Chapitre 7


24 décembre 2005


Il faisait froid, en cette nuit du 24 décembre 2005. Si froid que la neige ne tombait plus sur la ville illuminée. À Manhattan, des passants grelottants déambulaient, emmitouflés dans d'épaisses écharpes en laine et les bras chargés de cadeaux. Tous étaient très pressés de regagner leur foyer chaleureux pour y fêter le réveillon.

Malgré le vent glacial qui soufflait dans les rues, New York n'avait rien perdu de son aura féérique. Comme chaque année, les décorations sublimaient les avenues, les vitrines somptueuses faisaient rêver les petits enfants et les chants de Noël résonnaient un peu partout dans la ville. Comme chaque année, tout était fin prêt pour célébrer dignement cette longue nuit d'hiver, en famille, autour d'un bon repas chaud. Et comme chaque année, Shane tentait de replonger dans ses tendres souvenirs d'enfant, à l'époque où il pensait encore que cet esprit de joie et d'amour embaumait le cœur des habitants du monde simplement en l'honneur de son anniversaire.

Mais les années passant, cette douce innocence s'en était allée, balayée par les mêmes ouragans qui avaient ravagé son passé. Alors, ce soir-là, et comme tous les autres soirs de Noël depuis la mort de sa mère, il s'était terré loin de l'enthousiasme des habitants de la ville. Loin des lumières scintillantes et des refrains joyeux. Préférant étreindre sa fidèle solitude et noyer sa mélancolie déchirante dans une bouteille de gin. Assis sur le vieux canapé qui trônait au fond du hangar désaffecté, le garçon s'était emmitouflé dans son long manteau noir. Entre deux gorgées d'alcool, il expulsait d'épais nuages de fumée blanchâtre dans l'atmosphère, tout en fixant le néant.

D'ordinaire, à Noël, les meilleurs sbires du Rouge-Gorge aspiraient à rejoindre le Nest, afin de profiter de ses luxueux équipements et du spectacle affriolant qu'offrait ses somptueuses créatures de la nuit. Cependant, même si depuis quelques mois, Shane semblait se démarquer de tous ses complices en développant une agilité et une discrétion hors du commun, le garçon avait toujours refusé les invitations du maître des lieux. Et bien que Robin ait fini par comprendre que sa jeune recrue n'appréciait pas plus que cela la compagnie de ses danseuses, il ne pouvait se douter qu'en réalité, le traumatisme de son intégration l'empêchait purement et simplement de se rapprocher à moins de cinq cents mètres du club.

Cette année, Shane avait donc choisi de passer le soir de son anniversaire ici, au cœur du deuxième repère désuet de la bande. A contrario du Nest, sa simplicité et son côté vétuste avaient l'avantage de lui rappeler ce qu'il connaissait le mieux. Cette familiarité lui était d'un étrange réconfort et il était particulièrement reconnaissant au calme qui régnait en ce lieu, délicatement éclairé par la lumière des lampadaires orangés qui filtraient à travers les fenêtres recouvertes de crasse.

Malgré le froid qui n'avait aucun mal à infiltrer le bâtiment de taule, Shane restait parfaitement immobile, plongé dans une profonde méditation sur les seize premières années de son existence. Il ferma les yeux et songea à ces instants de bonheurs fugaces, ancrés dans sa mémoire. Il repensa à son enfance, douillette et chaleureuse au sein de son petit appartement de Brooklyn, bercée par le parfum de sa mère et les exaspérations quotidiennes de Marguerite. Il imagina à nouveau les livres des musées qu'il aimait tant feuilleter et qui servaient d'ancrage à ses rêves d'aventurier. Il se souvint de Loïs et des jeux auxquels ils avaient l'habitude de jouer à Central Park, quand Angélique était encore de ce monde...

Mais le temps ternissait ces souvenirs et les armes du bonheur étaient bien dérisoires face à celles de la douleur et du chagrin. Shane baissa la tête lorsque revint à son esprit l'image du corps inerte de sa mère sur le sol de la cuisine. Il sentit ses prunelles brûler quand il eut l'impression de respirer à nouveau le nuage de poussière et de cendre qui avait englouti Manhattan et Marguerite sur son passage. Il laissa rouler une larme sur sa joue quand il repensa à la décision cinglante de Logan qui avait condamnée son existence et à l'absence de réaction de Loïs lorsqu'il s'était retrouvé sur le seuil de son dernier foyer.

Au même instant, la porte du hangar grinça et un courant d'air glacial s'empressa de mordre son visage humide. Instinctivement, Shane releva les yeux, prit une nouvelle gorgée sur sa bouteille, puis se concentra sur les petits bruits de pas qui s'approchaient lentement de lui.

— Salut... Tony m'a dit que tu serais sûrement ici. Il ne s'est pas trompé.

Le garçon baissa le visage sur ses mains, à mesure que Zara avançait timidement vers lui. Ses bottes fourrées remontaient jusqu'au milieu de ses mollets couverts par un épais collant de laine noire. Vêtue d'une robe dissimulée sous un manteau, elle arborait également une large écharpe bordeaux qui masquait son cou, ainsi qu'un bonnet assorti. Ses cheveux blonds tombaient en cascade sur ses épaules et ses joues, rougies par le froid, lui conféraient l'aspect d'une véritable poupée de porcelaine. Dans ses mains gantées, elle tenait une boîte en plastique dont le contenu restait invisible à l'œil du garçon.

D'un revers de la manche de son manteau, Shane essuya ses yeux et renifla avant de se redresser pour accueillir la visiteuse. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait toujours pas à réfréner les battements de son cœur qui s'étaient emballés à l'instant même où Zara avait franchi le seuil du hangar.

Arrivée à sa hauteur, elle lui adressa alors un petit sourire, puis désigna le canapé d'un signe de la tête.

— Je peux m'asseoir ?

Il acquiesça sans dire un mot et la jeune fille prit place, en veillant à garder une stricte distance entre eux. Droite comme un i, figée dans sa posture et la boîte posée sur ses genoux, Zara commença d'une voix douce :

— Qu'est-ce que tu fais ici tout seul, un soir comme celui-là ?

— J'allais te poser la même question. Le réveillon de Noël, c'est pas censé se passer en famille ?

Elle dodelina du chef en rétorquant :

— Si. Ils m'attendent, mais je leur ai dit que j'avais quelque chose à faire avant. Et puis, de toute manière, ce n'est pas vraiment mon soir de l'année préféré, alors...

Shane resta silencieux un instant — plus pour retrouver sa contenance que par manque de répartie — puis finit par avouer :

— C'est pas mon soir préféré non plus.

— Pourtant, c'est ton anniversaire, non ?

— Raison de plus.

— Ah.

Le garçon jeta un bref regard à son interlocutrice, dont le visage était à moitié masqué par ses longs cheveux blonds. Les mains posées sur la boîte en plastique sur ses genoux, Z se pinça les lèvres et déclara dans un murmure :

— En fait, je... je t'ai fait un gâteau. Mais si tu n'en veux pas...

— Pardon ?

Interloqué, Shane se tourna vers la jeune fille, qui répéta d'une voix à peine plus audible :

— Je t'ai fait un gâteau.

À ces mots, le garçon retint un petit rire nerveux. Zara sentit alors ses joues s'empourprer et couina :

— Pourquoi tu te moques ?

— Je me moque pas ! C'est juste que j'ai beaucoup de mal à t'imaginer, toi, le bras droit du patron, en train de mitonner un petit gâteau dans ta cuisine, comme quelqu'un de normal.

Les sourcils froncés, elle rétorqua :

— Mais je suis quelqu'un de normal.

— Non, pas vraiment, non.

Un ange passa avant que Shane ne relevât la tête, surpris par sa propre réponse :

— Non, enfin ce que je veux dire, c'est que tu n'es pas comme tout le monde.

Zara sourit imperceptiblement à cette remarque, qui éveilla en elle une vague impression de déjà-vu.

— Et... en quoi je ne suis pas comme tout le monde ?

— Je sais pas. Disons que la plupart des filles du gang n'ont pas autant de facilité que toi à s'intégrer.

Un éclair de douleur traversa les iris clairs de Zara, qui se raidit aussitôt. Shane s'en aperçut presque instantanément et bafouilla alors quelques excuses maladroites :

— Excuse-moi... C'est pas ce que je voulais dire.

— Non, tu as raison. En partie. Je n'ai pas eu à subir ce que les autres filles doivent subir maintenant parce que j'ai commencé sous les ordres de quelqu'un d'autre. Quelqu'un de bien.

Shane resta silencieux, sachant le terrain miné à la fois pour Zara, mais aussi pour son propre cœur. Néanmoins, la jeune fille craignait bien plus le jugement de son interlocuteur que les cicatrices mal refermées tout au fond d'elle. D'une voix mal assurée, elle expliqua :

— Tu sais, tout ce que j'ai fait pour cette bande, pour ces deux frères, les a conduits au pire. J'en ai payé le prix fort. En voulant les préserver, je n'ai fait que les pousser un peu plus dans leur colère et leur orgueil... Résultat, voilà où nous en sommes aujourd'hui.

Un silence pesant s'installa dans le hangar et ne fut brisé que lorsque, les yeux perdus dans le vague, la jeune fille avoua du bout des lèvres :

— Et il y a des fois où je ne peux pas m'empêcher de penser que si Jaz est mort, c'est à cause de moi.

Deux larmes s'échappèrent de sous ses paupières et vinrent s'échouer sur la boîte en plastique que ses mains agrippaient désespérément, comme on s'agrippe à la vie. Pourtant, cette confidence retira un poids de culpabilité au fardeau d'émotions que Zara portait sur ses épaules. Elle se sentait bien, plus légère et de ce fait, réalisa que le moment n'était peut-être pas le mieux choisi pour se livrer de la sorte. Elle secoua alors la tête et s'excusa :

— Oh, excuse-moi ! C'est ton anniversaire et moi, je te bassine avec mes propres problèmes. Je suis désolée...

Toujours absorbé par les confidences de sa belle, Shane fit abstraction ses dernières paroles et rétorqua :

— Tu ne dois pas penser des choses pareilles, Z. Tu n'as rien fait de mal.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— Je le sais, c'est tout. J'ai croisé la route de beaucoup de personnes jusque là et crois-moi, tu n'es pas quelqu'un de mauvais.

Zara secoua la tête en signe de négation.

— Non, tu te trompes. Je ne suis pas une bonne personne... Matt, le garçon que Robin a abattu le soir où l'on s'est rencontré, c'était un de mes amis. Tous les gens qui sont proches de moi finissent par mourir, Shane.

Ce dernier afficha un petit rictus et objecta, sur un ton plus léger :

— Eh ! Je suis vivant, moi. Et c'est grâce à toi, je te rappelle.

Zara laissa échapper un gloussement à travers ses larmes tout en répondant, amer :

— Oui... Jusqu'au jour où je causerai ta perte.

Shane resta un moment silencieux, les yeux rivés vers ses mains. Le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, il luttait contre l'envie irrépressible de s'approcher de la jeune fille et de lui offrir une étreinte réconfortante. Alors, aussi bien pour calmer ses pulsions que pour changer de sujet et redonner le sourire à Zara, il désigna la boîte d'un signe de la tête et questionna :

— Alors, on le mange ce gâteau ? Il est bientôt minuit et mon anniversaire sera passé !

Surprise par ce changement d'attitude, Z se redressa, essuya les dernières larmes qui ruisselaient encore sur ses joues et s'empressa d'ouvrir la boîte pour dévoiler un quatre-quarts d'une simplicité presque touchante. Shane étira ses lèvres en un petit sourire à la vue du gâteau, ce qui ne manqua pas de redonner du baume au cœur à la jeune fille. Elle retira alors ses gants, puis farfouilla dans les poches de son manteau d'où elle extirpa deux bougies, ainsi qu'un vieux briquet.

— Tu as même pensé aux bougies ? Tu es vraiment un bras droit d'exception. Robin peut-être fier de toi.

Dubitative, Zara haussa les épaules et se concentra sur l'allumage des mèches. Une fois les deux petites flammes vacillantes disposées sur le gâteau, elle porta délicatement la boîte devant le garçon — se rapprochant de plusieurs centimètres au passage — et souffla, d'une voix timide :

— Joyeux anniversaire, Shane.

Le visage illuminé par le feu qui lui réchauffait les joues, le garçon se pencha sur les bougies et s'apprêta à souffler, lorsque...

— N'oublie pas de faire un vœu !

Surpris par l'intimation de Zara, il s'interrompit brusquement et se contenta de sourire. Une fois toutes les bougies éteintes, la jeune fille applaudit à tout rompre. Soudain gêné par une telle démonstration d'enthousiasme, Shane déposa le gâteau sur les caisses qui servaient de table devant le canapé et balbutia :

— Merci, Z.

La jeune fille opina du chef avant de déclarer, le visage rougi par les pulsations frénétiques de son cœur :

— J'avais aussi prévu un cadeau pour toi. Mais je ne sais pas s'il va te plaire...

Shane haussa les épaules, dubitatif. L'année précédente, il avait reçu de la vieille femme ce manteau de laine noire qu'il ne quittait plus. En suivant une certaine logique, le présent de cette année ne pouvait être qu'encore meilleur.

— Donne toujours ?

À ces mots, le visage de Zara s'embrasa un peu plus. Elle plongea alors son regard vers le sol, puis expliqua, sur un ton calme :

— D'accord. Mais il faut d'abord que tu fermes les yeux.

Curieux de savoir ce que la jeune fille avait préparé à son attention, Shane se prêta au jeu. Pendant quelques courtes fractions de seconde, plongé dans l'obscurité, il imagina tout ce que Zara pouvait bien avoir à lui offrir. Lui n'avait besoin de rien et n'avait jamais rien demandé à personne. La perspective d'une surprise l'inquiétait autant qu'elle attisait son enthousiasme. Serait-il question d'un pull ? De gants peut-être ? Au fond, n'importe quelle babiole ferait l'affaire. Tant qu'elle venait de Zara, elle serait la plus utile et la plus belle chose du monde à ses yeux.

Cependant, en son for intérieur, son cœur, lui, savait pertinemment ce dont il avait vraiment envie. Ce n'était pas un pull réconfortant ni une paire de gants fourrés, mais quelque chose de bien plus précieux. Et comme s'il avait déjà deviné la nature du présent à venir, il se mit à accélérer, jusqu'à atteindre des sommets qui n'avaient autrefois été effleurés que sous le joug de la terreur.

De son côté, la jeune fille s'était longuement demandé si son cadeau allait être reçu comme elle l'escomptait. Bon nombre de fois, elle avait pensé à se rabattre sur un objet quelconque... Quelque chose d'un peu plus en accord avec le sentiment de solitude qui l'habitait depuis deux ans. Un pull ou des gants auraient ainsi été une merveilleuse idée. Mais, en fin de compte, après de longs mois de silence, son cœur avait fini par retrouver sa voix et s'était exprimé avec certitude : lui savait que le cadeau de Zara ne pouvait être autre chose que lui-même.

Alors, dans l'atmosphère glaciale de ce hangar délabré, au cœur de la nuit la plus longue, Zara prit son courage à deux mains et lorsque ses lèvres rencontrèrent celles du garçon au manteau noir, la culpabilité dont elle avait tant craint les affres fut ravagée par la douceur de l'instant présent.

Le temps d'un baiser, les spectres du passé s'évanouirent dans l'ombre, pour elle comme pour lui. De longs frissons parcoururent la colonne vertébrale de Shane quand les doigts glacés de la jeune fille frôlèrent sa joue, puis vinrent se mêler à ses boucles brunes.

Pendant un bref instant, ce nouvel amour tendre et timide dissipa le froid de l'hiver qui régnait en maître dans le hangar. Pendant un bref instant, le fruit de leurs deux tristesses s'était levé pour combattre les souvenirs ternis au côté d'un bonheur fragile. Alors son rayonnement s'intensifia, irradiant de passion ces deux âmes en souffrance et fit fondre leurs deux cœurs qui, depuis bien trop longtemps, étaient cernés de barricades de glace. 

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