Chapitre 9


24 décembre 1996


— Joyeux anniversaire, Shane ! Fais vite un vœu avant de souffler !

Émerveillé par le spectacle de la petite flamme qui scintillait au sommet du cupcake que lui tendait sa mère, le garçon hésita à fermer les paupières pour formuler son vœu d'anniversaire. En aucun cas, il ne voulait priver ses yeux du ballet des flocons de neige virevoltant tout autour de lui, comme les patineurs qui s'élançaient et voltigeaient sur la glace de la patinoire du Rockefeller Center derrière lui. Portés par le vent, ils tourbillonnaient avec grâce dans les airs, pour finir par se poser délicatement sur les boucles brunes qui dépassaient de son bonnet en laine.

En cette veille de Noël, la ville avait recouvré ses atours de fête et de lumière. Les guirlandes, qui entouraient la robe du gigantesque sapin s'élevant aux pieds de la tour d'acier, étincelaient de mille feux. Les coutumières musiques féériques résonnaient sur le parvis des grands magasins alentours et les éclats de rire des passants terminaient de sublimer l'atmosphère magique qui régnait ce soir-là sur New York.

Pendant longtemps, Shane avait cru que les illuminations et l'esprit de fête embrasaient le cœur de la grosse pomme uniquement en l'honneur de son anniversaire. En grandissant, il avait bien sûr réalisé que cette frénésie universelle ne le concernait pas outre mesure. Pourtant la profonde solitude qui l'habitait depuis toujours le poussait à chérir cette idée, qui le faisait se sentir spécial et unique. Alors cette nuit-là, comme depuis les sept dernières années, il s'imagina que tout le monde était très heureux de fêter son anniversaire, et c'était bien ainsi.

Lorsqu'il souffla la bougie qui surplombait le cupcake à la vanille que sa mère venait de lui acheter, un grand sentiment de fierté s'empara du petit homme. Sept ans. Il avait sept ans et il était fier d'avoir réussi cet exploit incroyable de grandir au point d'atteindre si vite l'âge de raison. À ses côtés, emmitouflée dans une épaisse parka noire, Marguerite se mit à applaudir chaleureusement, bien que ses moufles duveteuses camouflaient parfaitement le bruit de ses acclamations. Elle fut bientôt rejointe par Loïs qui s'enthousiasma d'autant plus, avant de fondre sur son filleul pour le gratifier d'un long baiser sur sa joue, rosie par le froid. Comme l'année précédente, elle était rentrée de Chicago exclusivement pour célébrer ce jour si particulier, pour le plus grand bonheur de Shane et de sa mère.

— Bravo ! Tu es presque un homme maintenant !

Le garçon afficha un large sourire de satisfaction. Quelques secondes plus tard, ce fut son autre joue qui se vit tatouée d'une marque du rouge vermeille qui ornait les lèvres de sa voisine. Shane frotta alors nerveusement son visage, soudain intimidé par tant de démonstrations affectives.

Angélique fut la dernière à s'accroupir devant son fils, les yeux légèrement embués de larmes d'émotions, comme à chacun de ses anniversaires.

— Joyeux anniversaire, mon cœur. Tiens, c'est pour toi.

Après avoir confié le cupcake à Marguerite, Angie extirpa de son sac à main un cadeau recouvert d'un joli papier doré. Elle le tendit à son fils et ce dernier n'eut aucun mal à en deviner le contenu. Des étoiles pleins les yeux, il déchira l'emballage couleur or pour découvrir un nouveau livre sur le mouvement de l'impressionnisme, que sa mère avait pu récupérer grâce à son emploi au Guggenheim. Le garçon s'extasia à la simple pensée de se plonger prochainement dans les peintures colorées qui en ornaient ses pages. Il sautilla sur place avec de passer ses deux bras autour du cou de sa mère, dans une longue étreinte chaleureuse.

Curieuse, Loïs récupéra le livre des mains de son filleul et plongea dans son contenu, tout en essayant de le préserver tant bien que mal des flocons de neige. De son côté, Marguerite faisait un effort surhumain pour ne pas céder à la tentation de goûter au glaçage du gâteau qu'elle tenait entre ses doigts.

Toujours accroupie à hauteur de son enfant, Angélique ne prêta pas attention à ses deux amies. Elle se pencha à l'oreille de Shane et lui murmura :

— J'ai un autre cadeau pour toi.

La jeune mère se détacha de son garçon et plongea la main dans la poche de son manteau pour en extirper un deuxième paquet, beaucoup plus petit que le premier. Shane hocha la tête en s'emparant de ce nouveau présent. Cette fois-ci, il n'avait réellement aucune idée de ce que l'emballage coloré pouvait bien dissimuler. Alors délicatement, il s'attela à décoller le ruban adhésif et déballa précieusement ce qui ressemblait à un écrin. Pour dissiper sa nervosité, Angélique se mit à jouer avec les longues boucles brunes de son fils qui dépassaient de son bonnet, ôtant un à un les petits flocons blancs qui s'étaient accrochés dans ses cheveux.

Lorsque Shane ouvrit enfin le coffret de velours, il resta muet. De son doigt, il déplaça délicatement le large médaillon doré qui s'offrait à lui, sur son petit coussin de soie. Angélique se pinça les lèvres et balaya une dernière boucle avant d'articuler, d'une voix tremblante :

— C'est un cadeau un peu spécial. Je sais que tu ne t'y attendais pas, mais je voulais vraiment te l'offrir.

Elle prit le collier entre ses doigts et, sous les yeux interrogateurs de son fils, actionna le mécanisme qui scinda le pendentif en deux. Au creux du bijou, l'enfant découvrit une toute petite photo, représentant sa mère et lui alors qu'il ne devait pas être âgé de plus de trois ans. Shane n'avait pas souvenir du jour où cette photo avait été réalisée. Néanmoins, il resta plusieurs secondes plongé dans sa contemplation.

— Je voulais que tu saches que, quoi qu'il arrive, même si un jour, on est amené à être séparé, je serai toujours avec toi. Je serai là, dans ton cœur, à chaque instant de ta vie. Et je serai là, dans ta tête, pour t'aider dans tes choix.

Le garçon récupéra le pendentif et commença à jouer avec la chainette, tête basse. Il laissa un ange passer avant de demander, d'une voix à peine audible :

— Et mon papa ? Il est là aussi ?

Angie eut un bref mouvement de recul et jeta rapidement un regard à Loïs. Cette dernière ne remarqua pas l'appel de détresse de son amie. Elle était bien trop occupée à sermonner Marguerite, qui avait fini par érafler le glaçage du doigt, et ni l'une ni l'autre n'écoutait leur conversation. Alors la jeune femme prit une profonde inspiration, caressa la joue de son fils et lui adressa un franc sourire.

— Bien sûr. Il est et il sera toujours, dans ton cœur et dans ta tête. Comme moi. Tu sais, tu lui ressembles beaucoup et... même s'il n'a pas eu le temps de te rencontrer, je suis sûre que de là où il est, il te voit et il est très, très fier de toi.

Shane garda ses yeux rivés sur le pendentif et Angélique profita de son inattention pour ravaler les larmes d'émotion qui brûlaient les siens. Depuis sept ans, c'était toujours cette même douleur, cette même tristesse infinie qui s'emparait d'elle, dès qu'elle évoquait le souvenir d'Ayden. Avec le temps, elle s'était résolue à vivre avec, parvenant à occulter sa peine au quotidien. Néanmoins, Angie n'avait pas encore su trouver la force de la combattre lorsque survenaient des jours particuliers comme celui-là, où le rappel de l'absence se joignait à la danse macabre de ses souffrances.

Lorsque Loïs reporta enfin son attention sur la jeune mère, elle devina sans mal le sujet de discussion que cette dernière entretenait avec son fils. Elle vola alors au secours de son amie en arrachant le cupcake défiguré des mains d'une Marguerite plus que rochon et le tendit à son filleul.

— Shane, tu devrais manger ton gâteau. Parce que moi, je connais quelqu'un qui est à deux doigts de l'engloutir sans t'en laisser une miette.

— N'importe quoi ! Je l'ai juste effleuré !

Loïs grimaça en levant les yeux au ciel et Angie ne put réfréner un petit rire qui fit rouler deux fines larmes sur ses joues, qu'elle s'empressa d'effacer avant de se relever. Shane passa le pendentif autour de son cou et récupéra son gâteau. Il afficha alors un large sourire, puis croqua dans la pâtisserie à pleine dent. Une fois repu, Loïs l'applaudit et s'exclama :

— Super ! Et maintenant, pour s'excuser d'avoir à moitié bousillé ton gâteau d'anniversaire, Marguerite va être la première à t'accompagner à la patinoire.

— Pardon ?! Tu m'as bien regardée ?

Loïs acquiesça d'un lent signe de tête. Marguerite fit des yeux ronds, tandis que Shane s'enthousiasma à l'idée de s'élancer sur la glace. Il attrapa la belle-de-nuit par la main et la tira de toutes ses forces en direction du local où l'on pouvait louer des patins. Entraînée bon gré mal gré par le garçon, Marguerite foudroya Loïs du regard, tandis qu'Angélique se contentait de sourire et de l'encourager d'un signe de la tête.

Quelques minutes plus tard, ce fut un Shane débordant de vitalité et une Marguerite vraiment très mal à l'aise sur des patins qui s'élancèrent sur la glace. Attendrie, Angie vint s'accouder à la rambarde pour observer ces deux-là patiner gaiement. Loïs la rejoignit tout aussitôt et s'émerveilla quelque peu du sourire de son filleul, avant de questionner sa mère, sur un ton que seule la réalité des adultes pouvait donner à sa voix.

— Alors, tu ne m'as pas dit. Comment tu te sens, après cette année pourrie ?

Angélique haussa les épaules, sans jamais quitter son fils des yeux.

— Ça va. Je m'en sors. J'ai retrouvé un travail au musée. Je ne gagne pas beaucoup, pas assez, même. Mais on va dire que, pour l'instant, ça suffit.

— Et tes parents ?

— Toujours aucune nouvelle. Depuis qu'il est né, je n'existe plus pour eux, tu te souviens ?

— Mais peut-être que si tu leur annonçais que tu veux reprendre tes études...

— C'est plus compliqué que ça. Et puis, tu sais, j'ai décroché vraiment en plein milieu quand je suis tombée enceinte et maintenant, j'ai presque peur de m'y remettre.

— Pourtant tu es toute jeune. Tu n'as même pas encore trente ans !

— Je sais. Mais je ne peux pas l'expliquer. Et puis, cette fois-ci, je ne suis pas sûre que j'arriverai à combiner l'université avec un emploi et un enfant de sept ans toute seule.

La marraine de Shane marqua un temps d'arrêt, puis déglutit nerveusement, avant d'oser une question.

— Tu... tu n'as toujours pas rencontré quelqu'un ?

— Si.

Loïs fut tellement surprise par cette réponse qu'elle eut un mouvement de recul.

— C'est pas vrai ? Tu as rencontré quelqu'un et tu ne m'as rien dit ?

— Parce que personne n'est au courant et que je tiens à ce que ça reste comme ça pour l'instant.

— Mais quand ? C'est qui ? Il est comment ?

— Calme-toi deux minutes ! J'ai dit que j'avais rencontré quelqu'un, pas que j'allais me marier !

Face à cette nouvelle, Loïs prit une profonde inspiration pour calmer son excitation et fixa son regard sur son amie.

— Où est-ce que tu l'as rencontré ?

— Il vient souvent au musée. On a sympathisé comme ça. Il m'a l'air d'être quelqu'un de très gentil, très compréhensif... Et puis, il adore les enfants.

Angélique désigna son fils d'un signe de la tête en prononçant ces dernières paroles. Celui-ci, accroché au bras de Marguerite, faisait de son mieux pour la maintenir debout sur la glace et l'entraîner avec lui, en dépit de ses yeux exorbités par la peur. Angie reprit alors, sur un ton plus enjoué :

— Et toi, alors ? Comment va ta fille ?

— Elle va bien, elle vient tout juste d'avoir cinq mois. Qu'est-ce que ça change vite à cet âge... Enfin, tu sais de quoi je parle.

La mère de Shane afficha un petit sourire et acquiesça d'un signe de la tête.

— Profites-en bien. Le temps passe tellement vite...

Loïs resta un instant en suspens, comme plongée dans une profonde mélancolie des années passées, puis articula à mi-mots :

— Oui... Le temps passe tellement vite. Ça va faire bientôt huit ans qu'il n'est plus là.

— Je sais.

— Tu es retournée le voir ?

— Pas depuis huit ans.

Angélique resta droite, le regard toujours ancré sur son fils, tandis qu'elle répondait à son amie. Cette dernière, tête basse, déglutit pour masquer sa tristesse en posant une main sur l'épaule de sa voisine.

— C'est bien que tu aies rencontré quelqu'un. Vraiment. Je suis contente.

Angie ne répondit pas. Du moins, pas à cette remarque. Elle prit une profonde inspiration et se tourna légèrement vers Loïs.

— Dis, tu ne m'en as jamais voulu ?

— Voulu de quoi ?

— De t'avoir piqué ton ex.

Loïs hocha la tête, dubitative, avant de laisser échapper un petit rire nerveux.

— Bien sûr que non ! Enfin, Angie... De toute façon, il faut quand même que je te dise qu'il n'y avait vraiment que vous deux qui ne réalisiez pas que vous étiez fait l'un pour l'autre, à l'époque.

— Quoi ?

— Oui, oui. D'ailleurs, c'est simple. Quand on était ensemble, il ne me parlait que de toi. Alors, je ne vais pas te mentir, au début, ça m'a gonflée. Mais après, j'ai appris à te connaître et j'ai bien vite réalisé... que c'était toi qu'il lui fallait.

Angélique sentit ses joues s'empourprer et baissa aussitôt la tête pour dissimuler sa gêne.

— Je suis désolée, Loïs.

— Ça ne fait rien. Je n'ai jamais été amoureuse d'Ayden, tu sais. Et puis, d'un sens, s'il n'avait pas fait partie de ma vie à un moment donné, je ne t'aurais jamais rencontrée. Et comme il adorait « persécuter » Logan, c'est aussi un peu grâce à lui que maintenant, je vis à Chicago et que j'ai la plus merveilleuse des petites filles au monde.

Angélique se pinça les lèvres quand Marguerite chuta sur son postérieur en couinant, face à un petit Shane hilare. Elle laissa encore passer quelques courtes secondes, avant de prendre son courage à deux mains et enfin, aborder avec son amie le sujet qui lui tenait à cœur depuis plusieurs mois.

— Loïs, j'ai quelque chose à te demander.

— Je t'écoute.

Angie se redressa et plongea son regard dans le sien. Le sérieux dont elle faisait preuve à présent n'avait rien de faux et inquiéta doublement Loïs.

— Qu'est-ce qui t'arrive ?

— Est-ce que tu peux me promettre que s'il m'arrive quelque chose, tu t'occuperas de Shane ?

Loïs se figea, les yeux ronds.

— Qu'est-ce que tu racontes, Angie ?

— Réponds-moi. Est-ce que si je venais à disparaître, tu prendrais mon fils avec toi ?

— Je... mais, je...

Le regard profond d'Angélique transperça son cœur. Décontenancée, elle acquiesça d'un signe de tête en répondant :

— Bien sûr que je m'occuperai de lui. Mais tu connais la loi ! S'il devenait orphelin, il serait alors pupille de l'état, sauf si...

— Sauf si je fais un testament demandant explicitement que tu en aies la garde. J'ai encore en tête quelques notions de droit, tu vois.

Loïs se tut quelques instants puis poussa un profond soupir.

— Mais d'abord, pourquoi tu veux qu'il t'arrive quelque chose ? Ça n'a pas de sens.

Angélique demeura muette, le regard perdu dans le vide avant de rétorquer, à mi-mot.

— Une intuition, comme ça.

— Eh, ben, si tu veux mon avis, il serait grand temps d'arrêter d'avoir des intuitions morbides et commencer à vivre pour de bon.

— Alors, tu me le promets ?

Loïs souffla longuement en roulant des yeux.

— Oui... Je te le promets. Bon, et si on allait les rejoindre, maintenant ? Tu es en train de me filer le bourdon avec tes bêtises. Allez, viens ! On va s'amuser !

Loïs décolla aussitôt en direction du local de location des patins, laissant Angie seule avec ses pensées. Cette dernière expira un épais nuage de condensation tout en battant des cils pour dissiper les nouvelles larmes qui embuaient ses yeux clairs. Soudain, une légère brise se mit à souffler sur son visage, faisant voltiger ses jolis cheveux blonds et rosir un peu plus ses joues humides. Elle resserra son manteau autour de son cou, mais sans qu'elle ne sache vraiment comment, la brise sembla s'immiscer sous l'épais lainage et caressa chaque centimètre de sa peau, comme un étrange frisson. À sa grande surprise, le froid ne l'incommoda pas. Il lui sembla même qu'il était doux, revitalisant et presque chaleureux. Alors Angie ferma les paupières pendant quelques secondes et se laissa envahir par les délicieux frémissements qui parcouraient son corps entier.

— Maman, tu viens ?!

Lentement, elle ouvrit les yeux sur son fils, qui lui faisait de grands signes de la main du centre de la patinoire, son nouveau pendentif scintillant au milieu de son buste. Peu à peu, la brise se dissipa et Angélique baissa la tête, en murmurant pour elle-même ou pour quelqu'un d'autre qu'elle seule pouvait encore ressentir :

— Oh, je sais très bien ce que tu vas dire, tu sais : « fais pas ta coincée, c'est pas tous les jours que notre fils a sept ans ». Non, c'est sûr, c'est pas son anniversaire tous les jours. Pas comme le manque que lui et moi avons de toi...

— Angie, mais qu'est-ce que tu fais ? Tu parles toute seule, maintenant ?

Elle secoua la tête, à la fois pour répondre à Loïs et pour s'extirper de ses songes douloureux. La jeune mère reporta ensuite son attention sur la petite troupe qui l'attendait à présent au complet. Elle prit alors une grande bouffée d'air, et, le cœur un peu plus léger, se décida enfin à rejoindre sur la glace ceux qui, pour elle, avait maintenant plus de valeur que n'importe quelles autres personnes sur cette planète.

Ils étaient sa famille. La meilleure du monde.

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