilla, sa saisit d'un sac et y jeta son ordinateur, sa trousse de toilette, quelques-uns de ses vêtements préférés et son album-photo d'enfance où son cadet trônait sur la couverture. Soutenant le regard de son père et, à la différence de Yann qui tenta tout pour le raisonner, il refusa de le supplier et de lui montrer ses larmes. En partant main dans la main avec son petit ami, il ne se retourna qu'une seule fois. Une dernière fois.
« Je ne vous hais pas pour ce que vous venez de faire. Je vous méprise juste. Ce n'est pas vous qui me virez, c'est moi qui m'en vais. »
Sous le choc, Guillaume resta tout le reste de la journée enfermé dans sa chambre, les bras serrés contre ses tibias, le dos collé à la porte. Ses yeux irritèrent ses joues d'une plainte acide. On venait de lui voler son frère. On venait de lui prendre ce qu'il avait de plus cher au monde. Et pourquoi ? Parce qu'il était... ça ? Il ne pouvait pas y croire. Il ne voulait pas y croire. C'était trop injuste. C'était impossible.
Sur les coups de vingt-heures, enfin, le collégien trouva la force de sortir de sa piaule. Il voulait parler à son père. Il devait le raisonner. Il cria. Sa famille ne pouvait pas partir en éclat pour si peu ! C'était ridicule. Alex n'aurait dix-huit ans que dans deux mois, il passait le bac à la fin de l'année... Il ne pouvait pas se faire jeter de chez lui comme ça. Ce genre de choses n'arrivait que dans les mauvaises séries télévisées et les mauvais romans ! Mais une fois de plus, Serges n'était pas d'accord. Se levant de son fauteuil dans lequel il avait passé l'après-midi à cracher son dégoût, il gifla ce cadet trop bavard et pas assez discipliné.
« Alex n'est plus mon fils ! Il a déshonoré la famille ! Quant à toi, ne t'avise pas à me décevoir comme lui. J'en mourrai, tu m'entends ? »
Sous le choc, Guillaume laissa ses bras tomber le long de son corps. S'il n'avait pas ressenti une haine atroce et totale à ce moment-là, il en aurait presque rigolé. Cette figure qu'il craignait depuis l'enfance, cet adulte qu'il écoutait comme un prophète... son père n'était en fait rien d'autre qu'un pauvre type. Et lui, il n'était qu'un simple gamin incapable de se rebeller à qui on avait arraché son frère. Ce qui, ce soir-là, rendit presque fou l'adolescent, ce fut la dernière phrase que son géniteur prononça, avachi dans son fauteuil, en se tenant le visage entre les mains :
« Si encore il avait fait l'homme... mais là... Je ne veux plus jamais entendre parler de lui. »
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