Chapitre 4


— F L A S H B A C K —


— Mais qu'est-ce que tu fabriques ? T'as la frousse ou quoi ? Allez, viens !

Les mains enfoncées dans les poches de son bomber, Kate gravissait quatre à quatre les marches des escaliers d'un petit immeuble du nord de Brooklyn. Son exaltation contrastait avec la réticence de Zara, qui cavalait nerveusement derrière elle en marmonnant :

— Je ne suis pas sûre que ce soit une très bonne idée. Je crois que je vais rentrer.

— Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ? Oh, Z ! Regarde, on est presque arrivées ! Tu verras, ils sont sympas !

Lorsqu'elle atteignit enfin le premier étage, Kate se plaça devant l'une des deux portes d'entrée qui se faisaient face et, sans prêter attention aux geignements de son amie, entreprit de frapper au battant. Une fois de plus, sa confiance se heurta à la fébrilité d'une Zara tétanisée par le stress et prête à faire demi-tour.

— Non, je crois vraiment que ce n'est pas pour moi, tout ça. Je vais...

Soudain, la porte s'ouvrit à la volée, arrachant un sursaut aux deux filles.

— C'est quoi ce boucan ?

Kate se retourna de but en blanc vers son nouvel interlocuteur et s'exclama avec enthousiasme :

— Ah, Finn ! C'est toi ! Tu m'as fait peur.

— Qui c'est, ça ?

L'homme qui venait d'apparaître sur le palier désigna Zara d'un signe de la tête. D'une carrure des plus imposantes qui forçait le respectait, il n'avait rien des canons de beauté habituels. Ses cheveux partiellement rasés ne faisaient qu'accentuer la petitesse de son crâne par rapport au reste de son corps. Ses yeux ressemblaient fort à ceux d'un rat et son nez volumineux était disproportionné, en comparaison avec les traits de son visage. Son regard ahuri était fixé sur Zara, quand Kate balayât sa question d'un revers de la main et répliquât, d'une voix confiante :

— T'occupes. Jaz est là ?

L'homme prit quelques secondes avant de reporter son attention sur son interlocutrice et de marmonner :

— Ouais... Qu'est-ce que tu lui veux ?

— J'ai quelqu'un à lui présenter.

Les petits yeux sombres du dénommé Finn détaillèrent à nouveau Zara de la tête aux pieds. Il fit ensuite un pas sur la droite, dégageant ainsi le passage pour permettre aux deux filles d'entrer. Kate adressa aussitôt un large sourire à son amie, puis s'engouffra la première dans l'appartement.

— Viens !

La deuxième hésita quelques secondes, toujours en retrait dans les escaliers. Face à cet homme massif, impatient de refermer la porte, elle prit une profonde inspiration et, malgré l'appréhension qui lui tiraillait le ventre, décida de franchir le seuil. Sitôt fait, Finn claqua le battant derrière elle, sans ménagement aucun, si bien que l'adolescente retint un petit sursaut de frayeur. Intimée par le géant dans son dos, elle avança lentement à travers le couloir obscur, s'orientant vers les voix masculines qu'elle percevait dans la pièce du fond. À chaque nouveau pas, son cœur pulsait un peu plus vite dans sa poitrine. Elle commençait à regretter amèrement sa décision, prête à s'enfuir à toute jambe au moment où elle se retrouva nez à nez avec Kate, qui jaillit devant elle comme un diable hors de sa boîte.

— Ah, te voilà ! Je commençais à me demander où tu étais passée.

Sans lui laisser le temps de répliquer, la jeune fille empoigna le bras de son amie et la propulsa avec un peu trop d'ardeur dans la pièce du fond. Zara étouffa alors un petit cri de surprise, puis jeta des regards soucieux tout autour d'elle.

Contrairement à ce qu'elle s'était imaginé, cet endroit n'avait rien d'inquiétant. Il s'agissait d'un séjour des plus communs, de ceux que l'on pouvait facilement attribuer à une famille américaine moyenne. Les murs tapissés étaient décorés avec parcimonie. Les meubles un peu vieillis avaient été judicieusement disposés dans l'espace, de manière à créer un coin salon vers les fenêtres et une salle à manger au fond de la pièce. Une atmosphère étrangement rassurante émanait de ce lieu, si bien que, malgré sa conscience constamment aux aguets, Zara s'autorisa à baisser légèrement sa garde.

Kate s'installa bien vite auprès d'un jeune homme blond, lui-même affalé sur l'un des deux canapés du salon. C'était donc lui, le fameux nouveau petit copain dont Zara entendait parler depuis plusieurs jours. Un garçon tout bonnement normal, qui n'avait en rien l'apparence d'un voyou. Zara souffla un peu plus, quand Finn passa près d'elle sans lui prêter aucune attention. Il s'installa ensuite à côté du couple et s'écria, avant de se replonger dans son émission de télé favorite :

— Jaz ! Quelqu'un pour toi !

Triturant ses doigts, Zara continua de balayer l'espace des yeux, sans trop savoir quoi faire. Devait-elle rester debout ? S'asseoir ? Si oui, où ? Sur un canapé ? Une chaise ? Non. Mieux valait rester droite sur ses pieds. C'était plus correct, songea-t-elle. Après tout, personne ne l'avait encore invitée à...

Tout à coup, la porte située derrière Kate et son petit ami s'ouvrit sur un jeune homme pendu à son téléphone, extirpant du même coup Zara de ses pensées protocolaires. Le regard braqué sur le sol, il semblait particulièrement concentré sur la discussion. Ses épais cheveux bruns étaient ébouriffés sur son crâne. À l'aube de ses vingt-deux ans, son visage, encadré par une légère barbe, était d'une finesse remarquable, sans pour autant manquer de virilité. Une main dans la poche de son jean, il parlait d'une voix rauque et posée. De temps à autre, ses lèvres se tordaient en une grimace de désaccord, laissant ainsi apparaître deux belles rangées de dents blanches, parfaitement alignées. Lorsqu'il releva enfin la tête, Zara fut happée par ses yeux bleu-gris, soulignés par d'épais sourcils et dotés de longs cils bruns, qui lui conféraient un regard si intense qu'il déclencha un frisson sur la nuque de la jeune fille.

Lorsque le garçon raccrocha, il poussa un profond soupir de lassitude. Son téléphone plongea dans la poche de son jean, tandis qu'il déclara, une pointe de déception dans la voix :

— Bon, c'est mort. Impossible de vendre du côté de Harlem, c'est déjà revendiqué par une autre bande.

Le petit ami de Kate afficha une moue clairement déçue et grogna :

— Fais chier, tiens...

Sa compagne ne se laissa pas influencer par ces paroles. A contrario des deux garçons déjà présents dans la pièce, elle se leva d'un bond et s'avança vers le nouvel arrivant avec une désinvolture non dissimulée.

— Je suis désolée de casser l'ambiance déprime, mais j'ai quelqu'un à te présenter. Elle s'appelle Zara !

Kate désigna son amie d'un geste du doigt et le jeune homme posa aussitôt son regard de glace sur elle, éveillant du même coup un feu étrange au creux de son ventre. Il força alors un large sourire à son attention, puis hocha la tête :

— Salut, Zara. Ravi de faire ta connaissance. J'aurais préféré que ce soit à un autre moment, mais bon.

— Salut... Jasper ?

Le garçon arqua un sourcil et rétorqua, à mi-voix :

— Il paraît, oui.

— Zara a besoin de bosser, Jaz.

Celle-ci ouvrit des yeux ronds, devant la manière si peu diplomatique qu'avait Kate de présenter les choses. Cette dernière haussa les épaules et lança :

— Quoi ? C'est la vérité, non ?

— Oui, non... enfin...

Jasper ne pipa mot, sans jamais dévier les yeux de la nouvelle venue. Face à son regard, décryptant le moindre détail de sa personne, Zara ne put empêcher ses joues de s'empourprer dangereusement et s'empressa de plonger le nez vers le sol, en balbutiant :

— J'aimerais trouver un travail pour aider à subvenir aux besoins de mon frère.

— Il est un peu attardé...

— Kate, bon sang !

— Ben, quoi ?

— Il est tout sauf attardé !

— Mouais...

Exaspérée, Zara leva les yeux au ciel. Jasper retint un petit rire moqueur, ce qui ne manqua pas d'attirer l'attention de la nouvelle venue. Celle-ci pouvait endurer bien des choses, mais jamais au grand jamais elle ne tolérait que quelqu'un s'en prenne à Aaron. Résolue à prendre sa défense, elle redressa alors la tête et toisa durement le jeune homme.

— Ça n'a rien de drôle.

Face à la réaction de son hôte, Jaz afficha une moue contrite, dissipant au passage la légère ride de fou rire qui plissait encore son front, puis se défendit :

— Non, en effet. En tout cas, c'est tout à ton honneur de vouloir bosser pour lui. Je trouve ça vraiment cool de ta part.

— Je n'ai pas encore dit oui...

— C'est vrai.

Ses prunelles plongèrent dans celles de la jeune fille qui, cette fois, ne faillit pas. D'un signe de la tête, le maître des lieux l'invita alors à s'installer aux côtés de Finn, sur le canapé. Il éteignit ensuite la télévision — ce qui ne manqua pas de faire grogner son sbire — avant d'aller se placer près de la fenêtre, face à son invitée.

— Alors, dis-moi, Zara. Qu'est-ce que tu attends de moi, exactement ?

La concernée coinça ses mains entre ses genoux serrés, comme pour contenir au mieux sa nervosité, puis commença, avec le plus d'assurance possible dans la voix :

— Je veux bosser pour vous. Mais attention, pas de magouilles du genre vente d'armes ou je ne sais quoi encore. Je ne veux pas avoir à vendre de la drogue dure, non plus. Et puis, ça ne sert à rien d'essayer de me la faire à l'envers. Ce sera 50-50 entre nous et puis c'est tout. Je ne veux pas les miettes, moi.

Finn se redressa lentement, les yeux plus ronds que des billes. De son côté, Kate se recroquevilla contre son petit ami qui, lui, se contenta de ricaner dans son coin. Seul Jasper resta figé dans la même position qu'auparavant, les bras nonchalamment croisés sur sa poitrine et le regard toujours vissé sur Zara.

— Eh, ben. Le moins qu'on puisse dire, c'est que t'es pas une nana comme les autres. Tu sais vraiment ce que tu veux, toi !

— Parfaitement.

Zara laissa apparaître un petit sourire au coin de ses lèvres, certaine que son coup de bluff marchait comme sur des roulettes. Jasper semblait avoir mordu à l'hameçon et la prenait pour l'une de ces filles très sûres d'elles dont il était très difficile de se débarrasser. Elle était ainsi persuadée d'obtenir gain de cause, et ce, plus facilement qu'elle ne l'avait escompté.

Mais bien entendu, Jaz n'était pas dupe. Le rouge qui grignotait le visage de Zara de minute en minute depuis qu'il la toisait l'avait déjà trahie. Néanmoins, son courage et sa détermination intriguaient le jeune homme. Il hocha alors la tête sur le côté et reprit, d'une voix plus légère :

— Je ne fais pas dans les autres « magouilles » comme tu dis. Pour ce qui est du reste, désolé de te décevoir ma belle, mais vu que je ne peux pas m'étendre, comme tu as pu l'entendre, l'herbe ne me suffit plus. La plupart des autres quartiers sont déjà gérés par des bandes beaucoup plus puissantes que la notre. Aujourd'hui, ce qui rapporte, c'est l'héro, la coke, la met. Ma nouvelle priorité, c'est de chercher des fournisseurs pour qu'on se développe dans cette branche. Alors si tu ne veux pas vendre ça, je ne peux rien faire pour toi. J'ai suffisamment de main d'œuvre pour le reste.

— Et vous ne voulez pas essayer de trouver une autre solution moins contraignante ? Comme, par exemple...

Jasper décroisa les bras et plongea les mains dans les poches de son jean en haussant les épaules.

— Non. J'ai pas envie de me prendre la tête avec mes gars ni avec qui que ce soit d'autre et j'ai pas envie non plus que quelqu'un vienne mettre le bazar dans mes affaires. On fait à ma manière, ou on ne fait rien du tout.

Face à la stricte répartie de Jaz, Zara jeta un bref coup d'œil à Kate. Cette dernière la toisait durement, furieuse de voir son amie s'évertuer à remettre tout le système en question, la plongeant du même coup dans un profond embarras. Alors, après quelques secondes de silence, Zara décida de jouer le tout pour le tout. Elle prit une profonde inspiration, puis termina d'exposer le fruit de sa propre réflexion :

— Et si vous aviez la possibilité d'élargir votre territoire, sans avoir à entrer en conflit avec qui que ce soit ?

— Je ne vois pas comment je pourrais faire ça, ma belle. On joue pas au Monopoly.

Zara fit abstraction du rire gras de Finn qui répondait à la blague de son chef et rétorqua fermement :

— Il suffit juste d'être plus malin que les autres.

Le sbire cessa aussitôt de rire. Kate leva les yeux au ciel et Jasper haussa un sourcil, vaguement intrigué par la proposition de la jeune fille. Sentant le vent tourner en sa faveur, Zara s'engouffra dans la brèche :

— Kate m'a expliqué qu'à l'ouest de Brooklyn, votre territoire s'arrêtait là où commençait celui de Reese McCauley, c'est bien ça ?

Jasper acquiesça d'un signe de tête. Z continua sur sa lancée :

— Au lieu de procéder comme tous les autres feraient, pourquoi ne pas essayer de conclure un genre de partenariat commercial avec lui ?

Jasper hocha la tête quand le petit ami de Kate railla :

— Que c'est mignon...

— Laisse-la parler, Rafe.

Le chef reporta son attention sur Zara et l'encouragea :

— Continue.

— Reese ne deale que des drogues dures, pas vrai ? OK, c'est ce qui rapporte le plus. Je l'ai bien compris. Mais si vous trouviez un accord avec lui pour vendre votre herbe sur son territoire... En lui versant une petite somme d'argent, comme une sorte de commission, par exemple. Vous pourriez étendre votre territoire, gagner un allié et plus d'argent sans avoir à trouver de nouveaux fournisseurs tout de suite.

Jasper hocha la tête et dévia enfin ses iris hypnotiques de la jeune fille.

— C'est une belle idée, Zara. Mais Reese n'acceptera jamais.

— Pourquoi ? Vous ne lui volez aucun client, il ne vend pas d'herbe ! Au contraire, si vous lui versez une commission, il peut gagner une nouvelle clientèle qui se trouve sur son propre territoire et qu'il ne touche pas encore ! A contrario, lui pourra peut-être vous fournir ce que vous voulez pour le vendre sur votre territoire. Un genre d'échange de bons procédés où tout le monde est gagnant, vous voyez ?

À contrecœur, Rafe se redressa et marmonna à l'attention de son chef :

— Vu comme ça, elle a pas tout à fait tort...

Jasper extirpa machinalement son téléphone de la poche de son jean et resta un instant silencieux, tout en faisant jouer le petit appareil au creux de sa paume. Après quelques secondes de réflexion, il se tourna vers son complice et ordonna :

— Finn, va me chercher la marchandise.

Le sbire s'exécuta sans discuter. Il disparut brièvement dans la pièce d'où était sorti Jasper et revint presque aussitôt avec un sac de sport noir qu'il tendit à son chef. Celui-ci déposa le tout sur la petite télé, puis en extirpa un petit bloc de haschich déjà découpé qu'il présenta à Zara.

— Je te prends à l'essai. T'as une semaine pour écouler ce stock dans mon quartier. Kate t'expliquera comment faire et te donnera des conseils, des lieux à exploiter. Si tu réussis, ce coup-là, j'irai parler à Reese. Et s'il accepte, comme c'est ton plan, c'est toi qui t'occuperas du... partenariat.

À ces mots, Rafe s'agita nerveusement sur le canapé.

— Tu donnes des missions de bras droit à une nana que tu connais à peine ? J'en connais un qui va être content de le savoir, tiens...

Aussitôt, Jaz le fusilla du regard et rétorqua :

— Il sera déjà content d'apprendre que grâce à cette nana, on va peut-être pouvoir s'étendre. Et c'est ce pour quoi il me casse la tête depuis des mois, non ? Pour le reste, j'en fais mon affaire.

Il agita son téléphone, puis se reconcentra sur la jeune fille qui lui faisait face. Sans prêter attention aux dernières paroles des deux hommes, Zara s'empara du précieux paquet de résine, en frôlant les doigts de Jasper au passage. Ce contact électrisa son corps entier, mais elle ne laissa rien transparaître. Le chef referma alors le sac avec nonchalance et le lança à Finn en ajoutant, d'une voix claire :

— Ah, et, au fait... Je paye 80-20.

— Hors de question. J'ai dit 50-50.

— Écoute, trésor, je veux bien entendre que tu as besoin d'argent, mais je...

— 50-50, ou c'est moi qui trouverai Reese McCauley en premier pour lui dire que tu n'es qu'un voyou en carton amateur de pétards low cost.

Le jeune homme se raidit face à l'insolence soudaine dont faisait preuve Zara. Bien à l'abri en son for intérieur, celle-ci sentait son cœur pulser dans ses tempes, nettement ébranlé par cet accès de confiance plus ou moins inhabituel. Jasper jeta alors un bref coup d'œil à Rafe qui le toisa avec appui, puis déclara :

— 60-40. C'est mon dernier mot.

Zara resta songeuse pendant un court instant, puis finit par acquiescer :

— C'est d'accord. Tu peux aller voir Reese tout de suite.

Le chef laissa échapper un rire franc en observant la jeune fille qui venait de se lever.

— Extraordinaire. Vraiment...

Il lui adressa un clin d'œil si discret qu'elle fut la seule à l'apercevoir. Zara laissa alors une nouvelle fois son visage s'embraser, mais cette fois-ci, portée par une audace nouvelle, elle inspira profondément et lui adressa un petit sourire plein de charme.

Soulagée par la finalité de cette rencontre, Kate se releva et s'exclama alors, avec l'enthousiasme qui lui était propre :

— Super ! Bienvenue à toi Z ! Merci, Jaz. Il ne te reste plus qu'à dire à ton frère qu'une superbe blonde a rejoint l'aventure.

Jasper roula des yeux en poussant un long soupir de lassitude quand la jeune fille conclut, en s'éloignant vers la sortie, la nouvelle recrue à son bras :

— Ne te bile pas ! Connaissant Robin, il va a-do-rer. J'en suis sûre !

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