Partie une



Petit rappel : merci de prendre en compte les warnings de cette histoire !

+ Même si je me suis grossièrement basée sur la Bible pour avoir des repères, j'ai pris quelques libertés concernant les hiérarchies angéliques et démoniaques. Ne soyez donc pas trop étonnés pour ceux qui s'y connaissent !

+ On juge pas le montage, c'est fait à la va-vite pour rigoler x)


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Jungkook avançait à petits pas dans les ruelles sombres et retirées de la capitale. Tout était si lugubre par ici, si malfamé que l'endroit faisait frémir le moindre de ses muscles. La vérité était qu'il avait peur et qu'il ne voulait pas être là. Alors, c'est en évitant les flaques de pluie et en guettant les moindres ombres mouvantes autour de lui qu'il se mit à murmurer des mots réconfortants.

– Ça va aller, Jungkookie. Ça va aller. Ça va a-

Ses pieds butèrent soudain dans un chat errant qui venait de lui griller la priorité, et ce fut tout en chouinant de trouille qu'il se rattrapa de justesse avant de toucher le sol. Il lui fallut de bonnes grosses secondes pour se remettre de ses émotions et reprendre sa marche prudente sans cesser d'examiner tout et rien. Malgré sa vision nocturne remarquablement aiguisée, son manque de confiance en les lieux environnants altérait son acuité, si bien qu'il y voyait trouble. Son rythme cardiaque battait peut-être un peu plus vite, aussi.

– Tout va bien, tout va bien, recommença-t-il à chuchoter. Tu es un démon, Jungkookie. Les humains ne font pas peur. Tout va bien...

Ces phrases répétées en boucle comme une incantation eurent un effet apaisant sur le petit noiraud qui se sentit au fur et à mesure moins tendu.

C'était vrai, après tout. Jeon Jungkook (de son nom complet), était un démon qui vivait depuis sa naissance au plus profond des flammes de l'enfer. Rien ne devrait être capable de lui faire peur, il n'était plus un diablotin. Ses cornes avaient poussé, ses ailes étaient maintenant entièrement développées et arboraient une jolie couleur sanguine ; il avait grandi.

De plus, il était très aisé pour les démons de dissimuler leur présence aux yeux des mortels. Il leur suffisait de se concentrer rien qu'un petit peu pour que leur image se fonde dans le décor et qu'ils deviennent aussi insaisissables que le vent. Simple comme bonjour ! Seulement...

Un cri déchira subitement les entrailles de la nuit, puis un second lui fit écho.

– Oh putain, c'est quoi ce bordel ? Je... Par pitié, ne me faites pas de mal !

– P-Pardon, Monsieur ! Pardon, pardon !

... Seulement, Jungkook n'était pas un démon très doué, il ne l'était même pas du tout et avait une très mauvaise maîtrise de ce pouvoir. Lorsqu'il avait croisé la route d'un clochard, abrité derrière une énorme poubelle cylindrique, il ne s'était pas attendu à l'entendre hurler à sa vue. Ni à hurler à son tour en effectuant un bond de trois mètres.

– Que Dieu ait pitié de mon âme, je ne toucherai plus à la coke, j'vous en conjure ! J'utiliserai mes quelques sous à bon escient, ne m'envoyez pas en Enfer, je serai bon, priait l'homme en frottant ses mains l'une à l'autre devant son visage.

Comme un pauvre animal effrayé, le petit démon le regardait avec une pointe de tristesse dans la poitrine. Il n'osait pas s'approcher de cet humain à la bouche édentée et aux mitaines effilées, mais il ne pouvait se résigner à s'enfuir sans au moins lui avoir dit le fond de sa pensée.

Rassemblant alors tout son courage et serrant ses faibles poings contre ses jambes, il ouvrit la bouche pour bredouiller rapidement, et sans doute un peu plus fort qu'il ne l'aurait voulu :

– M-Monsieur, la... la drogue, c'est mal !

Et sur ces mots, il prit la poudre d'escampette sans demander son reste, songeant cette fois à bien se rendre invisible. Il était tout de même très fier de lui, Jungkook, d'avoir réussi à prévenir ce vieillard de la dangerosité de ces produits illicites. Peut-être que celui-ci l'écouterait et y verrait là une nouvelle motivation pour arrêter !

Le sourire sur ses douces lèvres prouva bien sa maigre effusion de joie. Il en oublia presque où il se trouvait et sautilla jusqu'aux abords du vieux quartier en sifflotant une chanson populaire dans les bas-cachots, avant de s'interrompre brusquement lorsqu'une voix retentit dans sa tête et lui glaça le sang :

« Tu es un démon, Jungkook. Tu aurais dû l'enfermer dans la poubelle, lui voler ses rares pièces de monnaie. Tu aurais dû le pousser à continuer la cocaïne jusqu'à la mort. »

Il la reconnaissait, cette voix. C'était celle de son référent Min Yoongi, un archidémon qui avait pris sa charge et l'éduquait depuis maintenant tant d'années.

Bien entendu, Yoongi ne lui parlait pas réellement. Tout cela n'était que le fruit de l'imagination du petit cornu qui ne pouvait s'empêcher d'anticiper chaque sermon de son supérieur, à chaque fois qu'il s'écartait de la voie Luciferienne si sacrée.

« N'oublie pas la raison pour laquelle tu es autorisé à fouler la Terre. »

La raison, il ne pouvait pourtant pas l'oublier. Car ce n'était certainement pas par plaisir qu'il avait quitté sa chaleureuse maisonnée pour cette fourmilière humaine, imprévisible et redoutable.

Jungkook était en réalité un apprenti en fin de formation. Après nombre et nombre d'efforts, il allait enfin prétendre au statut de démon confirmé, une fois son examen de classe passé. C'était pour cela qu'il était ici, pour déverser son diabolisme et remporter son titre bien mérité.

Son ultime épreuve ?

Faire le mal.

Mais pas un gentil mal comme il le souhaiterait, non. Un mal très méchant, comme jamais il n'en avait fait. Et si beaucoup avant lui avaient connu le succès, la difficulté de cette tâche résidait dans le fait que Jeon Jungkook était un démon bien trop adorable pour ce genre de méfaits.

Voler sa glace à un enfant ? Hors de question. Il préférerait encore lui en acheter une deuxième. Retirer l'os de la gueule d'un chien ? Par tous les diables, non ! Il lui ferait plutôt une caresse sur le bout de la truffe. Jeter des cailloux sur un oiseau ? Dans quel but ? C'était bien plus amusant de faire des ricochets à la surface d'un lac, comme sur l'Achéron, celui près duquel il vivait.

Cependant, au-delà de ses craintes et appréhensions, il était bien déterminé à réaliser ce que l'on attendait de lui, afin d'obtenir son diplôme, ainsi que la reconnaissance des siens.

Jungkook ne voulait plus être le vilain petit canard de son peuple.

Par-dessus tout, il ne voulait plus être considéré comme un sous-fifre, un larbin, une lavette, par Jimin.

Ce maudit Park Jimin.




– Et alors, tu aurais vu la joie de madame Chang lorsqu'elle et son mari se sont retrouvés ! C'était si émouvant... La pauvre femme est devenue veuve après cinquante années de mariage, ce doit être si dur.

Kim Taehyung bailla une fois.

– Tu sais, c'est dans des moments comme ça que je béni les Cieux de m'avoir offert cette place si chère à mon cœur.

Kim Taehyung bailla une seconde fois.

Les discours de Hoseok avaient-ils toujours été aussi tarte à la crème ?

– V, tu m'écoutes ?

– M'appelle pas comme ça, grommela l'intéressé.

– Comment devrais-je t'appeler ? C'est ton nom.

Ce n'était pas vraiment son nom, c'était son nom angélique et il le détestait. V, une pauvre lettre censée évoquer la vie... On avait déjà vu plus classieux comme sobriquet. Le sien était d'un ridicule sans fond, un trou béant dans l'univers de sa fierté.

Chez lui, au pays des auréoles, tout individu se voyait abandonner son prénom d'angelot après le passage à l'âge adulte. Seulement, Taehyung n'était pas du tout emballé par celui qu'on lui avait donné et grognait à chaque fois qu'on l'appelait de cette manière. Il n'était pourtant pas le seul mal loti, selon lui. Celui de son mentor, par exemple, était bien pire qu'une grosse guimauve transpirant de sucre. Hope, pour l'espoir. C'était aussi drôle qu'affligeant.

– Je trouve ton comportement de plus en plus déplacé, ça ne va pas du tout, déclara subitement ce dernier en remarquant son manque d'entrain. Tu t'apprêtes à obtenir le titre d'archange, mais plus tu agiras de façon aussi peu exemplaire, moins tu seras considéré comme digne.

Et voilà, encore des remontrances. Toute la sainte journée, il en allait ainsi. Hoseok, le fameux représentant de l'espoir, passait son temps à lui sonner les cloches. Ne pouvait-il pas aller lustrer celles du Paradis au lieu de s'occuper des siennes ?

Et puis, archange, ce n'était pas franchement sa vocation de cœur. Peut-être que lorsqu'il était encore un petit angelot tout mignon et potelé il en avait rêvé, mais cette lubie lui était bien vite passée après s'être découvert une passion pour emmerder ses aînés.

C'était avec une douce nostalgie qu'il se rappelait ses premiers exploits. Taehyung ne devait même pas encore avoir un siècle quand l'idée d'aller mélanger les fiches d'admission de ses collègues ailés à la réception lui était venue. Ce n'était rien qu'une petite blague pour passer le temps, mais il fallait croire que son humour était, et restait à ce jour, très incompris.

Il s'était pris une de ses roustes ! Il fallait dire que son canular avait foutu un sacré bazar dans l'organisation céleste. En mélangeant les dossiers, il avait chamboulé tous les horaires et fichu en l'air tous les rendez-vous. Les faucheuses s'étaient retrouvées comme des idiotes à devoir patienter devant les portes sacrées en compagnie des âmes fraîchement recueillies.

La vérité était que Taehyung s'ennuyait à mourir ici. Tout était si blanc, si lumineux, si dégoulinant de bonté... Les êtres divins ressemblaient pour lui à un troupeau de bovins suivant leur fermier sans se poser de question. Mais pour le jeune ange, il était clair que suivre cet homme le mènerait un jour ou l'autre à l'abattoir.

Il en avait marre de tout ça, de ce satané fermier portant autrefois le nom de Kim Seokjin (selon les rumeurs) mais plus communément appelé Dieu aujourd'hui. Ce type-là, c'était comme le Père Noël : tout le monde en entendait parler, tout le monde y croyait, mais personne ne l'avait jamais vu.

Taehyung pouvait bien devenir archange ou séraphin, comme son mentor, sa pensée ne changerait pas. Lui, il voulait vivre de grandes aventures, palpitantes et exaltantes. Il voulait de la grandeur, de l'adrénaline, de la luxure et de la débauche.

Alors, lorsqu'il n'était pas déjà occupé à batifoler dans les nuages, il aimait secrètement se rendre sur Terre et observer les déviances humaines pendant des heures. Il profitait de deux-trois bonnes actions effectuées par-ci par-là pour protéger sa couverture, puis il vagabondait entre les vermines de mafieux et les sans foi ni loi, immoraux et insoumis.

Les combats de chiens, les règlements de compte, les bagarres dans les cours d'école, les courses illicites de voitures, les quartiers aux putes, les trafics de stup' et les ventes d'organes sur le marché noir... C'était son dada, tout ça. Mieux qu'un feuilleton à la télé, mieux que la barbe à papa aux cumulonimbus, mieux que de jouer au frisbee avec son auréole, mieux que le Paradis lui-même.

Le problème, c'était qu'il ne pouvait pas déserter comme ça. On ne quittait jamais le Paradis sans commettre un péché suprême. Malheureusement pour lui, ceux-ci étaient peu nombreux (les anges avaient tendance à pardonner bien trop), et on ne pouvait même pas compter parmis eux l'assassinat (qui aurait été une option facile), car son espèce était tout bonnement incapable de prendre la vie d'autrui. Il aurait éventuellement pu monter une rébellion, mais lointaine était l'époque où l'on trouvait encore des individus suffisamment braves pour se soulever contre tout un peuple et pour ne pas trembler devant la menace du châtiment divin.

Taehyung était donc impuissant face au fardeau que représentait sa nature.

– On obtient rien sans rien, je te l'ai suffisamment répété, continuait de déblatérer le mentor. Si tu veux monter en grade, il faut le mériter. Chaque geste bienveillant t'apporte des points, tu dois en accumuler suffisamment avant la fin de l'année. C'est la dernière ligne droite, V ! Je sais que tu angoisses à l'idée de ne pas être à la hauteur, mais tu ne peux pas te permettre de te relâcher à cause de-

– Tu sais quoi, Hope ? l'interrompit le rebelle, lassé de ce discours. Tu as raison.

– C'est... c'est vrai ? Tu trouves que j'ai raison ?

Le séraphin le regarda d'un air ébahi, peu habitué à ce que son élève aille dans son sens. Quant à Taehyung, il hocha la tête avec un faux sourire collé sur la bouche. Il savait pertinemment que l'autre n'y verrait que du feu, de toute façon, la naïveté et la confiance aigüe étaient des traits de caractère prédominants au sein du peuple des cieux. Un balai dans le derrière et des œillères sur la tronche !

– Bien sûr ! D'ailleurs, je vais de ce pas distribuer un peu de joie sur Terre. Je suis persuadé qu'un tas d'humains proches de la date de péremption seraient ravis de me voir. Allez, à plus !

Il déploya ses ailes et prit son envol, tout en ignorant royalement Hoseok qui pestait de nouveau contre son langage « infâme ».

Taehyung s'en cirait la pomme d'Adam d'être dans la désobéissance et le péché. Les siens pouvaient bien continuer d'espérer qu'il devienne un ange modèle, il ne le serait jamais.

Car Taehyung était en vérité bien trop vilain pour se fondre dans le moule de cette société.

Son but ultime ?

S'amuser le plus possible et s'émanciper de ces péquenauds d'emplumés.




Jungkook était terrifié.

Perdu au beau milieu de cet endroit hostile et inconnu, il se retrouvait assailli par des démons bien spécifiques : les siens. Il avait beau pertinemment savoir qu'il ne risquait rien ici, qu'il était tout au-dessus de la chaîne alimentaire si l'on s'en référait aux lois de la jungle, sa peur n'était pas rationnelle. Et si par mégarde il oubliait de se rendre invisible, comme plus tôt, et se faisait attaquer par un méchant humain ?

Il ne craignait pas les blessures, que ce soit à l'arme blanche ou aux armes de tir. Du moins, il n'en mourrait pas, c'était certain. Mais cela serait sans doute douloureux ? Le petit démon ne voulait pas souffrir. Voir toutes les âmes en perdition se faire torturer encore et encore dans les cachots du Tartare était déjà trop cruel pour son cœur tendre. Non pas qu'il avait pitié d'elles, enfin peut-être un peu, mais plus que tout, il s'imaginait lui-même les sensations qu'elles pouvaient ressentir et cela lui était très désagréable.

« Mais quelle mauviette ! Un démon empathique, on aura tout vu », se moquait Jimin dans sa tête.

En écoutant ce qui était en réalité ses propres pensées, le noiraud s'arrêta et se recroquevilla au coin d'une rue mal éclairée. C'est vrai qu'il était nul. Il n'avait absolument rien d'une créature des Enfers si ce n'étaient ses attributs diaboliques, à noter : ses cornes et ses ailes écailleuses et dentelées (sans oublier ses petites quenottes pointues).

– Tu n'es qu'une chiffe molle, Jungkookie, se flagella-t-il.

Ce soir lui avait encore prouvé sa médiocrité.

Ce n'était pas faute d'avoir tenté de tirer son machiavélisme niché au plus profond de sa personne, afin de le répandre dans son environnement. Il y a quelques heures à peine, lorsqu'il errait lamentablement dans la ville, il avait trouvé en plein milieu d'un carrefour une poubelle renversée, parsemant ses déchets jusque dans le caniveau. Jungkook avait bien pensé à donner un grand coup de pied dedans et de les envoyer encore plus loin sur la chaussée, mais sa conscience lui avait hurlé que cela pourrait être dangereux pour les usagers de la route. Il s'était donc mis à ramasser le moindre détritus gênant et avait fini par tous les jeter, remettant en ordre ce qui avait été dérangé. Le plus ironique, c'était qu'il n'avait même pas songé à utiliser ses pouvoirs de sorte à ne pas salir ses jolies mains.

Après ça, l'idée de posséder un chat noir qui passait par là et de miauler à la lune pour provoquer un tapage nocturne lui était étrangement venue. Mais il n'avait jamais eu recours à la possession, et bien qu'il ait déjà eu beaucoup de leçons sur le sujet, il n'avait pas eu la confiance nécessaire pour se lancer. Surtout qu'il n'était pas certain de rendre son corps au matou dans son état d'origine.

« Moi, la possession, c'est mon domaine ! », se vanta Jimin.

« Oui, mais moi au moins, je suis gentil ! », lui répondit le petit démon, toujours dans sa tête. Il lui en fallait peu pour se rassurer, mais malheureusement pas assez pour se convaincre. Alors, doucement, il se mit à pleurer.

Parce que gentil, ce n'était pas du tout ce que le monde attendait de lui.



En plein cœur d'un entrepôt désaffecté évoluait un attroupement de vermines dans une marée de tags abîmés et de taule effondrée, mugissant, bras en l'air et barres de fer entre les doigts, pendant que devant eux, une bagarre faisait trembler les lieux.

On entendait les aboiements d'encouragements des spectateurs, les couinements de douleur et le bruit des coups faisant craquer les os des adversaires. C'était un véritable carnage.

Au milieu de cette horde en furie, un homme d'une beauté surhumaine se léchait les lèvres avec extase. Son regard obnubilé reflétait à merveille l'excitation malsaine qu'il ressentait devant ce tableau si réjouissant.

– Allez, putain ! On vise la carotide, pas le ventre, bande de mous du genou !

Taehyung jubilait. Qu'est-ce qu'il adorait ce genre d'ambiance, cette odeur de sang et de rage, ces chorégraphies anarchiques articulées par des mélis-mélos de corps, cette cacophonie infernale de peur et de souffrance qui sonnait comme une douce mélodie à ses oreilles... C'était comme se trouver dans les tribunes d'un immense colisée durant l'ère Romaine. C'était immersif, palpitant, et le suspense n'en était que plus délectable encore.

Qui vaincrait ? Qui perdrait la tête ?

– Mais c'est pas possible d'être aussi lent, hua-t-il encore. Coup d'tête, manchette, balayette et normalement c'est plié ! Derrière toi, glandu !

Il trouvait cependant le niveau de cette baston un peu en dessous des dernières auxquelles il avait assisté. Encore des gangs de rue de bas-étages qui se disputaient un pauvre bout de terrain, mais qui se crêpaient le chignon comme des maternelles. Frustré, il ne pouvait retenir ses commentaires, bien que personne ne puisse l'entendre.

Il ne fallait pas oublier qu'il était là en toute illégalité, mieux valait donc se la jouer discret. Tant qu'il n'interagissait pas avec les humains à de mauvais desseins, il devrait pouvoir passer hors des radars de ses congénères à plumes.

– Ouille, il a dû faire mal celui-là, grimaça-t-il soudainement en gloussant.

Un des gars de la bande de loubards du quartier voisin venait de se prendre un coup directement dans les bijoux de famille avec une tringle à rideau. Les mortels se caillaissaient vraiment avec tout et n'importe quoi de nos jours.

« Drôle d'époque », pensa l'ange. Enfin, il n'allait sûrement pas s'en plaindre. Sans eux, il continuerait de vivre une existence morne et sans intérêt.

Oh ! Un flingue ! Voilà un super revirement de situation. Son visage se mit aussitôt à rayonner d'espoir quand il vit le taux de risques monter d'un cran, grâce à l'un des deux chefs qui avait tiré de son blazer en cuir un petit calibre, mais pas moins dangereux pour autant. Il y avait bien de quoi faire exploser une cervelle avec ça en se débrouillant correctement.

Fier et menaçant, le leader armé tenait en joue son opposant du même titre, annonçant aux larbins de ce dernier qu'il n'hésiterait pas à le déglinguer s'ils ne s'avouaient pas vaincus. Pendant quelques instants, ce fut comme si le temps s'était arrêté. La farandole de singes mit fin à leurs applaudissements, la dizaine de combattants se figea, et seuls les échos des respirations hachurées et des lamentations des mis à terre résonnaient encore contre les toitures délabrées.

Taehyung observa la scène en souriant, impatient de voir l'autre se faire éclater la tête d'une seule balle. Mais alors que le canon se posa sur la tempe et que le monde retint son souffle, les sirènes assourdissantes des voitures de police retentirent.

Il ne fallut pas plus de trois secondes pour que le pistolet soit rangé et que la foule en panique se dissipe, du moins ceux encore debout. Pour les autres, ils n'eurent d'autres choix que de gire au sol tandis que les autorités se ruaient sur eux, menottes et armes dégainées.

Taehyung poussa un long soupir de déception, le regard perdu sur l'agitation autour de lui.

La fête était déjà finie alors même qu'elle en devenait intéressante. On pouvait dire qu'il avait perdu son temps. Pour les trois bonnes actions commises plus tôt dans la soirée, la récompense offerte par cette distraction était bien trop maigre à son goût.

Grognon, il quitta à son tour les lieux, ignorant le tohu-bohu engendré par la descente de flics.

Il marcha assez longtemps après ça. Rentrer au bercail était bien la dernière chose dont il avait envie, là maintenant. Et puis, il appréciait beaucoup se balader la nuit. Celle d'aujourd'hui était magnifique. Noire comme de l'onyx et lourde comme du plomb. L'air ambiant était chargé d'électricité ; un orage se préparait gentiment.

S'étirant de tout son long, il profita de ces quelques instants de liberté, déambulant dans les obscurs intestins du district.

– Ahh, que puis-je bien faire à présent ? songea-t-il. Faire un tour au club de strip ?

L'idée était tentante. Il en connaissait justement un non loin d'ici qu'il aimait particulièrement. Là-bas, hommes et femmes se dénudaient devant les yeux luisants de lubricité des clients. Il y avait du choix, de la diversité, c'était vachement plaisant.

Décidé, l'ange se mit en route tranquillement. Nul besoin de s'envoler pour s'y rendre, c'était vraiment tout à côté. Mais alors qu'il tournait au coin d'une ruelle jaunie par les vieux lampadaires, un bruit indistinct lui frôla les tympans et attisa sa curiosité.

On aurait dit comme des geignements. Peut-être un animal blessé ? Si ce n'était que ça, il n'aurait qu'à passer son chemin. Il venait du Ciel, oui, mais cela ne faisait pas de lui une Brigitte Bardot ou une mère Thérésa. Pourtant, il s'était bel et bien arrêté pour écouter plus attentivement.

Ce n'était pas un animal, c'était quelqu'un. Quelqu'un qui pleurait comme un morveux. Sa tête tourna alors dans tous les sens et il essaya de repérer la source des jérémiades.

Quand il le vit.

Là, contre le pas d'une porte à la peinture écaillée, un jeune garçon était recroquevillé. Mais pas un garçon lambda comme on pouvait en croiser n'importe où, n'importe quand. Certainement pas.

Tout de noir vêtu, il portait un pantalon serré fait de cuir, orné de multiples ceintures épousant les contours de ses mollets et de ses cuisses. Une large cape en fourrure, fermée par un seul et unique bouton au niveau du col, entourait ses épaules et avalait sa silhouette. Celle-ci, fendue de chaque côté de ses omoplates, laissait apparaître deux grandes ailes écarlates. On pouvait apercevoir en dessous un débardeur sombre qui laissait se refléter la lumière sur son tissu pourtant mat (sûrement du daim). Mais ce n'était pas tout. Pour parfaire cet accoutrement, plusieurs bijoux en métal encadraient ses oreilles jusqu'à leurs pointes, tandis qu'un bracelet en perles d'ivoire décorait l'un de ses poignets, au même titre qu'une énorme bague pesait sur son index. Des os, à n'en pas douter.

Des matériaux bruts et grossiers que Taehyung reconnut sans mal.

Doucement, un sourire se dessina sur le coin de ses lèvres.

– Tiens, tiens, mais que vois-je ? Un pauvre démon éploré... dit-il en s'approchant. Tu ne devrais pas plutôt être en train de tirer les cheveux des bébés à l'heure qu'il est ?

Le petit démon sursauta et sortit le visage de ses genoux, le regard effrayé. Quand celui-ci se posa sur l'inconnu ailé devant lui, sa bouche s'ouvrit en grand mais aucun son n'en échappa. Taehyung trouva cela bien amusant. Il y avait une jolie touche d'ironie à tout ça. Un rejeton des Enfers tremblant devant un Céleste ? Ce n'était pas tous les jours que l'on assistait à ça.

Il s'accroupit devant le cornu pour l'étudier sans la moindre pudeur. Il avait l'air jeune, très jeune même. Ce n'était pas spécialement dû à ses traits, qui n'étaient pas si juvéniles que ça, mais plutôt à cette lueur innocente qui irradiait ses prunelles pourpres. Il puait la bonté, la même que l'on pouvait retrouver au pays des auréoles.

Ce regard donna toutes sortes d'envies à Taehyung. Des envies classées matures comme des envies bien plus puériles.

Celle de le taquiner un peu, par exemple.

– Bah alors, mon ange, on s'est perdu ? roucoula-t-il vicieusement.

– Je... Je ne suis pas un ange...

Le timbre du démon fut une sacrée surprise. Il n'y avait absolument rien de diabolique dedans. Pas le moindre vice caché.

– Roh, même ta voix est choupinette, ne put-il s'empêcher de dire.

– Qui... êtes-vous ? V-Vous pouvez me voir ? J'ai encore oublié de me rendre invisible, c'est ça... ?

– De quoi tu parles ? Bien sûr que je te vois. Tu m'as pris pour quel genre de plouc humain ?

Le cornu pencha la tête sur le côté, méfiant et intrigué.

– Vous n'êtes pas un humain ?

– J'en ai l'air ? Tu ne vois pas ma paire d'ailes et cette stupide auréole ? fit-il en désignant du doigt ses attributs.

– Oh... Je pensais que vous sortiez d'une soirée déguisée...

Taehyung resta médusé devant cette réponse. Il n'était vraiment pas futé le pauvre chou, dis donc. C'était donc ça, les nouvelles recrues de Satan ? Il avait l'impression de s'être fait duper sur la marchandise. Tout dans l'esthétique, mais rien dans le fonctionnel. On pourrait presque foutre le gosse à l'admission au milieu des stagiaires angelots que son peuple n'y verrait que du feu.

Il décida toutefois de l'aider à retrouver un tant soit peu de jugeote, le prenant légèrement en pitié.

– Je suis un ange, gamin, soupira-t-il. Un vrai de vrai.

À ces mots, il vit l'autre se détendre et son visage s'adoucir.

– Quel est ton nom ?

– Jeon Jungkook, Monsieur.

– Eh ben, tu es un étrange diablotin, Jungkook.

– Je ne suis plus un diablotin, ronchonna le concerné. J'ai grandi !

Taehyung pouffa. Ce Jungkook venait-il vraiment de grogner comme un chiot ? C'était incroyablement mignon (et si ridicule en même temps, fallait bien le dire).

Pendant qu'il continuait à se moquer de lui intérieurement, le noiraud le fixait avec un drôle d'air. De l'admiration, peut-être ? Ses yeux brillaient comme les grandes avenues à Noël. Pourquoi faisait-il ça ? Il ne pouvait pas plutôt regarder ses pompes, comme il le faisait depuis le début ? Ça commençait à être gênant.

– Tu veux quelque chose ? Pourquoi tu me mates comme ça ?

– P-Pardon ! s'excusa subitement Jungkook. C'est juste que... vous êtes si beau...

– Bien sûr que je le suis. D'où penses-tu que l'expression « être beau comme un ange » soit tirée ?

– Je ne sais pas... Je n'avais encore jamais vu d'ange auparavant.

Taehyung secoua la tête, affligé. Son éducation entière était à refaire, à celui-là.

– Bon sinon, pourquoi tu chouinais ?

Jungkook baissa enfin la tête et se tritura les doigts. L'ange put même apercevoir ses petites canines pointues mordre sa lèvre inférieure. Lèvre bien appétissante, soit-dit en passant. Pas trop épaisse, mais pleine tout de même, avec une délicate couleur cerise. Et puis ce petit grain de beauté apposé juste en dessous... Un vrai bijou, ce gosse. Dommage qu'il soit aussi sot.

– Je suis un mauvais démon... commença à expliquer ce dernier. Les miens m'ont envoyé sur Terre pour valider ma formation et passer en classe supérieure. Mais je suis si nul... Je... Je...

Les larmes lui revinrent et Taehyung leva les yeux au ciel.

– Te remets pas à pleurer, nom de Dieu !

– Je n'y peux r-rien... Je ne p-peux juste pas m'en emp... empêcher...

Il l'observa quelques instants sans faire de commentaire. Le petit démon semblait vraiment au bout de sa vie, si cela même était possible. En temps normal, l'ange lui aurait ri au nez et serait parti, mais étrangement, quelque chose chez ce garçon venait titiller le peu de sensibilité dont il était pourvu.

Sans trop savoir pourquoi, il vint s'asseoir à ses côtés et posa une main réconfortante sur son épaule.

– T'es vraiment pas fait pour ce job, toi, souffla-t-il d'un ton lointain. Moi non plus, je ne suis pas fait pour être archange.

– C'est... C'est vrai ? couina Jungkook en relevant la tête.

– Hm... Tu sais, plus le temps passe et plus je me dis que j'aurais dû être à ta place.

– En Enfer ?

Taehyung acquiesça.

– C'est comment là-bas ? voulut-il savoir.

Les yeux plongés dans les siens, le plus jeune esquissa un sourire tendre, comme si ce qu'il s'apprêtait à raconter lui tenait plus que tout à cœur. Il se mit alors à lui décrire sa maison dans les moindres détails. Les déserts glacés du purgatoire qui s'étendaient à perte de vue, les lacs de soufre du Tartare dans lesquels il aimait se baigner, les montagnes charbonnées protégeant en leur sein de beaux volcans, la forêt sans fin dans laquelle il logeait, les différents fleuves infernaux qui avaient tous un charme qui leur était propre... Il lui apprit même que son préféré était Léthé, le fleuve de l'oubli. Jungkook adorait flâner le long de ses rives et oublier qui il était, le temps d'un après-midi.

Lorsqu'il termina son monologue, le silence se fit et les deux se contemplèrent pendant de longues secondes sans savoir quoi ajouter. Son récit avait été si vivant, si limpide que Taehyung s'était retrouvé transporté dans les limbes de son imagination. Un véritable voyage spirituel qui avait ravivé ses rêves les plus secrets.

À plein nez, il prit une grande bouffée d'air frais et laissa ses pensées gambader sur un doux nuage.

La ruelle dans laquelle ils se trouvaient était d'un calme plat, mais au loin, on pouvait entendre le tonnerre gronder doucement, faisant se lever le vent, bruisser les arbres et tourbillonner les feuilles tombées.

Sa soirée n'était pas si pourrie que ça, finalement. Elle en devenait même très agréable.

– Et... chez toi, c'est comment ? osa le démon.

– À mourir d'ennui.

Jungkook laissa échapper un minuscule rire qui prit l'ange au dépourvu. Le petit cornu, dès lors en confiance, semblait bien moins timide et renfermé. C'était bien mieux comme ça, si on mettait de côté le fait que Taehyung avait soudainement envie de les dévorer, lui et son pépiement d'oiseau.

Ce dernier pouvait sentir comme une sorte de connexion entre eux. Tout les opposait, pourtant, que ce soit par leurs natures ou encore leurs caractères, mais le plus âgé discernait très clairement ce lien invisible qui les unissait.

Celui qui représentait un intérêt commun.

– Tu sais, Jungkook, je crois que l'on pourrait s'entraider, toi et moi.

Le susnommé pencha de nouveau la tête sur le côté, curieux. Dieu, qu'il était à croquer !

– S'entraider ?

– Hm, hm. Je peux t'aider à passer ton examen, t'apprendre tout un tas de mauvais tours et m'assurer de leur bonne exécution. Être ton guide, en quelque sorte. Qu'en dis-tu ?

Sa proposition se fit engloutir par un nouveau silence et aucune réponse ne vint.

Taehyung s'impatienta.

– Oh, je te parle, gamin.

– Je... J'ai entendu... prononça doucement Jungkook.

– Du coup, t'es partant ?

– Je veux bien mais... En quoi puis-je t'aider ?

– Contente-toi de suivre mes instructions à la lettre, c'est tout ce que je te demande.

– Je ne comprends pas. Qu'est-ce que tu y gagnes ?

– Ce que j'y gagne...

Interpellé par ce ton empreint de mystère, Jungkook se perdit dans les yeux clairs de son vis-à-vis et fut saisi d'un long frisson. Un sourire malicieux décorait son sublime visage et y ajoutait une certaine touche de dangerosité. Il n'avait à cet instant plus rien d'angélique, mais cela ne ternissait en rien sa magnificence. Une beauté brute, presque animale, qui ensorcelle et qui obsède. Le frêle démon en fut pris au piège.

Profitant de sa faiblesse, Taehyung attrapa sa main et la porta lentement à ses lèvres pour y déposer un baiser, sans jamais décrocher son regard. Puis, il se pencha vers son oreille et, à voix basse, lui susurra :

– Peut-être qu'un jour je te le dirais, mon ange.




– Ok, p'tit mignon. Ton entraînement commence aujourd'hui. J'espère que tu te sens prêt ?

Si Jungkook se sentait prêt ? Pas réellement, non. Il n'était en fait plus aussi convaincu par la brillance de cette idée que la veille. Qu'est-ce qui lui avait pris d'accepter la proposition de cette personne ? Kim Taehyung, qu'il s'appelait apparemment. C'était un ange, un vrai, et il était sans aucun doute la plus somptueuse créature qui lui avait été donnée de voir.

Pour autant, il restait un inconnu à ses yeux.

Un très, très, très bel inconnu...

– Gamin, je te cause. Tu me mates encore ? J'hallucine...

Rappelé à l'ordre, Jungkook sortit immédiatement de sa contemplation insistante et s'excusa une nouvelle fois. Ce n'était pourtant pas sa faute s'il n'arrivait pas à détacher son regard de lui. Il était un véritable aimant.

Que ce soit son visage, ses cheveux étincelants, sa stature ou même la manière dont il était habillé, absolument tout chez lui était à couper le souffle. La blancheur de ses vêtements était d'un éclat irréel, et sa blouse ample et décolletée, rentrée dans un pantalon en lin, laissait très distinctement entrevoir une taille divine qui ferait pleurer les saints. Les tissus semblaient être d'une légèreté fantastique, un brin de douceur qui donnait envie de toucher pour un peu de réconfort.

C'était une tenue épurée et très solaire, sublimée par de délicats et fins bijoux ; une longue boucle d'oreille brillait jusqu'à l'épaule et une chaîne en or reposait sur le col dénudé de l'ange.

Le mélange entre son apparence éthérée et ce qu'il dégageait était remarquable.

Qu'est-ce que le petit démon aurait aimé lui ressembler, avoir ne serait-ce qu'une infime partie de son aura si puissante et magnifiquement sombre. C'était hypnotisant, comme une spirale interminable dont on ne pouvait s'empêcher de fixer le centre, une nébuleuse sans limites, dangereuse et attirante.

– Écoute, démon, reprit-il, t'as beau être craquant comme une jolie pomme, j'ai pas l'éternité à te consacrer.

Le concerné piqua un fard en se rendant compte qu'il s'était encore laissé aller. Il secoua vivement la tête pour remettre ses pensées en ordre et se positionna devant le Céleste, le dos bien droit et les bras le long du corps comme à l'armée.

– J-Je suis prêt !

Un sourire en coin se forma sur le visage de Taehyung.

– Bien. Nous allons donc commencer par des choses très basiques pour que je puisse faire une estimation approximative de ton degré de malveillance.

– D'accord ! acquiesça Jungkook avec détermination.

– Tu vois cet homme, là-bas ?

Le cornu jeta un œil dans la direction que lui indiquait son nouveau guide. Un vieillard s'apprêtait à traverser une plaque d'égout, avançant à l'aide de sa canne au rythme d'un escargot.

Une fois la cible verrouillée, Jungkook attendit les instructions.

– Voici ton premier test : tu dois givrer la plaque en métal pour la rendre suffisamment glissante lorsqu'il mettra un pied dessus.

Un ange passa.

– Allo l'Enfer, ici le Paradis !

Les yeux écarquillés du démon se posèrent sur son interlocuteur. Il était tout bonnement effaré par ce qui lui était demandé.

– Mais si... Mais si je fais ça, le monsieur va tomber ! s'affola-t-il.

– Ben, oui, c'est le but, répondit Taehyung avec jugement.

– C'est vilain...

– Ok... Je crois que tu n'as pas très bien compris la nature de ton existence. Tu es une bête du diable, être vilain devrait faire partie intégrante de ta personnalité. Tu m'suis ?

– Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas être gentil, bouda le noiraud. Se faire critiquer et embêter j-juste parce qu'on est pas comme tout le monde, c'est très d-discriminatoire...

L'ange ne rétorqua rien mais garda ses pupilles bien ancrées sur son visage de poupée. Jungkook baissa soudain la tête, ainsi que la voix :

– Jimin se moque toujours de moi... Il- Il dit que je fais honte au seigneur Lucifer...

L'expression de Taehyung se radoucit et ses épaules s'affaissèrent légèrement.

– Je sais ce que tu ressens, petit ange. Je vis la même chose. C'est pourquoi tu dois apprendre à t'endurcir si tu ne veux plus être la risée des tiens. Et je suis justement là pour t'aider à le faire.

– C'est gentil...

– Quoi ? Mais non, c'est pas gentil ! J'fais ça dans mon intérêt aussi, tu sais. Ne redis plus jamais que je suis gentil.

– D'accord.

– D'accord qui ? insista-t-il.

– D'accord, Taehyung.

Satisfait, ce dernier se frotta les mains et reprit plus fermement :

– Bon, clairement, ton premier test est foiré. J'ai dû placer la barre trop haute. Mais c'est pas grave, nous allons essayer autre chose, d'acc ?

– D'accord, Taehyung.

Innocent... Il était si innocemment docile.

Jungkook observa sans comprendre son guide qui venait d'éclater de rire. Se moquait-il de lui, lui aussi ?

– J'ai fait quelque chose de mal ? demanda-t-il timidement.

– Non, mon chou, rien de mal, certifia Taehyung, hilare. Malheureusement.

Le démon se gratta la joue, la tête penchée sur le côté et le regard truffé d'interrogations.

– Tiens, j'ai un nouveau test pour toi !




C'est complètement lessivé que Jungkook revint chez lui, après cette longue journée de travail acharné qui avait duré jusque tard dans la nuit.

Kim Taehyung était un homme sans scrupules et dépourvu d'empathie. Il l'avait fait trimer pendant des heures et avait fait de la corde à sauter avec ses nerfs. Ses tests ? Il ne voulait même plus en entendre parler. C'était d'une cruauté sans nom.

Effrayer un enfant dans son lit en prenant le contrôle de ses rêves ? Il n'avait pas pu le faire. Les cauchemars étaient une chose bien trop horrible.

Renverser le porte-monnaie d'une grand-mère ? Elle aurait pu se faire un lumbago en courant après ses pièces.

Crever le pneu d'un vélo ? Trop dangereux pour son propriétaire et ceux qui croiseraient sa route.

Taehyung avait fini par perdre patience, Jungkook l'avait bien compris. Il avait vu sa mâchoire se serrer et son regard se noircir, le faisant trembler de peur. Ce dernier lui avait alors donné un ultime test, celui qui clôturerait cette session : créer un courant d'air suffisamment fort pour soulever la jupe d'une lycéenne.

Mais encore une fois, le petit démon n'avait pas pu, pensant à la pudeur de cette pauvre fille.

– Mais c'est pas possible, mais même ça t'y arrives pas ? s'était énervé l'ange. Elle ne va pas en mourir ! C'est pourtant simple comme bonjour, regarde.

D'un geste ascendant de la main, il s'était mis à l'œuvre pour lui prouver la facilité de l'exercice. Jungkook avait dès lors pu sentir le vent souffler, et sur le trottoir d'en face, la jupette s'était remontée en un clin d'œil, laissant grandement entrevoir le sous-vêtement pastel de la demoiselle qui s'était mise à couiner d'embarras.

– Bon, j'crois qu'on arrivera à rien aujourd'hui. Réessayons plus tard, avait capitulé le plus vieux.

Il avait ensuite pris son envol, disparaissant sans même dire au revoir, et Jungkook n'avait eu d'autre choix que de rentrer à son tour, déçu et éreinté. En y réfléchissant bien, il n'avait plus vraiment envie de continuer les entraînements avec Taehyung. Ce qui était d'un côté assez dommage, car la simple idée de ne plus le voir faisait grandir en lui une certaine frustration.

– Il est beau, quand même... Puis il est gentil, parfois, songea-t-il.

« Parfois ». Comprendre : quand il ne le mettait pas à l'épreuve. Quand il lui parlait librement de tout et rien, comme hier, lorsqu'il lui avait avoué ne pas se sentir à sa place au pays des auréoles (comme il disait). Au fond, ils avaient tous deux ce point en commun. Cette impression d'être né au mauvais endroit, dans le mauvais corps. Alors Jungkook ne pouvait s'empêcher de vouloir le côtoyer un peu plus, persuadé de pouvoir s'en faire un ami.

Allongé sur son matelas rembourré aux plumes de corbeaux, il posa un regard perdu sur le ciel nocturne de sa chambre. Il n'avait pas choisi celle-ci, elle lui avait été attribuée à sa naissance, mais il l'aimait particulièrement. Si d'autres étaient composées de quatre murs et d'un plafond, la sienne était très rudimentaire. Des cloisons en pierre qui séparaient son espace vital de la forêt qu'il habitait avec d'autres comparses, une porte en bois, et c'était tout.

Cependant, c'était son endroit à lui, et il s'en contentait à merveille. Il pouvait ainsi observer la voûte enfumée avant de s'endormir. C'était bien le seul endroit où le ciel n'était pas le même que celui des autres. Les humains partageaient celui des anges, un ciel infiniment vaste, peuplé d'étoiles, de planètes et de satellites. Cela devait être beau, là-haut. Taehyung disait que le Paradis était ennuyeux, mais Jungkook était tout de même curieux quant à ses paysages. Peut-être qu'un jour il aurait l'occasion de s'y rendre pour visiter ?

– Yo, le fragile !

Jungkook sursauta et se remit droit sur son matelas, les yeux rivés sur la personne qui venait soudainement d'apparaître devant lui. Oh non... Il ne manquait plus que Park Jimin.

– Je... Je t'ai déjà dit de ne pas en-entrer dans ma chambre s-sans autorisation, bégaya le pauvre démon.

– Tu n'as qu'à utiliser ta magie pour condamner ta porte et interdire l'accès par le ciel si tu ne veux pas recevoir de visites impromptues, rétorqua la voix narquoise de l'autre.

L'apprenti-démon se pinça la lèvre et baissa la tête, honteux.

– Je ne sais pas faire ça...

– Bien sûr que tu ne sais pas.

Un silence naquit entre les deux garçons et Jimin en profita pour faire le tour du propriétaire. Jungkook ne le voyait peut-être pas, avec sa frange qui lui tombait devant les yeux, mais il discernait parfaitement son attitude de fouine et les mouvements de son corps. Il touchait à tout, lorgnait sur tout. Ses livres, ses écrits, ses objets, et même sa collection d'os de chauve-souris qu'il avait mis un temps fou à constituer.

Le petit cornu détestait par-dessus tout que l'on touche à ses affaires, mais il savait pertinemment que rien n'empêcherait son aîné d'en faire ce qu'il voudrait. Et puis, de toute façon, il n'avait pas le tempérament adéquat pour le remettre à sa place.

– C'est quoi ça ? s'enquit tout à coup Jimin.

Jungkook leva aussitôt la tête, pris d'un mauvais pressentiment. Ses yeux tombèrent alors sur la belle plume blanche, grande, douce et scintillante qui se trouvait entre les doigts de son persécuteur. Il se figea sous la sidération, son cœur s'emballant au rythme de l'angoisse qui s'insinuait en lui. Mais lorsqu'il reprit ses esprits, à peine quelques secondes plus tard, il se jeta sur lui pour la lui arracher des mains.

– Touche pas à ça ! hurla-t-il.

Jimin afficha une expression surprise.

– Eh ben, c'est qu'il a du coffre le rejeton, finalement !

Il était vrai que jamais il n'avait haussé le ton en présence de quiconque. Mais à défaut d'avoir le cran de remettre les autres à leurs places, il maîtrisait parfois mal ses émotions et pouvait rapidement céder à la panique, ce qui le faisait agir inconséquemment.

Son être entier était contrôlé par ses peurs. Constamment. Peur d'autrui, peur des humains, peur du mal, peur de blesser, peur de se blesser, peur d'échouer, d'être rejeté, jugé, peur de ne pas être à la hauteur, de salir l'image de son peuple...

... peur d'être pris sur le fait accompli, pour avoir copiné avec un ange.

– Alors, tu vas me dire d'où ça vient ?

– C'est une plume d'albatros !

C'était sorti tout seul, sans doute la pire explication qu'il aurait pu donner. Elle n'avait absolument rien d'un oiseau, cette plume, elle appartenait à une des ailes de Taehyung. Celle-ci était tombée lorsqu'il s'était envolé et Jungkook n'avait pu se retenir de la ramasser. Mais les anges et les démons, d'après ce qu'on leur disait pendant leurs formations, ne devaient jamais se lier, ni s'allier. Il venait donc de mentir ouvertement. Pour la première fois de sa vie. Et il était terrifié.

Alors que les prunelles acérées du démon de haut rang s'attelaient à une autopsie minutieuse de sa personne, le noiraud se mit à triturer nerveusement ses doigts, le teint rendu blafard par la crainte.

– Des albatros. Dans la capitale. C'est bien là que l'on t'a envoyé, n'est-ce pas ?

Jimin n'était pas dupe. Après tout, la manipulation était son domaine de prédilection avec la possession.

– Un démon de bas-étages qui fricote avec un ange... Alors là, Jeon, tu touches le fond.

– J-Je ne fricote avec personne ! se défendit-il laborieusement. J'ai juste trouvé cette plume par terre, c'est tout !

– Garde tes excuses pour ton mentor.

– Non ! Ne lui dis pas... Je t'en supplie...

Les larmes commençaient à monter aux yeux de Jungkook. Il se battait contre lui-même pour ne pas craquer et donner une nouvelle opportunité à Jimin de se foutre de lui. Mais il redoutait tant que toute cette histoire parvienne aux oreilles de Yoongi. S'il savait, il l'exclurait sur le champ de son programme de formation et le petit démon perdrait ainsi sa chance de gravir les échelons. Ou peut-être bien qu'il ferait pire encore.

– Relax, je ne dirai rien, dit soudain l'aîné.

Jungkook remonta ses prunelles voilées sur son homologue, plein d'espoir.

– C'est... C'est vrai ?

– Hm, hm. Je suis très impatient de te voir te saboter à la simple aide de ta propre médiocrité. Ce sera un parfait divertissement.

Sur ces mots, il jeta un dernier coup d'œil à la plume que maintenait le plus jeune contre lui et esquissa un autre de ses sourires mauvais et dégradants.

– Franchement, j'ai de la peine pour Yoon. Devoir gérer un minable comme toi, ça n'a rien d'un cadeau. Au moins, on peut dire que Namjoon a eu de la chance de tomber sur moi. Je suis devenu une de ses plus grandes fiertés.

Jungkook ne prononça rien et se concentra sur ce qu'il avait entre les mains pour ne pas flancher à ses éternelles provocations.

Comme toujours, Jimin se pavanait devant le monde entier, n'hésitant pas à ramener le nom de son formateur comme si cela lui rajouterait du crédit. Bon, peut-être que ça lui en rajoutait. Kim Namjoon était l'un des archidémons les plus redoutés, et quiconque se retrouvait sous son aile pouvait prétendre à une réputation de maître.

– Bon allez, je file, je suis attendu à Pandémonium. Tu sais, là où tu n'iras jamais parce que t'es trop nul !

Un gloussement sortit de sa gorge, puis en un battement de cil à peine, il disparut par le ciel, abandonnant le pauvre Jungkook qui commençait déjà à se morfondre. C'était un sujet sensible pour lui.

Pandémonium était le quartier général de l'Enfer, là où se réunissaient toutes les créatures les plus classées. Tous les jours, des conseils se formaient et les réunions autour du mal se déroulaient pendant des heures et des heures. Jungkook avait toujours été attiré par cet endroit, se demandant bien à quoi pouvait ressembler l'architecture au-delà de la forteresse. Et puis le palais... Qu'est-ce qu'il aimerait le voir !

Malheureusement, seuls ceux suffisamment doués et de confiance recevaient les faveurs du seigneur Lucifer et, de ce fait, l'autorisation d'y entrer pour participer aux plans apocalyptiques du peuple. Il était clair que lui n'avait pas encore fait ses preuves. Pour l'instant, il n'était rien. Il n'était bon qu'à nettoyer les cachots et donner à manger à Cerbère.

Le petit cornu en avait sa claque de s'occuper de tout ça, il n'était ni un employé de ménage ni un petsitter. Non pas qu'il n'aimait pas ce bon vieux et gros chien. Il l'adorait, même ! Et ce dernier le lui rendait bien. Seulement, il voudrait faire autre chose. Il voudrait surtout gagner en respect, arrêter de se faire rouler dans la boue par ce méchant Park Jimin.

Inconsciemment, Jungkook serra le poing. Il sentait la colère monter, s'infiltrer dans ses veines. Elle grimpa, grimpa encore... et il explosa :

– Park Jimin, tu n'es qu'un vilain pas beau et en plus de ça tu pues ! Tu verras, un jour j'irai à Pandémonium et je te ferai manger des excréments de béhémoth par les narines !




– Je ne pensais pas te voir là, petit ange. Tu es venu te rincer l'œil ?

Un verre d'alcool dans une main, Taehyung prenait du bon temps au strip-club, installé comme un roi dans un sofa en velours fuchsia qui épousait à merveille ses formes. C'en était presque aguicheur, cette façon dont le tissu semblait dévorer son corps. Et ces lumières colorées qui se reflétaient sur ses cheveux flavescents, créant de multiples reflets d'une brillance aveuglante, étaient-elles là dans le seul but d'accentuer sa prestance et son charme interdit ?

Taehyung était beau.

Beau à se damner. Beau comme un ange, comme un dieu.

Les jambes élégamment croisées, il gardait son regard ardent sur le jeune démon, tout en caressant du pouce la pulpe de ses lèvres. Un simple geste qui faisait frémir Jungkook de haut en bas.

Comment se concentrer sur autre chose que cet homme ? L'image de ses fines chevilles découvertes, entre de jolis mocassins blancs et un pantalon subtilement retroussé, était si attrayante et sensuelle que même les femmes qui se trémoussaient autour d'eux, et qui portaient bien plus de peau nue que de vêtements, n'arrivaient pas à lui faire détourner les yeux.

Chose dont l'ange ne tarda pas à se rendre compte. Levant les yeux au ciel, il avala son whisky d'une traître et le déposa sur la table basse près de lui.

– Jeon Jungkook, le seul être capable d'ignorer une dizaine de paires de seins pour mater un emplumé hors-la-loi.

– Je... Je ne te mate pas ! Je te regarde, rectifia le concerné, mort de honte.

– Et moi je suis la Vierge Marie.

– Que...

– Rah, détends-toi un peu, Bon Dieu.

Le démon baissa la tête pour observer ses pieds, extrêmement gêné et peut-être un peu autre chose aussi. Il n'était pas vraiment vexé, du moins, il savait qu'il était assez coincé. Mais entendre Taehyung dire ça de lui, c'était différent, et il n'aimait pas ça.

– Qu'est-ce que tu fais là, sinon ?

– Je suis venu pour toi... Enfin, pour mon entraînement ! Tu m'as dit que tu aimais te reposer ici, alors...

– Alors tu es venu me trouver. Honnêtement, je ne pensais pas que tu aurais le cran de te rendre dans un tel lieu. Mais ça me plaît !

Un sourire malin enjoliva son visage et il tendit soudain un bras vers Jungkook.

– Viens là.

Le démon le dévisagea sans comprendre et Taehyung soupira d'impatience.

– Là, viens là, répéta-t-il en tapotant sa cuisse.

Le cœur du noiraud loupa un battement et une drôle de chose s'agita dans son estomac. S'asseoir sur ses genoux ? C'était insensé. Pourtant, il se déplaça, comme un automate dont on aurait fait tourner la clé, et déposa ses fesses bombées sur les jambes de l'ange, lui faisant à moitié dos. Ce dernier enroula aussitôt ses bras autour de sa taille et ses longues mains se posèrent sur son ventre, en même temps que son menton sur son épaule.

Jungkook pouvait sentir la caresse de son souffle sur sa mâchoire et le début de son oreille ; il avait la chair de poule.

– Regarde, observe autour de toi, mon ange. Tu sens cette débauche, cette luxure ? On est pas bien, ici ?

Devant eux, hommes et femmes dansaient lascivement autour des barres, accompagnés par une musique lente aux notes crûment érotiques. Des gémissements ponctuaient les mesures et faisaient tourner les têtes des clients. Jungkook n'en était pas friand du tout, lui. Il préférait entendre la voix grave de Taehyung, peut-être même qu'il préférerait le voir danser pour lui en tenue légère ?

– Par tous les diables, non ! jura-t-il en prenant conscience de ses pensées obscènes.

– Qu'y a-t-il, p'tit mignon ? Tu n'aimes pas le spectacle ?

– N-Non ! Non je n'aime pas. Ce genre d'endroit n'est pas correct. Je suis sûr que les employés sont mal traités, en plus de ça.

Taehyung pouffa.

– Toujours le même, à ce que je vois.

– Je ne vois pas pourquoi je changerais...

– Pourtant tu es là pour changer, n'est-ce pas ?

Jungkook se retrouva piégé. C'était vrai, il était justement là pour changer, pour apprendre à devenir mauvais, pour réussir son examen, entrer à Pandémonium et faire mordre la poussière à Jimin.

– Tu sais...

Le démon sursauta en sentant une bouche frôler sa nuque.

– On pourrait tellement s'amuser, toi et moi, susurra le Céleste. Ensemble.

Un baiser déposé là, et ses yeux se fermèrent sous la chaleur des mots qui cognaient contre sa peau.

– Voler des p'tits vieux, braquer des banques, tuer des affreux et vilains humains...

Les doigts de Taehyung remontèrent le long de son torse pour aller chatouiller son cou. Un frisson suivit le même chemin, mettant tous les sens de Jungkook en alerte. Dans une sorte de réflexe étrange, il bascula la tête sur la clavicule de l'autre pour offrir plus d'espace aux mains sur sa jugulaire, s'abandonnant aux délices de leurs touchers.

– Faire le mal, être infernal, à la Bonnie et Clyde. Qu'en penses-tu, mon bel ange ?

– Ce serait bien... soupira de bien-être le noiraud.

Ce dernier était plongé dans une sorte de transe, parti bien trop loin pour penser correctement. Tout ce qu'il désirait à cet instant était de voir les sensations durer. Personne ne l'avait jamais flatté ainsi, personne n'avait montré le moindre intérêt à son égard. C'était grisant, envoûtant. C'était Taehyung aussi, un homme au magnétisme divin qu'il ne connaissait que depuis cinq jours à peine. Mais le cornu se foutait bien, désormais, qu'il ne soit pour lui qu'un inconnu. Il lui faisait vivre un véritable miracle.

Jungkook était actuellement au paradis.

– Que voudrais-tu que l'on fasse, hm ?

– Je... ne sais pas...

– On pourrait... droguer cet homme, par exemple ? proposa suavement l'ange. Ou alors lui couper la langue qu'il a de bien trop visible...

– Que- Quoi ?

Ce fut à ce moment précis que le démon se réveilla, se dégageant brusquement de son vis-à-vis en capturant ses poignets pour éloigner ses mains de sa personne. Il se leva aussitôt et lui lança un regard qui se voulut sévère.

– Qu'est-ce que tu m'as fait ? s'offusqua-t-il. Est-ce que tu... tu m'as possédé ?

Sa question soutira un violent rire à Taehyung qui dû se mordre la lèvre pour se calmer. D'un geste vague de la main, il répondit :

– Jungkook, es-tu au courant que les anges ne possèdent pas ?

– Je... Heu... Ah bon ?

– Non, nous n'en sommes pas capables, expliqua-t-il.

Puis il ajouta :

— Du moins, pas psychiquement.

Il quitta à son tour son siège et se pencha vers le démon pour murmurer à son oreille :

– Mais je peux te posséder physiquement, si tu le souhaites. T'emmener au septième ciel, te faire pousser d'autres ailes, te faire flotter sur un nuage... Tu aimes les déguisements, mon petit cupidon ?

Taehyung attendit une réponse mais aucune ne lui parvint. Jungkook restait statique, tel une statue de marbre, la face absolument livide. Décidément, on ne pouvait rire de rien avec lui.

L'ange souffla.

– C'que t'es sainte-nitouche, toi. Bon, si j'ai bien compris, c'est encore pas ce soir qu'on va faire des folies, s'apitoya-t-il. Tant pis, le pauvre Taetae va rentrer frustré à son bercail et revêtir son habit de moine. Youpi...




– Bon, Jungkook, cette fois-ci tu ouvres grand tes jolies oreilles et tu m'écoutes attentivement, d'accord ?

Le petit démon, sentant les longues et belles mains du Céleste sur ses épaules, hocha docilement la tête et tenta de lui offrir sa pleine concentration. Ce qui était relativement difficile à faire, le visage de Taehyung était bien trop proche du sien. Chaque fois qu'il en était ainsi, les images d'une certaine soirée, datant du mois dernier, se rejouaient dans sa tête. Des images de lui, dans un club de striptease, assis sur les genoux du blond dont les doigts glissaient délicieusement sur son ventre et dont la voix, à quelques centimètres de ses oreilles, faisait chavirer son cœur.

Il avait chaud, Jungkook. Aussi chaud que lorsqu'il vagabondait près de la rivière de lave qui avoisinait l'un des plus grands volcans de l'Enfer. Et qu'est-ce qu'il aimait cette chaleur. Si familière, si douce... C'était peut-être pour cela qu'il se sentait si faible en sa présence. Taehyung lui rappelait sa maison, son cocon bouillant et réconfortant.

Ou alors c'était autre chose.

– Tu dis que tu m'écoutes, mais tu ne m'écoutes pas du tout, reprocha l'ange.

– Pa... Pardon, Taehyung ! Je t'écoute, parle-moi !

Son interlocuteur se mit à sourire et se pencha un peu plus vers lui, faisant remonter l'un de ses doigts sous son menton pour le gratter à la frontière du cou, comme on pourrait le faire avec un chaton.

– Tu aimes quand je te parle, n'est-ce pas ? susurra-t-il. Tu aimes quand je te parle tout bas, avec autorité ou sensualité.

– Je... Je...

Le cornu eut l'impression d'étouffer et ne put aligner ses mots, ce qui amplifia la bonne humeur de Taehyung.

– Je te taquine, détends-toi, rit-il. Bref, revenons à nos moutons. J'ai bien compris, au fil de nos entraînements, que tu n'arrivais à rien si cela mettait en danger des humains. Ce qui est ridicule, disons-le.

– Ce n'est pas ridicule, c'est-

– Hep ! Hep ! Hep ! Ta bouche doit rester fermée.

Les lèvres du noiraud se pincèrent violemment.

– J'en suis donc venu à la conclusion que pour obtenir ta première victoire, il allait falloir baisser encore le niveau de malveillance, reprit-il. C'est pourquoi je t'ai amené ici, dans ce vaste cinéma de richous pédants et mégalos.

Les mots de Taehyung étaient comme toujours emplis de jugement. Mais Jungkook ne pouvait pas lui donner tort, pour le coup. En entrant dans l'établissement, il avait tout de suite remarqué les visiteurs bien habillés et l'odeur du luxe qui embaumait les sièges et les murs. Des moulures, des dorures, des tableaux, du velours... Ce n'était pas le pauvre cinéma de quartier, loin de là. Il y avait même un petit bar, dont le comptoir en marbre et les spiritueux haut-de-gamme s'affichaient royalement aux yeux des consommateurs.

– La dernière séance d'aujourd'hui est un film d'épouvante. Tu sais ce que ça veut dire ?

– Hm...

Le démon réfléchit quelques instants, détournant son regard intimidé de celui de Taehyung dont l'intensité le bloquait dans ses tergiversations.

– Ça veut dire que les gens qui viennent le voir aiment avoir peur ?

– Exactement. Du coup ?

– Du coup, on va pouvoir leur faire encore plus peur et ça ne sera pas dangereux vu qu'ils aimeront ça ?

– Tu vois quand tu veux ! s'extasia l'ange, fier de son disciple. Rah, tu es si mignon que je pourrais te manger dès le petit-déjeuner.

Les joues de Jungkook s'empourprèrent et il ne put se retenir de sourire, flatté.

– Mais il ne faut pas que l'on fasse ça à une personne âgée, laissa-t-il échapper après une prise de conscience. Je ne veux pas lui provoquer un infarctus...

– D'accord, d'accord... On prendra un gamin. Au pire, il se pissera dessus. Ça te va ?

– Oui !

Après s'être concertés sur leur type de cible, ils pénétrèrent dans la salle sombre, là où le programme du soir se jouait déjà. Ils n'eurent pas de mal à se repérer dans l'obscurité, du moins, Jungkook n'en eut aucun. C'était un des atouts majeurs de sa condition naturelle, sa vision nocturne était bien meilleure que sa vision diurne, à l'inverse des anges qui y voyaient mieux sous les rayons éblouissants du soleil. De ce fait, ce fut au plus jeune de les guider à travers les différentes rangées de sièges, essayant de repérer la personne qui remplirait tous les critères précédemment mentionnés.

Un jeune, oui. Mais pas n'importe lequel. Il fallait un jeune capable de trembler devant un monstre à l'écran, pas un qui s'enfilerait pop-corn sur pop-corn sans broncher.

– Lui ! murmura-t-il soudain.

– Pourquoi tu chuchotes ? Personne ne peut nous entendre, lui rappela Taehyung.

– J'ai tendance à oublier ce détail...

L'aîné leva les yeux au ciel et suivit le démon sans rien ajouter. Ils s'assirent chacun d'un côté de l'élu, un garçonnet à l'allure fragile, le prenant ainsi en embuscade.

– Vas-y, caresse-le.

– Que... Quoi ? Mais t'es un pervers ! se scandalisa le noiraud.

– Roh ça va, fais pas ta vierge effarouchée, j'ai juste mal choisi mes mots. Je voulais te dire de le toucher pour qu'il ressente ta présence sans te voir.

– Mais je ne sais pas faire ça... Si je suis invisible, je suis aussi impalpable...

– Merci, je suis au courant. C'est pareil pour moi. Mais tu n'es pas obligé de faire disparaître l'entièreté de ton corps.

Devant son air ahuri, Taehyung soupira, se plaignant intérieurement de la médiocrité de l'enseignement satanique. On n'éduquait vraiment plus assez les démons, de nos jours, c'était complètement aberrant. Il lui expliqua alors qu'il lui suffisait de concentrer son énergie sur son doigt pour le faire apparaître et lui montra comment faire en réalisant lui-même l'exercice. Du bout de son index, il parcourut lentement la peau du bras du jeunot, qui sursauta brusquement en contractant un long frisson.

– Tu vois ? Allez, à toi.

Peu serein, Jungkook se mit tout de même à la tâche, débordant de ce besoin d'apprendre et d'être plus dégourdi. Il fit donc comme Taehyung, portant toute son attention sur l'extrémité de sa main, mais sans succès.

Une fois, deux fois, trois fois, ses phalanges continuaient de traverser le membre de l'humain sans jamais entrer en collision avec le moindre obstacle.

– Allez, mon ange, mets-y plus de conviction, je sais que tu peux le faire, l'encouragea son guide.

Et ce soutien sembla porter ses fruits, stimulant suffisamment le petit cornu pour qu'un miracle se produise.

– Oh putain ! jura subitement le mortel en gigotant.

Jungkook retira immédiatement sa main, surpris, et regarda Taehyung sans comprendre. Ce dernier souriait grandement, les yeux pétillants de satisfaction.

– T'as réussi ! Réessaye.

Il réessaya, appuyant cette fois sur l'épaule du garçon avec son ongle, veillant bien à ne pas le blesser, puis, il descendit le long de son bras, jusqu'au poignet.

– Regarde, il s'agite. Il transpire, même. Et il ne fait plus du tout attention au film si on en croit sa tronche de poisson mort. Oh mon Dieu, je suis fier de toi ! Qu'est-ce qu'on pourrait lui faire, maintenant ?

Devant l'enthousiasme enfantin de Taehyung, Jungkook piqua un fard et sourit à s'en décrocher la mâchoire. Il l'avait rendu heureux, aussi simplement que ça, et son organe vital s'emballa à cette idée. Il voulut alors le rendre encore plus fier, plus comblé. Et ce fut sans préméditation qu'il osa prononcer :

– Je peux lui montrer mes yeux rouges ? Ou je peux voler un de ses pop-corn ?

– Oh, Jungkook... Mon Jungkook... Oui ! Oui, fais-le !

Taehyung semblait dans un autre monde. Excité, impatient, il se léchait les lèvres en attendant sa friandise qui n'était autre que la réaction à venir de leur victime. Ses pupilles sombres s'en délectaient déjà, et le regard brûlant qu'il lança au noiraud fit frémir ce dernier.

C'était bon de le voir comme ça, Jungkook se sentait actuellement fort, puissant. Pris dans l'étreinte de cette atmosphère lourde de luxure et de péché, il se laissa aller à sa magie noire, laissant entrevoir la lueur rouge de ses iris qui s'éclairèrent progressivement.

Une fois cela fait, il capta l'attention du pauvre garçon en lui serrant le poignet. Celui-ci se crispa, comme transi de froid, et tourna lentement la tête vers la droite, le souffle coupé. Lorsqu'il tomba sur deux billes flamboyantes volant dans les airs, et que son paquet de pop-corn lui fut carrément arraché des mains pour finir au sol, un hurlement, sorti du fond de ses entrailles, lui déchira la gorge et le tétanisa.

Jungkook poussa l'exercice plus loin encore en dévoilant le bout de ses cornes et de ses canines acérées. Il n'avait pas réfléchi, s'était juste laissé porter par le moment. Jamais il n'aurait pensé que cela puisse être aussi facile, qu'il ne suffisait que de mettre ses peurs de côté pour arriver à une parfaite maîtrise de son corps et de ses pouvoirs. Il était aux anges.

L'humain exprima aussitôt un deuxième cri, ramassa son manteau à la va-vite et prit ses jambes à son cou, manquant de trébucher dans les escaliers de la salle. Quelques visages se retournèrent sur son passage, alertés par la crise de nerfs du spectateur qui n'avait visiblement pas pu supporter le film.

Loin du trouble collectif qui ébranlait la pièce, Taehyung et Jungkook n'avaient pas bougé. Ils se contemplaient, tous deux enfermés dans une bulle bien hermétique. Le plus âgé secouait lentement la tête sans en avoir conscience, tant il était impressionné par son cadet, tandis que l'autre se perdait dans l'océan de ses yeux, attiré comme un poisson avec un appât.

– J'ai... réussi, souffla-t-il, je l'ai fait...

– Alors là, mon ange...

Jungkook avait le cœur qui battait la chamade ; Taehyung avait le bas-ventre qui se nouait agréablement.

Sans le remarquer, ils s'étaient rapprochés l'un de l'autre, remontant les accoudoirs pour occuper la place de leur victime disparue, sans jamais rompre ce lien visuel qui les unissait.

Jungkook sourit, Taehyung porta une main sur sa joue et murmura :

– T'as été parfait.

– C'est... C'est vrai ?

– Ouais. T'étais magnifique, tu m'as scotché.

Et c'était sincère. Cette fois-ci, c'était à lui d'être captivé, ensorcelé par l'être qui lui faisait face. Ses yeux qui s'étaient mis à briller d'une couleur sanguine, ses dents si blanches et pointues, cette aura malfaisante qui l'avait entouré, tout en préservant sa part de pureté et d'innocence, mais surtout : sa beauté candide qui s'était tout à coup métamorphosée en quelque chose de plus brut... Taehyung en était tout retourné.

Mais il n'était pas le seul. Jungkook se sentait planer. Il était bien, incroyablement bien, et cela n'avait rien à voir avec sa réussite qu'il avait déjà totalement oubliée. C'était son ange, son ange diabolique qui était si fier de lui et qui le complimentait. Son ange qui le déshabillait d'un regard plein d'envies.

Jungkook bouillonnait d'envie, lui aussi. Alors, encore sous les effets de l'adrénaline, il grimpa sur les genoux de Taehyung, face à lui, et se jeta sur ses lèvres pour les dévorer. 


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Hello ! J'espère que votre lecture se passe pour l'instant bien ! Je pense que vous avez à présent saisi, avec cette première partie, l'esprit de cette histoire ainsi que son humour assez décalé et noir. Si vous n'en avez jusqu'ici pas été dérangé, alors je pense que ça devrait le faire pour la suite qui sera un peu plus... osée ?  On va dire que Taehyung est quand même très provoque dans sa manière d'être et de penser.

Je ne m'attarde pas plus et vous laisse continuer votre aventure angélicodémoniaque 😁

Astëlya


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