Chapitre 8


— F L A S H B A C K —


Depuis plusieurs jours maintenant, le soleil qui brillait dans le ciel dégagé de ce début février venteux avait cédé sa place à une pluie diluvienne. Plus que jamais, le froid de l'hiver cherchait à s'infiltrer dans chaque recoin de la ville, chaque building et chaque appartement, se frayant un chemin à travers la moindre ouverture oubliée. Ce soir-là, les températures avaient atteint des sommets de fraîcheur et le givre formait d'étranges arabesques sur les vitres de la chambre de Loïs.

Affalée sur son lit, la jeune femme cogitait sur le dernier cours de la semaine qu'elle ne parvenait pas à comprendre. Cela faisait plus de deux heures qu'elle tentait de mémoriser les subtilités du Code civil, emmitouflée dans un épais gilet gris. Le souffle de l'hiver, qui avait réussi à percer l'étanchéité des vieilles fenêtres de cet appartement à l'ouest d'Harlem, n'avait de cesse de la faire frissonner.

Ayden lui tenait compagnie, assis sur le sol à côté de la porte de la chambre et lui-même ne s'était pas défait de son blouson de cuir. Le nez plongé dans un roman de science-fiction, il semblait happé par une dimension étrange, bien loin de notre univers, et ne parvenait plus à détacher ses yeux de ces lignes.

Tout à coup, Loïs poussa un profond soupir et laissa tomber le stylo qu'elle mordillait sur les pages de son cahier de cours.

— J'en ai marre, je comprends rien.

À bout de nerf, elle roula sur le matelas jusqu'à se trouver sur le dos, au centre de son lit. Face à l'exaspération de sa petite-amie, Ayden releva brièvement la tête de sa lecture et arqua un sourcil interrogateur, avant de replonger dans les mots imprimés. Le regard rivé vers le plafond, Loïs fulminait. Son cerveau était en ébullition à force de bachoter un cours incompréhensible depuis de longues heures. Aussi, avait-elle besoin d'un bon bol d'air frais. La jeune fille se remua et se tourna alors en direction d'Ayden pour mieux lui demander :

— Si on allait se promener ?

Toujours occupé à sa tâche, le garçon pesa le pour et le contre de cette proposition, puis finit par afficher une moue renfrognée.

— Il fait trop froid. Déjà que je suis gelé...

Loïs médita les paroles de son petit ami avant de se redresser sur son lit, jusqu'à s'asseoir sur son rebord. Elle étira ses lèvres en un petit sourire amusé, puis se leva et s'avança vers Ayden, d'une démarche des plus félines.

— Si tu as froid, j'ai une bonne idée pour te réchauffer...

Le jeune homme quitta son livre des yeux pour se concentrer sur Loïs. Cette dernière profita de ce moment d'inattention fortuit pour le débarrasser de l'ouvrage, qui s'échoua non loin du couple, tout en collant lascivement son corps à celui du garçon. Toutefois, malgré tous ces efforts, Ayden se détourna après seulement quelques baisers échangés. Face à la réaction du garçon, Loïs se stoppa net. Celui-ci secoua la tête en signe de négation, tout en balbutiant :

— Non, excuse-moi Loïs, j'ai pas... la tête à ça.

À ces mots, elle poussa un profond soupir et rétorqua :

— Oui. Comme à chaque fois.

Pour toute réponse, le Texan se contenta de garder la tête braquée sur le côté, les yeux perdus dans le vague. Feignant à la perfection le calme et la compréhension, Loïs se recula et s'assit en face de son compagnon.

— Bon, tu vas me dire ce que tu as où on continue de faire semblant que tout va bien jusqu'à Noël prochain ?

— Tout va bien.

Elle hocha les épaules et se pinça les lèvres, dubitative.

— Ah bon ? Tu trouves ? On ne se parle quasiment plus, on ne se voit quasiment plus, on ne s'embrasse quasiment plus et je ne te parle même pas du reste... La preuve.

Ayden posa les yeux sur sa compagne. Elle-même semblait passablement agacée par l'attitude du jeune homme.

— Tu sais, Ayden, si tu ne veux plus de moi, il suffit de le dire. Ça nous éviterait ce genre de situation gênante.

— C'est pas ça.

— Bien sûr que si, c'est ça. Tu crois que je ne me doute de rien ?

Ayden haussa les épaules, sceptique.

— Je vois pas de quoi tu peux te douter, vu qu'il n'y a rien.

Loïs se laissa tomber sur son séant et poussa un profond soupir d'exaspération.

— Non. C'est vrai qu'en temps normal, il n'y a rien. Sauf que ce soir, Logan prend des cours particuliers avec Angie. Et comme à chaque fois qu'ils sont tous les deux, tu fais la gueule.

— N'importe quoi.

— Arrête, Ayden.

Le garçon la fustigea du regard et Loïs roula des yeux.

— Si ça te mets dans des états pareils de savoir Angie avec un autre mec, il faudrait peut-être te poser les bonnes questions, tu sais...

— Je vois pas de quoi tu parles.

— Bon sang, plus dans le déni tu meurs !

Le calme apparent de Loïs se dissipa aussitôt, pour ne laisser place qu'à un agacement notoire face aux paroles de son petit-ami. Elle décida donc de se relever et regagna son lit tout en le questionnant :

— De quoi t'as peur, en fait ?

Ayden préféra garder le silence, de plus en plus irrité par la tournure que prenait la conversation. À cela, Loïs répondit :

— Bon, et bien si tu t'en fiches, tu ne verras pas d'inconvénient à ce que Logan invite Angie à sortir un peu plus souv...

Le regard foudroyant du jeune homme suffit à stopper Loïs dans sa tirade. Un petit sourire illumina son visage et elle se moqua copieusement :

— Ah ! Tu vois ! Ça t'ennuie ! Ça t'ennuie !

Frustré, Ayden détourna les yeux et tâta le sol de sa main droite, à la recherche de son livre. Non pas qu'il voulut en reprendre la lecture, mais il constituait un bon moyen de dissimuler les rougeurs qui grignotaient maintenant son visage. Loïs se tut encore quelques instants. Cette vérité, elle l'avait déjà devinée plusieurs mois auparavant. Elle avait su lire les mots secrets que les yeux de ses deux amis s'échangeaient sans pour autant les comprendre. Les premières semaines, elle avait dû vivre avec un pincement au cœur, mais avec le temps, elle était parvenue à se raisonner. Ainsi, Loïs avait finit par accepter le fait qu'Ayden n'était pas celui qu'il lui fallait... Simplement qu'il n'était pas fait pour elle.

— Ayden, arrête de faire le dur à cuir. C'est la vérité et tu le sais très bien. Tu es amoureux d'Angie.

Le garçon écarquilla les yeux et blêmit comme s'il venait de voir passer un fantôme. Il laissa alors échapper un petit rire nerveux en remontant le livre si haut devant son visage que Loïs ne put s'empêcher de secouer la tête avec dépit.

— Non, mais ça va pas, hein. Angie, c'est mon amie. Ma meilleure amie.

— Et ?

— Et rien du tout.

La jeune fille prit une profonde inspiration, autant pour tenter de conserver son calme et sa patience que pour déclarer d'une traite :

— Ça serait quand même pas la première fois que ça arrive ce genre de chose. Et tu sais quoi ? Je ne serai même pas étonnée que ce soit réciproque. C'est d'ailleurs pour ça que ça ne marche pas entre toi et moi.

Ayden souffla bruyamment, laissa tomber l'ouvrage sur le sol et plongea le visage dans ses mains.

— Tu m'embrouilles le cerveau...

— Moi ? Non. C'est pas moi. C'est l'amour.

— Oh, arrête... Je déteste les mélodrames romantiques. L'ex-petite amie résignée qui envoie son mec chez sa copine parce qu'en fin de compte, c'est elle qu'il préfère. Sérieusement, on dirait le scénario d'un mauvais film à l'eau de rose.

Loïs hocha la tête.

— Mais là en l'occurrence, ce n'est pas un film. C'est la stricte vérité.

Elle laissa s'égrener quelques secondes, puis vint de nouveau se placer aux côtés d'Ayden, sur le parquet usé. Elle passa ensuite ses deux mains autour du bras du garçon et murmura :

— Écoute, nous deux, ça ne fonctionne pas. Tu le vois bien. Ce n'est pas de moi que tu as besoin. Et inversement.

La tête toujours plongée dans sa paume, Ayden lui jeta un bref coup d'œil sur le côté.

— T'es en train de mettre les formes pour me larguer ou je rêve ?

— Tu ne rêves pas. Et comme tu fais la fillette qui n'assume pas ce qu'elle ressent, je suis obligée de prendre des pincettes.

Il releva aussitôt la tête et planta ses iris luisants d'une vérité interdite dans ceux de Loïs.

— Je ne veux pas perdre Angie, tu comprends ? Je ne veux pas risquer quoi que ce soit qui...

— Je savais que t'étais pas très courageux, mais alors là...

— Merci.

— De rien.

Les deux amis se contemplèrent en silence, jusqu'à ce que Loïs ne parvint plus à retenir son rire. Après de longues secondes d'euphorie, la jeune fille fut la première à reprendre la parole.

— Sans rire, maintenant. C'est lâche de ne rien tenter parce que tu as peur de la perdre. Angie n'est pas une imbécile et vous n'avez plus quinze ans. Dans le pire des cas, je suis persuadée qu'elle comprendra très bien la situation et ne t'en tiendra pas rigueur.

— Et si...

Loïs leva les yeux au ciel et s'exclama :

— Quoi ? Si elle est réceptive ? Eh, bah, soyez heureux, faites pleins d'enfants et arrêtez de me casser les pieds !

Ayden se redressa et se tourna un peu plus vers Loïs, un sourire malicieux au coin des lèvres.

— Dans ce cas, écoute bien ce que je te dis. Je veux que tu sois la marraine d'au moins un d'entre eux. Du premier, même ! Rien que pour être sûr de t'embêter sur deux générations minimum. Et je parle très sérieusement, Loïs.

— Pourquoi ça ne m'étonne même pas ?

Ayden laissa échapper un petit rire qui se mêla à celui de Loïs. Il affirma, ensuite :

— OK. Je lui parlerai... Enfin, j'essaierai.

— Ouais. Dépêche-toi quand même, on sait jamais. Don Logan n'est pas bien loin, tu sais...

— Si ce mollusque arrive à la séduire avec ses lunettes épaisses comme une vitre blindée, j'ai plus qu'à me pendre.

Loïs haussa les épaules et perdit son regard dans le vide.

— Pourtant, il semble avoir beaucoup de qualités. Moi, j'aimerais bien apprendre à le connaître davantage.

— Mouais, ce sera sans moi, merci.

La jeune fille bouscula Ayden d'un mouvement d'épaule. En son cœur, un nouveau pincement se fit ressentir, mais la perspective de voir ses deux amis heureux rendait la douleur de la déception beaucoup plus douce. Elle fut également reconnaissante à elle-même de ne pas s'être laissée amourachée trop rapidement. Cela lui permettait de conserver sans trop de peine les mêmes relations qu'auparavant, avec ces deux personnes si chères à son cœur.

— En tout cas, ça ne change rien entre nous. Tu es quelqu'un de bien, Ayden. Tu n'es juste pas fait pour moi, c'est tout.

— Ça n'a vraiment, mais vraiment pas l'air de t'affecter plus que ça.

Loïs dodelina du chef.

— Disons que nous deux, ce n'est pas non plus l'histoire d'une vie. Ça ne fait que quelques mois et puis... Je crois que je te préfère comme ami.

Ayden appuya son crâne contre le mur derrière lui et laissa lourdement choir ses bras sur le sol.

— Sérieusement, c'est la pire phrase à sortir pendant une rupture.

— Je sais. Mais c'est la vérité.

Elle reposa délicatement sa tête sur l'épaule du garçon sans ajouter un mot. De longues minutes de quiétudes s'écoulèrent ainsi avant qu'une pensée douteuse traverse l'esprit du Texan. Peu certain de la réponse, il s'enquit alors, d'une voix timide :

— Du coup, je peux quand même rester dormir ici, ce soir ?

Loïs inspira profondément avant de répondre, sur un ton amusé :

— Vu comme tu avais l'air enthousiasmé par mes baisers il y a quelques minutes, je ne prends pas de très gros risques. Alors oui, tu peux.

Cette fois-ci, un nouvel éclat de rire secoua les deux amis, puis le silence reprit ses droits. Dans cette petite chambre mal éclairée, à travers la fenêtre de laquelle le froid observait toute cette scène, la chaleur de leur étreinte amicale réchauffa l'atmosphère.

— Dis, Loïs ?

— Mhm ?

— Tu veux bien me faire une promesse ?

— Je t'écoute. Tant que c'est pas un truc ultra nébuleux du genre, tu veux bien rester célib le temps que j'assure le coup avec Angie ? Dans le doute...

— Tu me prends vraiment pour un connard, en fait.

— ...Non ?

— Allez, sérieusement. Tu me promets que tu n'en voudras pas à Angie ? Elle t'aime beaucoup, tu sais. Elle tient à toi et je ne veux pas...

Loïs releva la tête et s'empressa de répondre, sans laisser au garçon le temps de finir sa phrase :

— Mais ça, tu n'avais même pas besoin de me le demander, Ayden. Tu as ma parole, parce que j'aime Angie tout autant que toi.

À ces mots, le jeune homme se raidit, les sourcils relevés.

— Euh...

Loïs réalisa soudain l'ambiguïté de ses propos et s'empressa de rectifier le tir :

— Oui, non. Enfin, tu m'as comprise ! Elle est mon amie, comme elle est la tienne avant tout. Je serai toujours là pour elle, comme pour toi. C'est promis.

— Merci.

Bercés par le ronron de la ville, les deux amis, blottis l'un contre l'autre et figés dans l'instant, se laissèrent aller à de douces rêveries d'été pour lutter contre le froid. Plus rien n'avait maintenant d'importance, mise à part l'étreinte que les anciens amants partageaient encore pour entretenir leur chaleur à la lueur du clair de lune et l'avenir que cette dernière semblait éclairée de son aura rassurante au coeur de la nuit.

— Dis, il faudra quand même qu'on reparle de ce « j'aime Angie tout autant que toi » un de ces quatre...

— Ayden ? Tais-toi. 

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