Chapitre 5


30 décembre 1995


C'était un ciel sans nuages qui surplombait la ville, ce soir-là. Dehors, le vent d'hiver sifflait dans le dédale des rues de New York, faisant virevolter les pans des manteaux des passants. Il tourbillonnait et bousculait leur démarche fébrile, jusqu'à venir s'insinuer dans la plus petite fente de tissu et mordre leur chair tendre et frissonnante.

Assis sur le lit de Marguerite, Shane avait toutefois réussi à congédier le froid glacial de l'extérieur. Emmitouflé dans une couverture duveteuse et serrant son petit lapin blanc contre sa poitrine, il s'était plongé dans un livre rempli d'images d'animaux de la jungle, dont l'atmosphère tropicale et les fleurs colorées avaient réussi à réchauffer son cœur. Depuis plus d'une heure à présent, le garçon n'avait pas relevé son nez des pages glacées du précieux ouvrage, celui-là même que sa mère lui avait offert quelques jours plus tôt, à l'occasion de son sixième anniversaire.

De son côté, Marguerite s'attelait à faire chauffer de l'eau, un vieux châle gris négligemment posé sur ses épaules. D'une main tremblante, elle en versa une bonne partie dans une bouillotte, qu'elle placerait sous sa couette pour se tenir chaud, puis dans un mug, dans lequel elle plongea un petit sachet de thé à la menthe. Elle s'approcha ensuite de son lit, dans lequel elle disposa la bouillotte, puis elle récupéra sa tasse avant de prendre place aux côtés de l'enfant.

— Alors, il y a de jolies images dans ce livre ?

Shane releva brièvement les yeux vers Marguerite et acquiesça d'un petit signe de la tête.

— Oui, regarde. C'est un petit garçon qui habite dans la jungle, je crois.

Marguerite s'approcha un peu plus du garçon pour observer ce que son petit doigt désignait. Elle sourit et prit une rapide gorgée de son thé avant de répondre :

— Oh, oui. Il habite dans la jungle parce qu'il a été élevé par des loups. Et tu vois, le gros ours, là. C'est son ami.

Les deux émeraudes de Shane suivaient avec attention l'ongle rouge de Marguerite qui lui présentait les personnages à mesure qu'elle prononçait ces paroles.

Au fil des années, et malgré ses réticences initiales, elle avait fini par s'attacher plus que de raison à ce petit être à la frimousse si douce. Plus encore, il n'était pas rare de voir ces deux-là profiter de quelques heures de complicité en dehors des heures de travail d'Angélique. La vérité était qu'il ne cessait de lui rappeler que si le temps lui avait pris ses belles années, sa solitude, elle, ne pouvait combattre les éclats de rire cristallin d'un enfant. Eux qui, par la pureté de leur écho, semblaient parfois se mêler au chœur des anges. Ainsi, à mesure que les années passaient, son amour pour ce petit être grandissait et il en allait de même pour Shane. Le garçon s'était profondément attaché à Marguerite et leur amitié, si belle, avait apporté beaucoup d'espoir et de gaieté dans la vie de sa mère.

La belle-de-nuit posa son mug sur une étagère près de son lit et se retourna vers lui, un petit sourire aux lèvres :

— Tu veux que je te lise cette histoire ? Ta maman pourra terminer si elle arrive entre temps, d'accord ?

L'enfant acquiesça, puis, avec des gestes délicats, plaça son précieux cadeau d'anniversaire entre les mains de son amie. Il rehaussa la couverture jusqu'à son menton, ne laissant échapper près de sa pommette que les deux oreilles de son lapin blanc. Il se blottit ensuite contre l'épaule de Marguerite qui se recroquevilla à son tour et posa sa joue potelée contre les boucles brunes de l'enfant.

Mais au moment où elle s'apprêtait à lire les premières lignes du récit, la porte de son appartement s'ouvrit à la volée. Le froid de l'extérieur vint caresser les bras de la femme qui frissonna aussitôt. Angélique se tenait là, devant eux. Son manteau tombant à moitié de ses épaules et laissant entrevoir le tissu déchiré de son joli chemisier bleu. Ses joues rougies par le vent glacial et par les larmes qui noyait son visage contrastaient avec la blancheur habituelle de sa peau et l'obscurité du couloir derrière elle. À l'inverse de Marguerite, qui s'était déjà redressée, Shane releva les yeux vers sa mère et hocha la tête, sans comprendre.

— Maman ! Tu es déjà là !

Angélique referma la porte derrière elle et appuya son dos contre le battant, sans dire un mot. Marguerite délaissa son lit et fit un pas vers son amie en balbutiant :

— Angie, qu'est-ce que...

Mais elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase ; la jeune femme fondit en larmes devant elle. Aussitôt, la maîtresse de maison se tourna vers Shane. Ce dernier s'était déjà défait de sa couverture et commençait à avancer vers sa mère, à quatre pattes sur le lit et son doudou toujours à la main. L'incompréhension et l'inquiétude qui ornait maintenant son visage guidèrent les gestes de Marguerite, qui le souleva jusqu'à le porter dans ses bras. L'enfant se tourna et se retourna un bon nombre de fois pour tenter d'apercevoir sa mère et lui tendre les mains.

— Maman ? Maman !

— Viens, Shane. Tu vas continuer à regarder les images de ton livre sur ton lit, à toi. Juste pendant quelques minutes, le temps que je parle à ta maman. Tu veux bien ?

En prononçant ces quelques mots, elle s'empressa de récupérer la couverture dans laquelle s'était emmitouflé le garçon, ainsi que son livre. Angélique s'était avancée d'un pas et fuyait à tout prix le regard éperdu de son fils.

— Maman !

Face à ses pirouettes incessantes pour tenter de rejoindre sa mère, Marguerite n'eut d'autre choix que de poser Shane sur le sol. Ce dernier courut alors jusqu'à elle et s'accrocha à ses jambes, terrassé par l'inquiétude que ses larmes provoquaient chez lui. Après avoir récupéré les clés dans le sac qu'Angie venait de déposer sur la table, Marguerite s'avança vers lui et le prit délicatement par la main.

— Allez, Shane. S'il te plaît. Ne t'inquiète pas, je te rends ta maman dans pas longtemps et ensuite, vous lirez cette histoire avant de dormir. C'est promis.

Elle tira un peu plus sur son bras et l'enfant finit par lâcher-prise. Il tituba, cherchant en vain le regard de sa mère, puis se résigna à suivre le pas de Marguerite. Une fois le garçon installé dans la chambre voisine, cette dernière se dépêcha de retourner auprès d'Angélique, qui, entre temps, s'était assise sur une des chaises qui entouraient l'unique table de l'appartement. Elles étaient enfin seules et prêtes à discuter de ce qui avait conduit la jeune femme à revenir dans un profond état de choc.

Mais cela était sans compter la curiosité insatiable de Shane. Ce dernier avait attendu que sa voisine referme la porte de son logement derrière elle pour quitter le sien et venir discrètement coller son oreille contre le battant. De là, il parvint sans mal à recueillir les bribes de conversation que sa mère entretenait avec Marguerite.

— Bon, Angie. Tu vas me dire ce qu'il s'est passé, oui ou non ?

Elle déposa un mug de thé brûlant sur la table, juste devant son amie, puis s'empressa de vérifier son état. Les boutons arrachés de son chemisier laissaient entrevoir des dessous blancs en dentelles, dont une des brides avait été déchirée. La jeune mère, encore ébranlée par ses pleurs, ne parvint pas à formuler de réponse concrète et Marguerite, alarmée par l'état de ses vêtements, commença quelque peu à perdre patience.

— Angie, parle, pour l'amour du Ciel !

— Je... je finissais de donner un coup de balai avant de partir, ce soir. Et puis, comme d'habitude, Cody est venu me parler.

La maîtresse de maison retira le châle qui ornait ses épaules pour le disposer sur celles de son amie. Elle s'assit ensuite aux côtés de la jeune femme grelottante et s'employa à frictionner énergiquement ses bras gelés. Pendant un court instant, Angélique perdit son regard dans le vide, avant de reprendre, d'une voix étranglée :

— Il m'a encore demandé si j'avais rencontré quelqu'un, si j'étais libre, parce qu'il ne comprenait pas pourquoi je n'avais pas encore accepté ses propositions.

Marguerite demeura muette, attendant la suite du discours de son amie avec inquiétude, tout comme le petit garçon invisible, à l'oreille toujours collée contre la porte. Fort heureusement pour lui, le bouclier d'innocence que son enfance déployait chaque jour autour de lui le protégeait encore du sens des mots prononcés par sa mère. Cependant, cela ne l'empêchait pas de ressentir une profonde douleur, lentement corrodée par la colère d'entendre verser les larmes de l'être qui comptait le plus à ses yeux.

— Et qu'est-ce que tu lui as répondu ?

— Je lui ai dit que je n'avais pas la tête à ça et que je ne préférais pas mêler ma vie privée à mon travail...

— Très bien, et ensuite ?

Angélique ne répondit pas à cette question, mais au vu des différents indices laissés par ses vêtements, Marguerite n'eut pas de difficulté à comprendre que le dénommé Cody Mitchell n'avait vraisemblablement pas été satisfait de sa réponse.

Elle passa alors une main sur le visage humide de son amie et essuya au passage quelques-unes de ses larmes en murmurant, d'une voix déjà vibrante d'appréhension face à la réponse à venir :

— Est-ce qu'il est allé jusqu'au bout ?

La jeune femme marqua un temps d'arrêt avant de secouer la tête en signe de négation.

— Non... J'ai réussi à m'enfuir avant. Je suis sortie de la boutique à toute vitesse et ensuite j'ai couru jusqu'ici.

— Grand Dieu...

Marguerite s'appuya lourdement contre le dossier de sa chaise, le regard perdu dans le néant face à elle. Pendant de longues secondes, les deux femmes restèrent silencieuses, plongées dans des pensées plus sombres que le ciel de cette nuit d'hiver.

— Angie, il faut que tu préviennes la police.

— Non.

— Comment ça, non ?

Angélique déposa le mug sur la table, essuya rapidement les nouvelles larmes qui perlaient à ses yeux et rétorqua, d'une voix à peine audible :

— Je ne peux pas faire ça.

La main de Marguerite vint se plaquer contre le plateau de bois, et le bruit sourd fit sursauter le petit garçon de l'autre côté de la porte.

— Comment ça, tu ne peux pas faire ça ? Alors quoi ? Tu comptes y retourner tous les jours, comme si de rien n'était, jusqu'à ce qu'il finisse vraiment par arriver un drame ?

— Mais, je...

Sans lui laisser le temps de terminer sa phrase, la belle-de-nuit se leva de sa chaise, au bord de la crise de nerfs.

— Il n'y a pas de mais ! Je sais déjà ce que tu vas me dire, je te connais par cœur. Mais maintenant, tu vas m'écouter attentivement, ma fille. Je ne suis pas ta mère, mais je vais te dire ce qu'elle te dirait si vous vous parliez encore. Ce genre de chose ne doit pas être, tu le sais. Tu dois dénoncer ça et si jamais il essaye encore de faire quoi que ce soit contre toi, je m'occuperai de son cas moi-même !

À travers ses larmes, Angélique fit apparaître un léger rictus qui répondit plus ou moins bien à une Marguerite aussi rouge de colère que sa peau brune pouvait le laisser deviner. Au bout de quelques minutes à grommeler dans sa barbe, cette dernière poussa un profond soupir d'exaspération. Elle réalisa alors, malgré la vérité criante de ses propos, que le ton choisi n'était peut-être pas le plus adéquat, au vu de la situation. Elle décida donc de s'avancer vers Angie, qui gardait maintenant la tête basse, et lui offrit une étreinte presque maternelle. Cette démonstration affective réchauffa aussitôt le cœur de la jeune mère, qui enfouit son visage humide dans les cheveux crépus de son amie.

— Excuse-moi de te bousculer comme ça. Ça va aller, Angie. Je suis là, je ne te laisserai pas tomber.

— Merci, Marguerite.

Les deux femmes se redressèrent et, après avoir échangé un regard complice, laissèrent le silence reprendre ses droits au sein du petit appartement. Angélique entreprit alors de vider le contenu de son mug encore chaud, sous les yeux réconfortants de son amie. Cette dernière laissa encore quelques minutes s'écouler, puis s'adressa de nouveau à sa voisine, sur un ton calme :

— Va te reposer, Angie. Tu as un petit prince qui t'a attendu toute la sainte journée et qui a besoin de toi. Et rappelle-toi d'une chose. Lui, tout ce qui lui importe, c'est de voir ton joli sourire. Alors, ne laisse pas cette ordure de Cody Mitchell s'en sortir et te le prendre. Des jobs, il y en a plein. Toi, tu es unique pour Shane. Je ne lâcherai rien. Tu dois dénoncer ça, il le faut.

Angélique afficha un petit sourire contrit et acquiesça d'un signe de la tête. De l'autre côté de la porte, l'enfant délaissa sa place et, sur la pointe des pieds, retourna dans le studio que louait sa mère. Poursuivi par le froid qui arpentait le couloir, il sauta sur le lit et s'empressa de rabattre la couette sur lui, tout en serrant contre son cœur son doudou blanc, échoué à ses côtés. À mesure que le temps s'écoulait, son corps se réchauffait. Puis son souffle s'apaisa, ses paupières s'alourdirent, et doucement, mais sûrement, il ne tarda pas à s'endormir.

Il ne se réveilla que lorsque sa mère entra à son tour dans la pièce. Mimant le parfait dormeur, il observa nonobstant les moindres gestes qu'elle effectuait. Angélique déposa tout d'abord son manteau sur le dossier d'une chaise, puis s'avança vers la petite cuisine pour se servir un verre d'eau. Là, elle resta immobile pendant quelques secondes, appuyée contre le rebord de l'évier et le regard perdu dans le vide. Shane, lui, ne la quittait pas des yeux. Elle se dirigea ensuite vers le miroir qui trônait au-dessus du lavabo, de l'autre côté de la pièce. D'un geste fatigué, elle passa une main sur son visage, puis considéra l'état de son chemisier et de son soutien-gorge. Un souffle tremblant s'échappa de ses lèvres, en même temps qu'elle dévia son regard sur l'armoire, à ses côtés. Après avoir revêtu une robe de nuit confortable, elle s'attarda un instant devant le meuble imposant, puis vérifia que son fils était bien endormi — et ce dernier feignit de l'être sans le moindre encombre — avant de faire glisser l'un des tiroirs du bas.

Poussé par ses tracas et sa curiosité dévorante, Shane ouvrit un œil, toujours à l'affût des gestes de sa mère. Elle s'était mise à fouiller parmi les étoffes qui garnissaient le compartiment et finit par en extirper ce qui ressemblait à un petit objet de poche. La jeune femme s'assit alors sur le sol, le regard rivé sur sa trouvaille et le souffle saccadé par la montée d'un nouveau sanglot. Shane plissa des yeux pour observer ce que tenait sa mère quand, soudain, les doigts d'Angélique effleurèrent le mécanisme qui, aussitôt, déploya la lame aiguisée d'un couteau à cran d'arrêt devant son visage plus pâle que les rayons de la lune. Du bout de son ongle, elle en caressa la face, comme fascinée par la pureté du métal acéré, et son geste suivit de près le tracé d'une larme qui s'écoulait à présent sur sa joue. Après quelques courtes secondes de mélancolie, elle replia lentement la lame, puis déposa le couteau dans une des poches de son manteau et Shane ferma aussitôt les yeux, de peur d'être découvert.

Angélique plongea ensuite la pièce dans l'obscurité avant de se glisser derrière lui. Le parfum de sa mère vint imprégner les sens du garçon et il prit une profonde inspiration. Le croyant toujours bercé par les bras de Morphée, elle enlaça son fils et se blottit contre son dos, le nez enfoui dans ses épais cheveux bouclés. Elle huma son odeur qui emplit alors son âme d'une dose infinie de chaleur et, du bout de son doigt, caressa la peau douce de son petit bras. Shane, les yeux maintenant rivés sur la poche du manteau qui contenait le couteau, se concentra sur les battements du cœur de sa mère, qui résonnaient dans son dos. Angie resserra un peu plus son étreinte et murmura, d'une voix à peine audible :

— Je t'aime, mon bébé. Quoi qu'il arrive et plus que tout au monde.

Le garçon ne bougea pas, feignant toujours le sommeil. Mais alors que les secondes s'écoulèrent lentement, il ferma les yeux, happé par la nuit, et ses paupières chassèrent une fine larme d'inquiétude qui roula sur sa joue potelée et vint s'échouer sur le dos de la main de sa mère.

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