Chapitre 8


– F L A S H B A C K —


Les gouttes de pluie martelaient les vitres de l'appartement que Jasper et son frère avaient hérité de leurs grands-parents. Étendue sur le canapé, alanguie par les événements de la journée, Zara regardait le programme télévisé du soir, une bouteille de bière à la main. Jetant de temps à autre un rapide coup d'œil à l'extérieur, elle guettait l'évolution de la météo et calculait à quelle vitesse elle allait devoir courir pour ne pas finir trempée, lorsqu'elle déciderait de regagner son propre foyer.

De son côté, Jasper tournait comme un lion en cage entre le couloir de l'entrée et la salle à manger. Un peu plus tôt dans la journée, il avait appris par certains de ses hommes de main que quelqu'un — dont il connaissait parfaitement l'identité — avait conclu un accord pernicieux en son nom, auprès d'un chef de gang ennemi de Reese McCauley. La déconvenue était si grande qu'elle était très vite remontée jusqu'aux oreilles de ce dernier, mettant ainsi en péril la bonne entente que Jaz entretenait avec lui depuis ces deux dernières années.

Dans cette situation des plus délicates, Zara avait été une nouvelle fois d'un très grand secours. Elle avait passé son après-midi dans un garage insalubre de l'est de Brooklyn, en compagnie de Kate, pour tenter de raisonner Reese et le convaincre que Jasper n'était pas à l'origine de cet échange. Ce faisant, l'accord qui en avait découlé était bel et bien caduc. Néanmoins, et malgré toute la bonne volonté de la jeune fille, le mal avait été fait et, pour l'heure, rien ne parvenait à effacer cette trahison de l'esprit de Reese. À présent, Jaz n'avait donc plus d'autre choix que de ménager sa colère, afin de se retenir de sauter à la gorge du responsable de ce capharnaüm, susceptible de franchir le seuil de la porte d'entrée de l'appartement d'un instant à l'autre.

Lorsque le bruit d'une clé dans une serrure se fit entendre, Jasper se figea, les poings serrés. Zara se redressa à son tour et déposa sa bière sur la table basse, tout en intimant à son compagnon de garder son calme d'un rapide coup d'œil. Leurs deux années de relation lui avaient appris que les frères Lane avaient tous deux un caractère explosif et ce soir, la tempête qui était en approche risquait bien d'être particulièrement dévastatrice. Une vague sensation d'appréhension étreignit alors son ventre, à l'instant où un garçon à peine plus jeune que Jasper fit son apparition dans la pièce. Il adressa un petit sourire à Z, sans porter le moindre regard sur le chef de la bande, qui, malgré toutes ses tentatives d'apaisement, ne tarda pas à aboyer :

— T'étais où ?!

Le nouvel arrivant retira sa veste en cuir et la déposa sur une chaise proche de Jasper sans dire un mot, ce qui, bien entendu, n'aida pas le maître des lieux à conserver sa patience déjà bien fragilisée par les événements de la journée.

— Je te parle ! T'étais où ?!

— Oh, arrête ça... Tu sais très bien où j'étais. Pas la peine de m'emmerder avec des questions inutiles.

En prononçant ces paroles, Robin se tourna vers son frère et le toisa de ses iris couleur acier. Ce dernier, au bord de la rupture, s'enquit d'une voix tremblante :

— C'est toi, hein ? C'est toi qui es allé foutre la merde dans mes affaires, pas vrai ?

— Je ne suis pas allé foutre la merde, comme tu dis. J'ai juste créé une nouvelle alliance, parce que t'es pas capable de développer ton business tout seul. Au lieu de m'engueuler, tu devrais plutôt me remercier.

— Robin, je ne veux pas faire plus que ce que l'on fait déjà. Tu comprends ce que je te dis où tu le fais exprès ?!

Cramponnée au canapé, Zara ne pipait mot. Son cœur battait anormalement vite, en proie à la tension furieuse qui émanait des deux frères. Robin s'avança vers Jasper, tout en le défiant du regard.

— Ouais, je commence surtout à comprendre que t'es un vrai trouillard qui n'a aucune ambition. C'est quoi ton plan concrètement ? Continuer à vendre deux ou trois barrettes de shit à des grands-mères et reprendre tes études à côté pour avoir une petite vie bien rangée ? Quand c'est elle qui te propose de nouvelles alliances, tu dis pas non, pourtant !

L'aîné serra les poings, son cadet afficha un petit sourire de provocation. Jaz connaissait parfaitement le caractère violent et impulsif de son jeune frère. La plupart du temps, il savait rester calme face à ses accès d'effronterie. Mais ce soir-là, l'orgueil de Robin fit déborder le vase de sa patience qui déversa alors en lui un flot de rage incontrôlable.

Sans crier gare, Jasper empoigna son cadet par le col de son t-shirt. Au même instant, Zara se retourna, les yeux rivés vers les deux garçons, un frisson de peur lui parcourant la colonne vertébrale.

— Écoute-moi bien, petit merdeux. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour toi. Pour que tu puisses avoir un avenir. J'ai jamais eu l'intention de devenir ce que tu espères que je sois et si c'est la voie que tu as choisie, alors je crois qu'on n'a plus rien à se dire.

— Espèce de lâche...

Soudain, Zara retint un petit cri et se recroquevilla sur le canapé quand Jasper, à bout de nerfs, balança violemment son frère contre le mur d'en face.

— Alors, sors d'ici ! Dégage ! Après tous les risques que j'ai pris pour toi, c'est comme ça que tu me remercies ?!

Rouge de colère de s'être vu malmené de la sorte, Robin se redressa prestement et fonça tête baissée sur son aîné. Emportés par leur élan, les deux garçons basculèrent contre la table de la salle à manger, puis glissèrent sur le sol dans un bruit de tous les diables.

— Arrêtez ! Arrêtez-vous !

Horrifiée, Zara bondit du sofa et tenta de se faire entendre, en vain. Face à la puissance des coups de poing assénés par son frère, Jasper repoussa Robin d'un geste vif. Celui-ci trébucha en arrière et se heurta au canapé du salon avant de s'affaler à nouveau sur le sol.

— Jasper, arrête ! Robin, non ! Ça suffit !!

Bouillonnant de rage, le cadet ne prêta aucune attention aux appels désespérés de Zara et vociféra à l'attention de son aîné :

— Je prends autant de risques que toi dans cette histoire, et même plus ! Qu'est-ce que tu fais de tes journées, toi, à part rester là, à traîner avec elle ? Moi, je me bouge le cul au moins ! Moi, je fais en sorte qu'on gagne du fric et c'est pas parce que t'es qu'une espèce de gonzesse qui a la frousse des flics que j'arrêterai !

Au bord de l'explosion, Jasper s'approcha de lui et grinça, d'une voix tremblante :

— Ne joue pas à ça avec moi, Robin.

— Je vais me gêner, tiens. Branleur.

La dernière insulte proférée par le plus jeune fut suivie par le claquement d'une gifle cinglante. Robin bascula sur le côté, sous le choc, tandis que son frère rétorqua, après avoir pris une profonde inspiration, saccadée par les assauts d'une fureur irrépressible :

— Soit poli. Alors, peut-être que je te considérerai comme un homme et plus comme un gosse pourri gâté et arrogant. Tu ne réussiras jamais rien dans la vie en continuant comme ça. Jamais rien, tu entends ?

Zara voulut intervenir pour calmer le jeu, mais elle n'en eut pas le temps. Au même instant, Robin éclata en une rage folle. Dans un rugissement de tous les diables, il se rua sur Jasper et laissa à nouveau pleuvoir ses poings sur l'ensemble de son corps avec une férocité hors du commun. Affligé par la violence de l'assaut, Jaz se recroquevilla sur le sol de l'appartement. Soudain, propulsée par son cœur meurtri devant un tel spectacle, Zara se précipita vers les deux garçons, qui se livraient maintenant à un véritable pugilat au centre de la pièce.

— Arrêtez ça tout de suite ! Mais vous allez arrêter, oui ?! Stop !!

Malgré ses cris et ses supplications, les deux hommes refusèrent de cesser le combat. Les coups continuaient à pleuvoir sur l'aîné, à bout de souffle, figé dans la douleur. Alors l'instinct de survie prit possession de son esprit. Sans vraiment s'en rendre compte, il plaqua ses deux mains sur le cou de Robin et serra de toutes ses forces. Il fallait que ce déferlement de violence sur son corps cesse, que cette haine cesse, qu'importe le prix à payer. Surpris par ce retournement de situation, la peur se déversa dans les yeux de son cadet. Ses mains abandonnèrent la lutte pour tenter de libérer son cou de l'emprise inébranlable de son frère. Horrifiée, Zara se jeta alors sur son compagnon, s'empara de ses épaules et le tira en arrière en suppliant :

— Jasper, ça suffit ! Lâche-le ! Tu vas le tuer, arrêtes ! Arrête, bon sang !!

Mais, possédé par la rage, le jeune homme resta figé dans la même position morbide. En désespoir de cause, Z s'agrippa un peu plus et à ses épaules bascula tout son poids vers l'arrière, arrachant du même coup Jasper à sa folie meurtrière. Robin se dégagea de son emprise et s'éloigna aussitôt de sa portée. Ses poumons se contractèrent, désespérément à la recherche d'oxygène. À quatre pattes sur le sol, il toussait à s'en fissurer la cage thoracique, le visage rougi par l'effort. En proie à une puissante montée d'adrénaline, Zara rampa jusqu'à lui pour s'assurer de son état, puis s'écria :

— Mais, vous êtes malades ? Tous les deux ! Pourquoi vous faites ça ? Vous êtes frères ! Vous devriez vous soutenir, vous entraider, pas essayer de vous tuer !

Prostré contre le canapé, Jasper avait le souffle court. Conscient de son dérapage, son regard horrifié ne quittait plus le visage de Robin. À bout de nerfs, Zara se laissa tomber sur le sol et enfouit ses mains dans ses longs cheveux blonds, au bord de la crise de larmes.

— Ça suffit. Je peux plus... Je peux plus faire avec tout ça. C'en est trop.

Les deux garçons relevèrent les yeux sur elle en même temps. Ses paroles douloureuses avaient réussi à mettre entre parenthèses leur accès de haine l'un envers l'autre. Elle poursuivit alors, la voix étranglée par un puissant sanglot :

— Moi, tout ce que je voulais, c'était pouvoir aider mon frère. Je voulais juste qu'il soit heureux, qu'il ait une vie normale... Pas me retrouver au cœur d'une guerre de gang ni participer à une tentative de meurtre au sein d'une famille qui n'est même pas la mienne.

Jasper leva une main vers elle, effleurant son bras au passage.

— Z...

La jeune fille se recula brusquement et rétorqua, les yeux noyés de larmes :

— Non, laisse-moi, Jasper. Ça suffit.

Effondrée, Zara se releva, en prenant bien soin d'éviter le regard abattu de son compagnon. Sans ajouter un mot, elle attrapa sa veste en jean, puis se dirigea vers l'entrée de l'appartement. Bouleversé par ses larmes, Jasper se redressa à son tour et entreprit de la suivre, sans prêter plus d'attention à son petit frère, qui resta figé sur le sol, trop occupé à reprendre son souffle.

Dans le couloir menant à la porte d'entrée, il rattrapa Zara et la questionna, d'une voix suintant l'inquiétude :

— Où tu vas ? Zara, je t'en prie. Parle-moi. Ne me laisse pas comme ça...

Secouée par un puissant sanglot, la jeune fille n'accorda aucun crédit aux paroles de son compagnon et s'empressa de déverrouiller la porte. Blessé par l'absence de réaction de sa compagne, il tenta de la retenir par le bras, en poursuivant :

— Je t'en supplie, Z. Dis-moi quelque chose ! Je ne veux pas te faire de la peine, s'il te plaît. Je suis désolé pour tout ça. Je...

— Non, c'est trop tard pour être désolé !

À bout de force, Zara se défit brutalement de son emprise et se retourna vers lui en invectivant :

— En fait, je pensais que tu étais quelqu'un de bien, mais je me suis trompée sur toute la ligne. Tu aurais pu le tuer, tu te rends compte de ça, au moins ?

Le garçon ouvrit la bouche, cherchant une répartie valable, mais il n'en trouva aucune. À la place, il balbutia d'une voix à peine audible :

— Je suis désolé...

— En fait, tu ne vaux pas mieux que lui. Si tu savais comme tu me déçois... Je n'ai jamais été aussi dégoûtée de quelqu'un de toute ma vie. Tu ne mérites pas qu'on t'aime, voilà la vérité.

Abattu par les propos de sa compagne, le garçon fit un pas en arrière, tête basse. Alors, le cœur barré d'une grande fissure, Zara le fusilla une dernière fois du regard, avant de quitter l'appartement et de dévaler les escaliers à grandes enjambées, l'esprit encore embrumé par la scène de violence inouïe dont elle venait d'être témoin.


*


Le lendemain matin, le soleil jouait à cache-cache avec les nuages. La fraîcheur de la pluie de la veille imprégnait encore le bitume des avenues de Brooklyn quand Zara rejoignit Tony, dans un petit café où elle aimait prendre son petit déjeuner.

Tony était un ami proche de Jasper. Leur amitié datait de plusieurs années déjà et, avec le temps, elle n'avait fait que se renforcer. Bien qu'ayant émis quelques réticences à son sujet à son arrivée dans la bande, le sbire avait appris à connaître et à apprécier Zara depuis qu'elle était entrée dans la vie privée de son chef. Sa franchise et sa camaraderie l'avaient bien vite séduit, faisant d'elle une alliée de choix face aux autres membres du groupe. De son côté, la jeune fille aimait beaucoup les discussions qu'elle entretenait avec Tony et n'avait jamais eu de difficultés à se confier à lui. Aujourd'hui, ils s'entendaient comme larrons en foire, pour le plus grand bonheur de Jasper.

Ce matin, avant de se rendre chez ce dernier, Zara avait tenu à faire part à Tony de ce qu'il s'était passé la veille et des fortes tensions qui régnaient entre les deux frères Lane. Toutefois, le sbire ne parut pas surpris, ni inquiet outre mesure, lorsqu'entre deux gorgées de café noir, Zara mentionna l'étranglement de Robin. D'aussi loin qu'il se souvenait, leur relation avait toujours été de feu et de flamme et, malgré le dérapage de l'aîné, rien de très alarmant ne semblait émaner de cette querelle.

Zara buvait les paroles de son ami en mastiquant un morceau de croissant. Elle se sentait soulagée par les mots de Tony, mais à côté de cela, regrettait amèrement les dernières paroles qu'elle avait adressées à Jasper au moment de le quitter, la veille. Ces paroles qu'elle avait prononcées sous le coup de l'émotion n'étaient qu'un vulgaire tissu de mensonges, orchestrées par la colère et l'amertume. Son coeur le savait mieux que personne. Bien sûr que non, il n'était pas comme son frère. Bien sûr que non, il ne la dégoûtait pas. Bien sûr que si, il méritait d'être aimé. Et elle l'aimait. Toujours et même encore plus qu'avant.

Face à cette réalité, un besoin viscéral s'était emparé de la jeune fille. Il fallait qu'elle lui dise combien il était important pour elle et combien elle regrettait de l'avoir blessé. Il fallait qu'elle le prenne dans ses bras, qu'elle le réconforte avec tout son amour et toute sa tendresse. Le cœur battant d'une force nouvelle, Zara quitta alors le café à la suite de Tony et les deux amis prirent la route qui les mènerait à l'appartement des Lane.

Sur le trottoir de Devoe Street, à quelques mètres de l'immeuble en question, Zara grimaça en déclarant, avec humour :

— J'espère quand même que Jaz sera plus calme qu'hier et qu'il n'aura pas trucidé son frère dans la nuit...

Tony afficha un petit sourire, puis mordit dans un donut qu'il avait emporté du café en rétorquant :

— T'en fais pas pour ça. Jasper est quand même beaucoup plus réfléchi que Robin. Beaucoup moins impulsif, mais ça, tu l'avais déjà remarqué, non ? Hier soir, je suppose qu'il a vraiment pété un plomb. Il a tellement de responsabilités depuis quelque temps... Un peu à cause de toi, je dois dire, mais bon. C'est pour la bonne cause. Et puis, de toute manière, il adore son petit frère. Il ne lui ferait jamais aucun mal.

Z prit une gorgée de café et acquiesça d'un rapide signe de la tête. Si Tony semblait convaincu par la bienveillance de Jasper envers son frère, la réciproque formait souvent une boule de doute au creux de son ventre. Et ce matin, plus que n'importe quel autre, cette intuition ne faisait qu'amplifier à mesure qu'ils s'approchaient de la porte d'entrée de l'appartement des Lane. Aussi, au lieu de frapper tout de suite au battant, Tony marqua un temps d'arrêt, ce qui ne manqua pas de piquer l'attention de la jeune fille qui se tourna vers lui et l'interrogea, un sourcil arqué :

— Quoi ? Pourquoi tu t'arrêtes, ça va pas ?

Tony se pencha vers le battant, attentif au moindre bruit, puis rétorqua avec hésitation :

— ... C'est bizarre ce silence, tu ne trouves pas ?

Z hocha la tête en enfonçant son jeu de clés dans la serrure de la porte d'entrée.

— Ils sont peut-être sortis, on va les attendre. Ou peut-être qu'ils dorment encore ? Viens.

Aveuglée par son optimisme, Zara s'engouffra dans l'appartement, suivi par un Tony de plus en plus sceptique. Il referma ensuite délicatement la porte derrière lui, laissant la jeune fille pénétrer en premier dans le salon au fond du couloir.

Là-bas, Zara se défit de sa veste qu'elle envoya valser sur le canapé où elle était étendue la veille, puis disparut dans la cuisine. À son tour, Tony inspecta la pièce, jusqu'à poser un œil anxieux sur le battant légèrement entrebâillé qui donnait sur une chambre à coucher plongée dans l'obscurité. Jamais l'atmosphère de l'appartement ne lui avait paru aussi pesante. Son intuition funeste ne faisait que s'accroître, de minute en minute.

— Z ?

À l'appel de son nom, la jeune fille apparut aussitôt sur le seuil de la cuisine.

— Quoi ?

— Quelque chose ne va pas. J'ai un mauvais pressentiment.

Elle poussa un long soupir, son gobelet de café toujours à la main, et rétorqua :

— Pourquoi tu dis ça ? Tout à l'heure, tu m'as dit de ne pas m'en faire et maintenant, tu es beaucoup plus nerveux que je ne l'étais quand on s'est retrouvé ce matin. Ils sont juste sortis, ils vont revenir sous peu.

En prononçant ces paroles, Zara sentit ses émotions la trahir. Elle aussi avait deviné que quelque chose n'allait pas à la minute où elle était entrée dans le salon. Mais son cœur, dopé à l'espoir que Tony avait instillé en lui, refusait d'entrevoir la vérité. L'homme de main haussa les épaules, le regard fixé sur la fente noire de la chambre à coucher. La jeune fille suivit son regard et, prenant son courage à deux mains, décida de mettre un terme aux pensées sordides de son ami. Elle s'avança alors d'un pas plus ou moins guilleret vers la chambre, en claironnant :

— Je suis sûre qu'il fait la grasse matinée. Jaz ! T'es là ?

D'un geste sûr, elle poussa le battant et s'engouffra dans la pièce noire. Ce geste déclencha un long frisson sur la nuque de Tony. Il resta droit comme un i, au centre de la pièce. Seuls les battements furibonds de son cœur résonnaient à présent à ses oreilles.

— Z... ?

Un flot de lumière dissipa l'obscurité de la chambre quand la jeune fille tira les rideaux. Le souffle court et le ventre noué, Tony fit alors un pas, puis un autre quand, soudain, un hurlement perçant retentit dans l'appartement tout entier. D'abord paralysé par l'effroi, le sbire mit quelques secondes à réagir, puis se rua à l'intérieur de la pièce dans laquelle Z s'était engouffrée quelques secondes auparavant. Le spectacle qui l'attendait là lui retourna le cœur et il se retint de régurgiter les restes de son petit déjeuner sur le parquet usé de la chambre.

Zara avait lâché son gobelet de café qui s'était écrasé sur le sol et avait déversé son contenu entre les lames des planches de bois vieilli. Elle s'était terrée dans un angle de la pièce, les deux mains plaquées contre sa bouche pour étouffer ses cris d'horreur, tandis qu'un abominable sanglot déformait ses traits. Face à elle, étendu dans son lit, Jasper gisait les yeux fermés, paisiblement endormi. C'était tout du moins, ce que n'importe qui aurait pu croire, si son crâne n'était pas perforé de trois trous rougeâtres autour desquels son sang avait coagulé. L'oreiller souillé qui avait servi à étouffer le son des tirs était au sol, près de Zara qui l'avait soulevé.

Sans attendre une seconde de plus, Tony prit sur lui et se précipita vers la jeune fille qui ne parvenait plus à détacher son regard de la dépouille défigurée. L'arrachant à cette vision d'horreur, il la souleva, puis la porta jusqu'au canapé du salon. Il ferma ensuite la porte de la chambre et se tourna vers Z, en proie à une violente attaque de panique.

— Z, regarde-moi. Ça va aller. Je suis là.

Incapable de retrouver son calme, Zara ne parvenait plus à respirer. Elle toussa, crachota et manqua par deux fois de tourner de l'œil. Empêtrée dans des visions cauchemardesques, elle luttait tant bien que mal pour ne pas laisser les griffes de l'horreur déchirer un peu plus sa conscience. Elle n'était plus que douleur. Son cœur fissuré par la dispute de la veille venait d'exploser en morceaux. Son âme en lambeaux râlait l'écho d'une complainte lugubre et funeste. Tout en elle venait de tomber en ruines, si bien que pour la troisième fois en quelques minutes à peine, Zara commença à perdre connaissance.

Au même instant, la porte d'entrée s'ouvrit, puis se referma lentement. Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir, jusqu'à ce que Rafe, le petit ami de Kate, apparût dans le salon. Surpris par cette intrusion inattendue, Tony tourna la tête vers lui et s'exclama, sans jamais cesser de tapoter la joue de Zara pour la garder éveillée :

— Rafe ! Il s'est passé quelque chose de terrible ! Jaz est...

— Je sais.

La réponse de son acolyte laissa Tony sans voix. Il hocha la tête, incapable de contrer la réaction glaciale de son complice. Toujours plongée dans un profond état de choc, oscillant entre conscience et méandres obscurs, Zara ne s'aperçut même pas de la présence de Rafe. Elle n'entendait plus rien, ne voyait plus rien, ne ressentait plus rien, sauf le désespoir qui s'était insinué dans chacune des cellules de son corps. Tony s'assura alors de son état, puis se redressa et s'approcha du nouveau venu, d'un pas fébrile.

— Comment ça, tu sais?

Rafe ne répondit pas à la question. Dans ses yeux brillait une lueur de douleur et de crainte que Tony n'avait jamais aperçue auparavant.

— Le patron m'a chargé de faire place nette.

— Le patron ? Quel patron ?! Jaz est... Attends. Quoi ?

Rafe ne répondit pas. Il se contenta de jeter un bref coup d'œil à Zara avant de reprendre, d'une voix morne :

— Laisse-moi faire mon job, Tony. Plus vite ça sera fait, mieux ça vaudra pour tout le monde.

Tony resta figé quelques courts instants, puis s'exécuta, permettant à Rafe d'accéder à la chambre dans son dos. Abattu par la cascade d'information qui déferlait sur lui, Tony prit place sur le canapé auprès de Zara et plongea son crâne dans ses mains en jurant. Rafe avait été envoyé par le chef. Mais quel chef ? Cette question tournait en boucle dans sa tête. La vérité qui découlait de la réponse semblait si machiavélique, que le jeune homme se surprit à penser que tout ceci n'était qu'une vaste machination. Pourtant, l'odeur de fer qui émanait de la chambre et le sanglot déchirant de Zara à ses côtés n'avaient rien d'illusoire...

Le cœur serré, Tony pinça alors ses lèvres et réprima ses larmes. Aujourd'hui, c'était un ami, un frère qu'il avait perdu. Et la perspective d'un avenir sans lui était plus terrible à imaginer que ce que la douleur de sa perte lui faisait éprouver. Mais pour ne pas accabler la jeune fille qui était assise à côté de lui, Tony prit une profonde inspiration et laissa son courage étouffer son chagrin.

— Tony, il est mort...

Le jeune homme se redressa, conscient que Zara traversait le même chemin de croix que lui, le fardeau de ses sentiments en plus sur le dos. Il s'approcha alors doucement d'elle et murmura, dans un souffle :

— Oui, Z.

Une nouvelle larme s'écoula de sous la paupière de Z, dont le regard fixait le néant infini. Alors, dans un élan de compassion fraternel, il passa un bras autour de ses épaules avant d'affronter le tsunami de culpabilité acide qui venait de s'abattre sur elle et qui n'aurait de cesse de la ronger nuit et jour pour le restant de sa vie :

— Il est mort et la dernière chose que je lui ai dite... c'est qu'il ne méritait pas d'être aimé...

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