Chapitre 7
25 décembre 2004
Cela faisait déjà six longs mois que Shane avait quitté l'appartement de Loïs et Logan, afin de fuir l'inexorable menace de la maison de redressement. Six mois qu'il dormait dans les ruelles de New York, la plupart du temps vautré sur un carton sale et calfeutré sous une vieille couverture dégotée dans une poubelle. Six mois que l'espoir de retrouver un jour une famille s'était évaporé. Six mois qu'il était seul au monde.
Le soir où Shane avait fui son nouveau foyer suite à son altercation avec son beau-père, sa marraine s'était empressée de signaler sa fugue au service de police. En larmes et dévorée par une terrible inquiétude aux forts accents de culpabilité, cette dernière les avait suppliés de retrouver son filleul le plus rapidement possible. Les agents avaient alors expliqué à Loïs que bon nombre des enfants fugueurs finissaient toujours par revenir, mais que cela pouvait prendre plus ou moins de temps. Néanmoins, ils lui avaient fait la promesse de le retrouver au plus vite.
Mais cela était sans compter sur le fait que, par le passé, Shane avait lu la plupart des livres de droit de sa mère. Il savait pertinemment que vu son âge, les agents ne tarderaient pas à mettre en place d'importants moyens pour le retrouver.
Il savait également que s'il avait le malheur d'être attrapé par la police, la maison de redressement deviendrait la seule issue possible à son avenir. Même si son espérance de vie se voyait diviser par deux au cœur des ruelles de la mégapole, rien n'était pire pour lui que de se voir une nouvelle fois rejeté, abandonné et enfermé en compagnie d'adolescents tous plus violents les uns que les autres. Shane savait qu'il n'y survivrait pas et à choisir, il préférait mourir en essayant de s'en sortir seul plutôt que sous les coups aussi bien physiques que mentaux que les pensionnaires de ces établissements étaient encore capables de lui infliger. Le garçon avait fait son choix : rejeter le monde avant d'être lui-même rejeté. Et ainsi donc débuta sa cavale.
À sa grande surprise, les premiers mois d'été furent d'autant plus agréables que lui-même était libre. Libre de faire ce qu'il voulait, où il voulait et quand il voulait. Tous les jours, Shane arpentait les rues de sa ville, dissimulé sous l'imposant blouson de cuir de son père. Sa connaissance du dédale urbain était devenue si pointue qu'il n'eût plus aucune difficulté à échapper aux forces de l'ordre, toujours assidûment à sa recherche.
Le réel problème du garçon se posait surtout quand il s'agissait de se nourrir. Certes, l'argent qu'il avait trouvé dans la poche de la veste avait bien vite disparu, mais Shane ne manquait pas d'idée pour dénicher de quoi se sustenter. Quelques fois, des compagnons d'infortune attendris acceptaient de partager avec lui les viennoiseries que des passants leur confiaient. D'autre fois encore, il parvenait à récupérer les restes d'un plat parfaitement emballé dans une poubelle. Enfin, quand son ventre criait vraiment trop famine, le garçon avait recours à une ultime solution : il se rendait aux abords de son ancien immeuble où de vieilles amies de Marguerite habitaient encore. Dans le monde de la rue, les voyous, les ombres et les belles-de-nuit mangent à la même table. Et cela, Shane l'avait bien vite compris. De plus, ces dernières ne rechignaient que rarement à lui octroyer un peu de nourriture, sans pour autant trahir le secret de sa présence auprès des autorités.
Les courtes nuits de juillet et d'août avaient le doux parfum de l'insouciance et Shane surmontait sa peur de l'obscurité grâce aux noctambules qui déambulaient sans cesse dans les rues. La ville qui ne dort jamais n'avait jamais paru aussi accueillante et familière au garçon et bien que sa situation fût souvent des plus délicates, l'espoir qui l'animait parvenait encore à dissimuler une terrible vérité à sa conscience.
En effet, Shane ne réalisa pas, pendant le court été de ses quatorze ans, que chaque grain de sable qui s'écoulait dans le sablier du temps avait des allures de trésor à la rançon funeste.
Bercé par l'insouciance, il se laissait emporter par le tourbillon de la vie, vagabondant dans les rues et sur les chemins de Central Park, peu inquiété par le regard parfois suspicieux des passants. Mais comme il était écrit dans les étoiles, cet état de grâce fut de courte durée et le début des malheurs de Shane se résuma alors en trois syllabes : Automne.
L'arrière-saison arriva sans crier gare, sous la forme d'une épaisse bourrasque qui s'engouffra dans les ruelles, faisant virevolter la couverture de Shane. Le garçon eut à peine le temps de réaliser que l'été s'en était allé que les arbres commencèrent à perdre leur feuillage. Le soleil était moins vaillant, comme épuisé d'avoir tant brillé pendant ces quelques longues journées. Les ténèbres difformes reprenaient peu à peu leurs droits, enfonçant le garçon dans une profonde mélancolie qui ne faisait qu'empirer de jour en jour.
De son côté, la police accéléra ses recherches et c'est en venant quémander à manger auprès des belles-de-nuit qu'un jour, Shane aperçut cette patrouille en train de les questionner. L'adolescent ne sut jamais avec certitude si cet interrogatoire avait quelque chose en rapport avec lui. Néanmoins, trop inquiet de se voir dénoncé, il se vit résigné à l'idée de renoncer à venir se restaurer ici.
Alors, toujours dissimulé aux yeux des forces de l'ordre, il commença à endurer la fraîcheur des nuits et leur effrayante obscurité. La veste de son père, usée par le temps, lui tenait encore chaud, mais tout juste. La peur s'immisça bien vite en lui et chassa les dernières traces d'euphorie de l'été. La faim se révélait parfois des plus insoutenables et la solitude gagnait du terrain. Shane comprit alors que le pire restait à venir.
Et il vint.
Quand l'hiver s'installa, l'adolescent prit conscience de tout le poids de ses décisions. Pendant les longues nuits glaciales qu'il passait calfeutré auprès d'un autre sans abri, il se surprit plusieurs fois à rêver de son ancien foyer, du lit qu'il occupait chez Loïs et des repas au goût étrange qu'elle lui préparait. La faim était maintenant devenue une sensation récurrente. Elle avait creusé les joues du garçon, ne lui laissant plus que la peau sur les os. Mais la douleur physique semblait moindre en comparaison des regards que les habitants de la ville portaient sur lui.
Ou plutôt, ceux qu'ils ne portaient pas.
La majeure partie du temps dissimulé sous sa vieille couverture, Shane était devenu invisible aux yeux du monde. Un spectre dans la nuit. Comme si le néant lui-même l'avait accepté comme l'un des siens.
Pendant cette période, il songea plusieurs fois à retourner chez Loïs, sans pour autant parvenir à s'y résoudre. Rien ne lui assurait que cette dernière réussirait à convaincre Logan de remédier à sa sentence. Alors pour tenir bon, Shane se rapprocha un peu plus de quelques-uns de ses compagnons d'infortune, ayant élu domicile dans la même ruelle que lui. Et que ce soit parce qu'elles partageaient avec lui un repas ou une nouvelle couverture, ces « ombres » étaient les plus chaleureuses que le garçon eût jamais rencontrées. Shane leur était infiniment reconnaissant de l'aide qu'elles voulaient bien lui apporter et de l'espoir qu'elles instillaient en lui. Et ce fut dans cette même ruelle de Brooklyn que l'adolescent apprit que les ombres n'étaient pas les seules à pouvoir lui venir en aide.
Les anges aussi.
En ce jour de Noël, aux abords d'une avenue lumineuse du nord du quartier, Shane ne se doutait pas qu'il allait croiser le chemin d'un être divin. Il venait tout juste d'avoir quinze ans et, plus que jamais en ce jour précis, l'adolescent avait l'impression de ne plus faire partie de ce monde si propre et si organisé, à l'image des rues de cette ville aux côtes tranchantes et perpendiculaires. Le garçon qui, par le passé, avait toujours été si heureux de voir Noël arriver, chargé de toutes ses décorations et de son esprit de fête, lui trouvait à présent un goût terriblement amer semblable à celui de la faim, du froid et de la solitude.
Assailli par les lames glaciales du vent qui tailladait son corps, il se recroquevilla dans le petit espace qu'un conteneur à ordure formait avec le râpeux mur de briques. Les flocons de neige qui tourbillonnaient dans le ciel s'accrochaient à ses longs cheveux bouclés et semblaient composer une couronne de pureté enchanteresse sur le haut de son crâne.
Le garçon renifla et ferma les yeux, comme pour échapper à la sensation abjecte de la moiteur de la couverture de fortune qu'il avait jetée sur son dos. Shane avait froid, il avait faim. Pire encore, il savait que si ces conditions s'éternisaient, il ne lui restait plus que peu de temps à vivre.
Mais en attendant, il était toujours là, assis sur le trottoir, à pleurer en silence dans l'obscurité d'un monde qui l'avait oublié. Il pleurait devant tous ces passants aveugles qui, enfermés dans leur bulle égocentrique, ne daignaient pas s'infliger la peine de croiser le regard de la misère humaine.
— Mon pauvre petit... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Qu'est-ce que tu fais ici tout seul par un temps pareil ?
Le garçon prit quelques secondes pour réaliser qu'une personne était bel et bien en train de s'adresser à lui. Et ce n'était pas un de ses compagnons, mais plutôt une vieille femme, vêtue d'habits cossus qui se dressait devant lui, tenant au-dessus de sa tête un immense parapluie verdâtre. Shane cligna des yeux pour s'assurer qu'il ne rêvait pas ; personne d'autre que les ombres ne lui avait adressé la parole depuis des mois, si ce n'était pour lui dire de déguerpir.
Abasourdi, il ouvrit la bouche, mais la soif l'empêcha de produire le moindre son. Ses lèvres complètement déshydratées le faisaient souffrir et, une fois de plus, il préféra se taire. La vieille dame hocha la tête, les yeux emplis d'une douleur étrange, puis se tourna vers le chauffeur d'une Cadillac blanche garée le long du caniveau derrière elle.
— Harold, apportez-moi à boire et à manger. Tout de suite !
Ledit chauffeur hésita quelques secondes, puis s'élança vers l'épicerie la plus proche. De son côté, la vieille dame s'agenouilla péniblement devant le garçon et le fait qu'elle ne réfléchît pas une seule seconde avant de poser ses genoux sur le bitume glacé malgré son âge avancé l'interpella. Elle approcha une de ses mains gantées de cuir du visage de l'adolescent. Craintif, Shane eut un mouvement de recul, comme pour disparaître un peu plus derrière le conteneur de métal. Et si cette femme le reconnaissait ? Si elle décidait de le ramener de force au bureau de police ?
— Oh ! N'aie pas peur, je ne vais pas te faire de mal.
Sa bienfaitrice lui adressa un sourire empli d'une certaine affection que le garçon n'avait plus eu l'occasion de percevoir depuis plusieurs années. Attendrie, elle replaça une des mèches bouclées de Shane derrière son oreille et articula :
— Un si beau garçon... Qu'est-ce que la vie a bien pu te faire subir pour que tu en arrives là ?
Il ne pouvait pas répondre, car au fond, lui-même n'en savait rien. Il ne comprenait pas pourquoi le destin avait décidé de s'acharner sur lui avec tant de véhémence tout au long de son existence et au fond, il ne cherchait même plus à le savoir.
L'inconnue caressa la ligne de sa mâchoire et il frissonna de plus belle. Le froid le harassait de plus en plus et ce contact d'une infinie douceur ne fit qu'empirer cet inéluctable sentiment de désarroi glacial qui habitait déjà son cœur.
Le chauffeur fit de nouveau son apparition quelques secondes plus tard, un sachet de brioches et un thé brûlant dans les mains. Il confia le tout à la femme qui le tendit elle-même au garçon. D'abord hésitant, il finit par s'emparer du sac et l'odeur qui s'en dégageait ôta des larmes à ses grands yeux verts. Shane plongea timidement son nez à l'intérieur et se délecta du délicieux parfum des petites brioches chaudes qui s'en échappait. Il n'avait pas humé cette odeur depuis des semaines et son estomac ne tarda pas à lui rappeler qu'il n'avait pas mangé quelque chose de si goûteux depuis au moins aussi longtemps.
En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, il extirpa une viennoiserie du sac et mordit dedans à pleines dents. Ses lèvres écorchées lui arrachèrent un petit gémissement de douleur, mais la faim prit le dessus et il engloutit la brioche en à peine quelques secondes.
— Comment se fait-il qu'un garçon de ton âge vive tout seul dans la rue ? C'est incroyable...
Shane ne répondit pas, trop occupé à dévorer sa viennoiserie. La femme reprit, d'une voix douce.
— Est-ce que tu veux qu'on appelle ta famille ? Quelqu'un ?
À ces mots, Shane frissonna et secoua vivement la tête en signe de négation. La vieille dame l'observa quelques secondes et devant sa mine résignée, se contenta de lui tendre le gobelet de thé chaud qu'elle avait pris soin de faire refroidir quelque peu auparavant. Le jeune garçon en avala de petites gorgées réconfortantes. Bien sûr, ce ne fut pas grand-chose, mais juste ce qu'il fallait pour lui réchauffer le cœur et redonner quelques couleurs à son visage.
La dame se releva ensuite avec peine et tendit son parapluie à son chauffeur.
— Restez là et abritez-le.
Il s'exécuta sans broncher et observa la femme traverser la grande avenue avant de disparaître dans un magasin de vêtement. Le garçon aussi la regarda s'éloigner, tout en mastiquant lentement les restes de sa brioche. Il ne voulait pas qu'elle parte, il ne voulait pas qu'elle le laisse à nouveau seul dans la nuit.
Fort heureusement, elle réapparut sur le seuil du magasin seulement quelques minutes après, chargée d'un grand sac en carton blanc, griffé d'un nom de marque de vêtements haut de gamme. Lorsqu'elle arriva à hauteur du garçon, elle déposa le paquet devant lui et Shane leva des yeux interrogateurs vers elle.
— C'est pour toi, mon garçon. Joyeux Noël.
Ahuri par tant d'attention, Shane resta coi. Face à son manque de réaction, elle se baissa alors sur le sac et en extirpa un long et grand manteau noir en laine, d'une simplicité notoire, doté de deux poches de chaque côté, de boutons assortis et d'un col tailleur. Le jeune garçon admira l'étoffe qui se tenait devant lui, ce vêtement qui le préserverait bien mieux du froid que le blouson usé de son père. Ce manteau, imprégné de toute la bonté d'une seule femme, dans ce monde si vaste.
Shane leva les yeux vers la dame et, à travers ses iris étincelants de larmes, elle put y lire toute la gratitude qu'un être humain avait à offrir. Aussitôt, elle s'agenouilla de nouveau devant lui, retira la vieille couverture et enveloppa l'adolescent dans l'étoffe en laine. Elle ajusta ensuite le col en souriant :
— Là. Il est grand, certes. Mais comme ça, tu pourras le garder aussi longtemps que tu voudras. Et puis, tiens. Voilà cent dollars. J'espère que cela pourra au moins t'aider à te nourrir, si c'est tout ce que je peux faire pour toi.
Sans crier gare, le jeune garçon jeta ses bras autour du cou de la femme et enfouit son visage trempé dans le col de son manteau. Surprise, elle stoppa son chauffeur, brusquement sur la défensive et prêt à intervenir. Elle plaça alors ses mains sur le dos de l'adolescent et lui rendit son étreinte.
La chaleur de leurs deux corps s'intensifia et se diffusa jusqu'au cœur du garçon si bien qu'il refusa de la lâcher. Patiemment, la femme lui accorda alors toute la tendresse dont il avait besoin. Lorsqu'il releva enfin la tête, il s'approcha de l'oreille de la vieille dame et murmura, d'une voix à peine audible :
— Merci...
Elle afficha un sourire invisible à l'oeil du garçon et lui frictionna le dos à travers l'épais manteau de laine.
— Courage, mon garçon. Ne perds jamais espoir. N'oublie pas qu'il y a toujours de la lumière, même dans la nuit la plus noire.
Elle se détacha de lui et abandonna son parapluie vert dans les bras du garçon avant de se relever et de disparaître à l'intérieur de sa Cadillac.
Soudain, tout redevint sombre et froid. Seule la petite flamme d'espoir qu'elle avait allumé dans le cœur de l'adolescent persistait à réchauffer son âme. Shane ne détacha pas son regard de la voiture blanche qui s'éloignait maintenant sur la grande avenue, comme pour essayer de capturer les derniers instants de bonheur que cette vieille dame avait su lui donner. Mais lorsqu'elle disparut au coin de la rue, le garçon se retrouva de nouveau seul avec lui-même, faisant face à plus de détresse que jamais.
Si l'aura de bonté qui émanait de cette femme avait réussi à lui redonner vie à l'intérieur, le froid de l'hiver avait tout aussi bien recouvré ses droits sur son enveloppe corporelle. Une légère brise souffla les quelques flocons encore frais qui se déposaient silencieusement sur le sol et paralysa le garçon, transit de froid. Alors, comme pour préserver au mieux la petite flamme qui venait de naitre en lui, Shane serra un peu plus fort le manche du parapluie et enfouit sa tête sous le manteau de laine. Il se recroquevilla et obstrua tant bien que mal la moindre ouverture jusqu'à disparaître complètement sous la lourde étoffe noire, en même temps qu'il disparaissait aux yeux du monde.
Une fois de plus.
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