10. Juin - Sur la table
Dans la salle de musique de Madame Leroy, Aaron s'était trouvé un nouveau public. Sa manière de jouer au piano la douce et angoissante chanson Sweet Dream de Marylin Manson avait attiré Gaël comme la lumière pouvait charmer les papillons.
Après quelques jours à squatter son lit et sa chambre, le jeune adolescent avait accepté de retourner au collège. Le visage fermé, il avait refusé de parler à quiconque. Sa mise à l'écart volontaire dura jusqu'à ce que le brunet l'apostrophe et lui demande de le suivre pour une petite surprise. La musique adoucissant les mœurs, Gaël avait écouté le morceau que son camarade lui avait préparé, avant de fondre en larmes dans ses bras. À sa peine, Aaron avait répondu par une promesse, accompagnée d'une petite condition.
« Tu seras vengé. Si tu me fais confiance, tu seras vengé. »
Plus que les mots ou la musique, ce fut le sourire du garçon aux cheveux noirs qui réussit à convaincre Gaël de lui confier son sort. Aaron ne montrait ni colère ni aigreur, juste un étrange calme qui tranchait avec l'ambiance pesante qui s'était posée comme une chape de brume sur le reste de la classe.
De son côté, acculé comme une bête sauvage, Guillaume voyait nerveusement son heure approcher. Malgré les preuves, les autres refusaient toujours d'admettre qu'il avait raison. Pire, ils se liguaient tous contre lui. Non heureux de nier une réalité évidente avec la pire des hypocrisies, ils se comportaient comme des chiens hargneux, mélangeant regards de haine, insultes et crachats à la figure dans l'attente d'un procès arrangé et d'une exécution publique. Il ne pouvait pas l'accepter. Bouillant de détestation et de rancune, il n'avait que le goût du sang dans la bouche, son sang, qui se déversait au fil des morsures qu'il infligeait lui-même à ses lèvres et à sa langue.
Les autres le voyaient Robespierre, il s'imaginait Danton. Sa dignité décapitée valait la peine d'être montrée. On le traitait comme un monstre ? Il se croyait d'autant plus légitime. Le tribunal révolutionnaire de la classe voulait le condamner ? La révolution mourrait avec lui. Il était déterminé à entrainer Gaël dans sa chute. Puisqu'un extrait n'avait pas suffi, il prépara la version longue et non censurée de sa vidéo. Tous verraient comment son camarade avait gémi au moment de se faire tripoter par un garçon. Tous seraient les témoins de ses larmes. Il n'en avait plus rien à foutre. Même s'il perdait tout, même si les autres finissaient par avoir sa tête et à le faire virer, il n'avait pas peur. Même son père ne l'effrayait plus. Il se voyait déjà répondre « Tu m'as fait à ton image ! » à la colère et aux coups de cette figure quasi-divine. Il n'était que le fruit de sa haine et de son intolérance. Plutôt qu'une couronne d'épine, il en méritait une de laurier. Il bouillait. Il allait exploser. Il les détruirait tous.
Cette réalité ne semblait pas effrayer ses opposants, inconscients de son état et de sa dangerosité. Plus que jamais, Samia voulait sa peau. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais elle n'arrivait pas à pardonner le petit pestiféré. Ce qu'il avait fait l'avait choquée. Pire, cela avait remué quelque chose en elle. Il n'avait pas le droit de s'en prendre à Gaël comme cela. Elle ne l'acceptait pas. Un autre, peut-être. Mais Gaël, qu'elle avait regardé avec douceur et attention depuis la sixième sans jamais oser l'approcher à cause de la guerre stupide qu'elle menait contre sa débile et raciste de sœur, non. Il était trop doux. Trop particulier. Trop spécial. Trop différent. Il ne méritait pas ça. Pas lui. Ce n'était pas à Guillaume de le caresser. Cette pourriture n'avait pas le droit de tirer la sève de son petit ange sombre. Cela devait être réservé à des mains expertes, capables de faire s'accélérer les battements de son cœur sans le blesser. Des mains douces et féminines.
Guillaume devait payer. C'était son combat. Derrière elle, Samia pouvait compter sur le soutien de toute sa classe. Après plusieurs jours de discussions, d'écritures, de relectures et de réécritures, sa lettre était enfin prête. Elle allait à l'essentiel.
Lettre adressée à Monsieur le professeur principal des quatrièmes B du collège Jean Moulin.
Objet : injonction de renvoi définitif de l'élève Guillaume Faure
Monsieur Khalil,
Par la présente lettre, nous, élèves de la classe des quatrièmes B, demandons le renvoi de notre camarade Guillaume Faure.
En effet, pour le bien commun et devant le peu de réaction de la part du corps enseignant, nous prenons la plume pour exiger que le calme revienne. Depuis trop longtemps, notre camarade, par ses mensonges, ses moqueries, ses insultes et son comportement, dégrade l'ambiance de travail de notre classe. En annexe (A) du présent courrier, vous trouverez plusieurs témoignages anonymes rapportant un certain nombre de comportements inadmissibles. Bavardages, intimidations, violence physique, nous ne comptons plus les actes malveillants réalisés par l'élève Guillaume Faure. Nous demandons à l'administration de prendre ses responsabilités. Nous tenons tout particulièrement à porter à votre attention les sévices réalisés par l'élève Guillaume à l'encontre de notre camarade Gaël Davenant, que vous trouverez listés en annexe (B).
Si notre requête n'est pas suivie d'actes forts et courageux de la part du collège, nous serions obligés d'en tirer toutes les conclusions qui s'imposent et donc d'envisager d'autres moyens d'actions pour nous faire entendre.
Veuillez agréer, Monsieur le professeur principal, l'expression de nos sentiments respectueux.
Pour les élèves de la quatrième B (liste des signatures en annexe (C)), les délégués, Samia Ramili et David Goujon.
« Vous n'allez quand même pas filer ça à Khalil ? Nan mais vous êtes des demeurés, c'est pas possible ? »
Rarement en lisant la prose de ses camarades, Aaron n'avait ressenti une telle honte d'être un adolescent. Pour le coup, il était même affligé. À ces remarques désobligeantes, Samia rétorqua, outrée :
« Je ne vois pas où est le problème !
Retenant sa furieuse envie de répondre « Dans ton C.. » à sa déléguée, le brunet inspira lourdement et reposa le morceau de papier à côté de lui, sans le signer.
« Vous traitez limite le collège d'incompétence et le menacez, et vous croyez qu'ils vont vous répondre par un grand sourire ? Si vous voulez produire une merde pareille, au moins, placardez-là dans la cour de recrée ! Vous vous ferez sans doute virer, mais au moins, l'administration sera obligée de réagir. Alors que là, vous allez juste vous faire virer ! Vous avez l'aigreur sans les couilles ! Cette lettre, c'est un exemple de lâcheté ! La moitié des trucs que vous reprochez « en annexe » à Guillaume sont bidons. Et en forçant tout le monde à signer ça, personne n'assume rien. On se cache derrière le groupe pour ne pas avoir à justifier ses propres paroles, dans l'espoir de voir sa responsabilité divisée par le nombre de têtes concernées. Tout le monde, c'est personne. Très sérieusement, allez-vous faire foutre, je ne m'associe pas un truc pareil ! »
À deux doigts de remporter un point Godwin en rajoutant une petite analogie aux gardiens de camps de concentration et aux justifications du peuple allemands et des dignitaires nazis après la guerre, Aaron avait préféré se lever pour aller se dégourdir les jambes dans la cour en compagnie de Gaël. La stupidité des élèves de sa classe l'insupportait. Son proche camarade, lui, se montrait plus stressé qu'agacé. Son regard fuyant trahissait son anxiété. Surtout quand il se retrouvait confronté au sourire malicieux du brunet.
« Elle fait signer sa lettre aux autres aujourd'hui et la présente au prof demain. T'es sûr de toi ? »
« Sûr de sûr, Gaël. Khalil ne la lira pas. Il n'en aura pas besoin. Enfin... Si tu ne te foires pas ! »
Le jeudi, dès l'aube, la tension dans la classe fut à son comble. Jusqu'à la récréation du matin, tous les jeunes se regardèrent en chiens de Faïence. Guillaume le savait, son heure était venue. L'exécution publique était programmée à dix heures. La classe était son échafaud, les élèves son sinistre public assoiffé de sang. Mais il ne partirait pas sans une dernière plaidoirie. Il lui suffisait d'appuyer sur son écran de téléphone pour que la vidéo complète soit en ligne. Il l'accompagnerait à haute voix de tous les détails succulents prouvant ses dires, puis se défendrait en citant ce que les autres lui avaient fait subir depuis des années et qui était du même acabit. Il ne serait pas le seul à tomber. Tous, il les entrainerait tous dans sa chute, à commencer par cette déléguée qui découvrait d'un seul coup le sens du mot justice alors qu'elle n'avait jamais levé le petit doigt pour le protéger lui. Tous des hypocrites. Tous ! Petite bombe à retardement, il n'attendait plus qu'on allume sa mèche pour exploser.
Lorsqu'enfin le professeur principal entra dans la classe, tous les élèves se turent. Le silence était encore plus lourd et angoissant qu'une série de coups de canon. Une seule se leva. Plusieurs feuillets entre les mains, Samia se racla la gorge. Il était l'heure.
« Monsieur Khalil, au nom de toute la classe, je voulais vous remettre une lettre à propos de quelques problèmes assez graves au sujet de Guillaume. À part un certain brun lâche et faux-cul dont je tairais le nom pour ne pas l'affliger, nous l'avons tous signée. C'est vraiment une démarche collective... »
Les deux mains posées sur son bureau et le regard braqué de l'autre côté de la classe, l'adulte coupa son élève pour en invectiver un autre.
« Aaron, tu peux m'expliquer ce que tu fais debout sur ta table ? Tu cherches les araignées au plafond ? »
Vêtu d'un jean et d'un t-shirt blanc à manches courtes, et la main gauche dans la poche, le jeune brun semblait plutôt détendu. Levant le menton, il pointa Samia de l'index droit, signe annonciateur de sa réponse.
« Non. Je souhaite simplement donner une petite leçon de courage à mes camarades. »
Passablement énervé, le professeur intima à l'adolescent d'immédiatement descendre. Loin de se montrer impressionné, ce dernier croisa ses bras partiellement dénudés. Dans la classe, quelques murmures surpris d'élèves ne sachant comment réagir se firent entendre. Le pied que le brunet écrasa sur sa table les fit immédiatement taire. Samia comme Guillaume, tous les protagonistes de cette sombre affaire se retrouvèrent tétanisés, incapables de comprendre ce qui se passait. Une fois le silence revenu, les doigts agrippés à son t-shirt au niveau de la poitrine, l'adolescent aux cheveux noirs se lança dans un monologue que même Khalil écouta jusqu'au bout sans l'interrompre.
« Moi, Aaron Arié, quatorze ans dans moins d'une semaine, en mon nom propre et sans me cacher derrière qui que ce soit ni derrière n'importe quel groupe, je vous blâme, tous, pour votre hypocrisie, votre méchanceté et votre suffisance. Toi, Bastien, qui te rêvais petit Caïd, et qui a passé ton temps à faire souffrir les autres. Toi, David, l'égoïste prétentieux qui présente si bien devant les profs mais qui se comporte si mal en dehors. Toi, Jessica, qui se sent toujours plus concernée par la couleur de tes ongles que par ce que peuvent vivre tes camarades. Toi, Jhos, pour qui l'amitié se jauge à l'aune de la direction du vent. Toi, Samia, pour qui les seules causes qui méritent d'être défendues sont celles qui te concernent directement. Et moi, enfin, pour ma prétention, ma vanité, mon nombrilisme et mon narcissisme avec lesquels je souhaite toujours écraser les autres pour, échouant à obtenir leur amitié sincère, que je puisse au moins capter leur respect. Oui, je nous blâme tous, car nous sommes tous responsable de ce qui est arrivé à Gaël. C'est facile d'accuser Guillaume de tous les maux et de tous les troubles. Mais s'il n'avait pas passé trois ans à se faire martyriser pour rien, si on l'avait écouté, si on avait été sincère avec lui, est-ce qu'il aurait réagi comme la merde qu'il est devenu ? Pourquoi dans votre lettre, il n'y a que ce que lui a fait de mal, et pas le mal que vous lui avez fait ? C'est super simple d'accuser les autres, de se cacher derrière eux et de détourner le regard au moindre problème. Tout le monde peut le faire. Tout le monde le fait. Se regarder dans une glace, observer la noirceur de son propre cœur, ça c'est plus compliqué. Essayez, et on pourra en reparler... »
Alors que le jeune brun essuyait du pouce et de l'index le coin de ses yeux irrités après un tel discours, un silence de plomb recouvrit la salle. Le professeur de Français le brisa de manière aigre après quelques secondes d'hésitation.
« Est-ce que quelqu'un, qui ne monte pas sur les tables pour se faire entendre, peut m'expliquer ce dont Guillaume est accusé ? Et Aaron, ce que tu viens de faire, ce n'est pas du courage, c'est de l'inconscience. Tu viendras me voir après la fin du cours. En attendant, descends immédiatement avant que je n'aille chercher le gardien. »
Ricanant et toujours haut perché, le brunet s'empara à nouveau de la parole sans qu'aucun autre élève n'ose ne la lui contester :
« Pour faire simple, Guillaume a très lourdement fait courir la rumeur comme quoi Gaël était gay, et a eu en prime un comportement particulièrement inapproprié et parfaitement condamnable. Sauf qu'il n'est pas le seul dans cette classe à s'être comporté comme un véritable connard. Il a lui-même été victime de trucs vraiment pas glorieux dans le même style. S'il mérite des baffes, et il les mérite, il n'est pas le seul. Et pour la leçon de courage, j'ai dit que j'allais la donner, pas que c'était moi le courageux. Gaël ? Tu ne crois pas qu'il est largement temps de prouver définitivement à Guillaume qu'il se trompe ? »
Le signal était donné. Le regard d'Aaron braqué sur son petit nez tacheté lui indiquait la voie. Se passant la main sur le visage, le frêle adolescent vit sa respiration s'accélérer dangereusement. Il entrait en apnée. Même si la peur avait envahi chaque recoin de son corps, il se sentait étrangement confiant, comme si les paroles de son camarade lui avaient ouvert un passage à travers la classe comme Moïse avait pu le faire avec la mer morte. Il ne pouvait plus reculer. Il ne le voulait plus. Déglutissant, il ferma les yeux en pensant une dernière fois aux mots qu'il avait prévus spécialement pour cette occasion, puis grimpa à son tour sur sa table pour mieux pouvoir les crier en direction de la première concernée.
« SAMIA, JE T'AIME ! EST-CE QUE TU VEUX BIEN SORTIR AVEC MOI ! »
Les poings serrés le long du corps et les yeux détrempés, Gaël sentit l'air rentrer d'un seul coup dans ses poumons. Il respirait à nouveau. Il l'avait fait. Il l'avait enfin dit. Il s'était déclaré. Haletant, il ouvrit lentement les paupières à la recherche d'une réaction. Elle fut explosive. Samia, sous le choc, avait ramené ses doigts sur sa bouche et s'était mise à pleurer d'une émotion sincère.
« Oui ! »
Grimpant à son tour sur les tables, l'adolescente laissa tomber au sol sa lettre pour se jeter sur les lèvres de son adorable camarade, geste qui provoqua comme principale réaction les applaudissements enjoués de la très grande majorité des autres élèves. Loin de simplement se laisser faire, Gaël attrapa la chevelure foncée de la belle pour l'emballer de plus belle, comme un fier petit mec, ce qui déclencha un rire chez Aaron et une grimace de dégout sincère chez Jessica, même si, au final, elle fut la première à vouloir féliciter son imbécile de petit frère.
Au fond de la classe, un élève tremblait plus que les autres. De rage, il aurait voulu se lever et hurler que tout cela était faux, qu'il avait raison malgré tout, que sa cause était juste et noble... Mais à quoi bon. Aaron avait été son Charles-Henri Sanson.
Guillaume avait perdu. Il le savait. Le baiser passionné de Gaël et Samia était une preuve qui avait plus de valeur que tout ce qu'il ne pourrait jamais raconter ou imaginer. À l'écart, il confessa ses crimes à son professeur principal, qui convoqua aussitôt un conseil de discipline. Malgré le souhait de Monsieur Fontaine, l'élève ne fut condamné qu'à une expulsion temporaire de trois jours au lieu du renvoi définitif qu'il encourait. Ni Gaël ni aucun autre n'avait souhaité témoigner contre lui. Toutes les preuves sur le net avaient été effacées. Son sentiment de culpabilité et le récit de ses propres sévices subis le sauvèrent d'une peine plus sévère. Surtout, le collège ne voulait faire aucune vague et enterrer l'affaire avant que la police ou, pire, les médias ne s'en emparent. Retenant ses larmes, l'adolescent attendit le dernier jour de classe de l'année pour présenter ses excuses à sa victime. En retour de quoi, plusieurs camarades admirent à leur tour leurs remords, sous le patronage d'Aaron, à l'origine de cette cérémonie du grand pardon.
Quand enfin, la dernière cloche retentit, les élèves se levèrent et se souhaitèrent mutuellement de bonnes vacances dans l'attente de se revoir dès la rentrée prochaine. Un seul petit brun, les mains dans le dos, resta quelques instant de plus dans la classe, à observer les autres traverser la cour de récréation.
« Tu fais quoi, Aaron ? Tu n'y vas pas ? »
Soupirant, l'adolescent aux cheveux noirs avait reconnu la voix de Guillaume. Se retournant, il l'attrapa par l'épaule et lui proposa de faire ensemble les quelques dizaines de mètres qui les séparaient de la sortie.
« Je réfléchissais juste. »
« À quoi ? À l'année prochaine ? Tu crois qu'on sera encore dans la même classe ? »
À ces mots, Aaron ricana, puis tourna doucement la tête de gauche à droite. Déjà, il était arrivé au portail. C'était l'heure des « au revoir ». Non. Des adieux.
« Khalil m'a écrit une lettre de recommandation pour que j'aille à Voltaire l'année prochaine, où je pourrais suivre l'option latin et préparer mon entrée au lycée dans de bonnes conditions. Ce collège, cette classe, je m'en moque. Je ne regretterai personne. Pour moi, ce n'est qu'un changement de plus. Avec le boulot de mon père, j'ai l'habitude. »
La main accrochée au mur pour ne pas tomber, la petite peste avait bien du mal à en croire ses oreilles.
« Tu rigoles ? »
Calme et froide, et sans même que le brunet ne daigne se retourner, la réponse fusa :
« Non. On ne se verra plus. Essaie quand même de passer de bonnes vacances. »
Un monde qui s'effondre. Un ciel qui passe du bleu au gris en quelques secondes. Le sol qui se teint en rouge. Les routes qui ondulent. Le bruit. Le silence. Le choc.
En un an, Aaron avait rebattu toutes les cartes. Et au moment même où elles s'agençaient enfin dans ses mains selon ses désirs, il les jetait par la fenêtre, comme si le jeu ne l'intéressait plus, comme s'il était déjà passé à autre chose, à la recherche d'un meilleur amusement. Son air, son attitude... tout était teinté du mépris le plus profond. Cette classe, sa classe, sur laquelle il avait réussi à régner comme nul autre, il l'abandonnait comme si elle ne représentait rien. Comme si ses camarades ne représentaient rien. Comme si son interlocuteur, lui-même, ne représentait rien.
Dans sa tête, l'esprit embourbé par un bruit lourd, sourd et désordonné de piano, Guillaume revit défiler toute son année. La rentrée, la guerre des coqs, la soirée de décembre dans la petite cabane, les cours de math, la sortie au château de Grignan, le rejet d'Alex, la discussion dans le parc et sa défaite finale et totale, enfin, quelques jours plus tôt. Tout ce qu'Aaron avait fait. Tout ce qu'il représentait. Toute cette admiration, ce respect et cette envie. Tout volait en éclat et disparaissait, soufflé par le vent, à cause de simples paroles.
Boum, boum. Guillaume sentait battre son cœur à une étrange cadence. Ses yeux ne voyaient plus clair. Le monde se troublait et s'obscurcissait devant lui. Ce n'était pas possible. Aaron ne pouvait pas partir. Il ne pouvait pas le laisser. Pas comme ça. Pas sans même le regarder. Pris d'un feu brulant, il hurla de toutes ses forces :
« Un jour, tu me regarderas, Aaron ! Un jour, tu me considéreras comme ton égal ! J'obtiendrai ton amitié ! Je te le promets ! Je te le promets ! Je vaux largement aussi bien que toi ! Un jour... tu verras. Tu verras et tu me respecteras ! »
C'était déjà trop tard. L'écoutant à peine, le brunet avait disparu au coin de la rue et l'avait laissé s'effondrer, seul, contre un mur. Les yeux collés aux poignets, sans que personne ne s'en rende compte ni ne s'en émeuve, Guillaume pleura les plus amères larmes de toute son existence.
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