Chapitre 4


— F L A S H B A C K — 

 
Le vent frais du début de l'automne balayait les premières feuilles mortes et les faisait tourbillonner sur le parvis de la chapelle Saint Paul. Assis sur un petit banc, face aux deux immenses tours du World Trade Center qui s'élevaient derrière le clocher, Ayden et Marguerite contemplaient les allées et venues d'une certaine catégorie de personne à laquelle ils n'appartiendraient jamais. 

Installé sur le dossier, les pieds sur l'assise, Ayden fixait la pointe de la tour nord, sans dire un mot. Comme hypnotisé par un avenir de grandeur qui ne lui était pas destiné. De son côté, Marguerite fouillait dans les tréfonds de son sac, d'où elle finit par extirper un petit morceau de papier qu'elle tendit au jeune homme.

— Tiens. J'ai une liste de course. Si tu as deux minutes, j'aimerais bien que tu me rendes ce service.

Sorti de sa contemplation, Ayden dévia son regard sur la main de Marguerite et pinça le papier entre deux de ses doigts.

— OK, mais je dois rejoindre Loïs ce soir. J'avais pas vraiment prévu de passer par chez toi.
Marguerite poussa un bref soupir dont l'émotion était presque imperceptible et porta son regard sur le clocher de l'église, devant elle.

— C'est pas l'envie qui te manque pourtant. Tant pis, tu passeras demain.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Oh, pour rien.

Ayden scanna Marguerite du regard, dans l'espoir de comprendre l'attitude de son amie, sans succès. Celle-ci se montrait tout bonnement impassible. Sur un ton un peu plus détaché, elle s'enquit alors, un petit sourire aux lèvres :

— À propos, comment va Loïs ?

Lorsque ce nom résonna à ses oreilles, le jeune homme se redressa et passa une main dans ses cheveux bouclés.

— Elle va bien. 

— Et ?

— Et c'est tout.

Marguerite eut un léger mouvement de recul, traduisant sans mal un effet de surprise.

— Quoi ? C'est tout ce que tu trouves à dire quand tu parles de la femme de ta vie ? Parce que c'est bien comme ça que tu la vois, non ? Ou est-ce que c'était comme ça que tu la voyais, maintenant ?

Marguerite braqua son regard curieux sur Ayden, qui décida de ne pas prêter attention à ses déblatérations douteuses. Il laissa un ange passer avant de poursuivre, lassé :

— Elle va bien. C'est la seule chose dont je suis à peu près sûr à son sujet.

Les mains jointes, il poussa un profond soupir d'ennui en appuyant ses avant-bras sur ses genoux, puis plissa les yeux. Cette conversation était tout sauf agréable pour Ayden. Elle ne faisait que lui rappeler à quel point sa relation avec Loïs était décevante, tant il l'avait cristallisée en véritable déesse de son monde. Le temps aidant, il s'était aperçu que son immortelle n'avait finalement rien de plus qu'une autre et que ses fantasmes s'éloignaient de plus en plus de sa réalité. Aussi, cette discussion à ce sujet ne cessait de réveiller des questions restées sans réponses dans le cœur du jeune homme, ce dont Marguerite s'aperçut bien vite. Cette dernière se tourna alors un peu plus dans sa direction, afin de mieux lui faire face.

— Allez, dis-moi tout. Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Mais comment est-ce que tu... ?

— Oh, ça va. Je te connais comme si je t'avais fait. Je sais bien que quand tu es aussi calme que ça, c'est que quelque chose te tracasse. Sinon, tu serais déjà tombé trois fois de ce banc et tu aurais semé une apocalypse extraordinaire dans tout le quartier en faisant ton cirque habituel. 

Ayden poussa un profond soupir de résignation. Marguerite avait raison. Outre le fait que son couple battait significativement de l'aile, quelque chose d'autre ne cessait de le tourmenter. Mais même en son for intérieur, il ne savait pas vraiment de quoi il s'agissait. Pour toute réponse, il se contenta donc de pincer les lèvres et de hausser les épaules, dubitatif.

— Tu veux que je t'aide un peu ? Si tu me disais déjà pourquoi tu n'es pas le plus heureux des hommes avec ta dulcinée ?

— C'est pas que je ne suis pas heureux. C'est juste qu'elle est trop... trop comme moi, tu comprends ?

Marguerite opina, l'encourageant à poursuivre d'un regard. Ayden hésita un instant, puis finit par se soustraire.

— Quand je la regarde, quand je suis avec elle, j'ai l'impression de me voir. Aussi déjantée, aussi irresponsable. Aussi... insupportable.

— Tu es bien dur avec toi-même.

Ayden étouffa un gloussement en reportant son attention sur son amie.

— Pour une fois que tu ne me dis pas que je l'ai cherché, ça relève presque du miracle.

La femme replaça son dos contre le dossier du fauteuil et ancra ses iris marron sur les tours jumelles.

— Tu sais, c'est vrai qu'en général, on est plus facilement attiré par les personnes qui nous ressemblent. Normalement, c'est parce qu'elles nous offrent la sécurité dont l'inconnu nous prive. Néanmoins...

Ayden se redressa brusquement et s'exclama :

— Attends, attends, attends ! T'es en train de me dire que je devrais quitter ma copine pour me mettre avec quelqu'un de complètement différent ?!

— Ce n'est pas ce que j'ai dit !

— Tu l'as pensé si fort que je l'ai entendu !

Marguerite roula des yeux et plongea son crâne dans la paume de sa main droite, visiblement exaspérée par les accusations farfelues de son jeune ami.

— Ayden, ne fait pas l'enfant. Je donne juste une explication à ce que tu penses sans oser le dire. 

Ayden n'apporta pas de réponse à cette déclaration et glissa ses deux mains dans les poches de son blouson en cuir, de manière à clore cette discussion un peu trop personnelle à son goût. De son côté, Marguerite replongea dans son sac, sans ajouter un mot. Les minutes s'écoulèrent ainsi, laissant le soleil s'élever dans le ciel et venir taquiner les yeux des deux amis. 

Soudain, la curiosité traversa l'esprit du garçon qui se tourna vers Marguerite et l'interrogea, sur un ton jovial : 

— Et toi, Marguerite ?

— Quoi, moi ?

— Comment se fait-il que tu n'aies jamais rencontré quelqu'un ? 

Marguerite releva brusquement la tête avant de pousser un profond soupir de lassitude. Elle consulta ensuite les alentours, puis répondit à voix basse, comme si elle souhaitait partager un secret qui n'en était pas un.

— Au cas où tu l'aurais oublié, Ayden, je n'ai pas vraiment le job idéal pour ce genre de relation...

— N'importe quoi. 

— Comment ça, n'importe quoi ?

Le garçon délaissa le dossier du banc en sautant à pieds joints sur le sol, avant de reprendre place sur l'assise, au plus près de Marguerite.

— Allez, dis la vérité. C'est pas parce que tu as plein de jouets que tu ne peux pas en avoir un préféré...

— Mais, de quoi tu... Ayden ! Ça va pas ?!

— Quoi ? Ose me dire que c'est pas vrai !

Marguerite planta son regard dans celui d'Ayden, puis pesta silencieusement en détournant la tête. D'un coup de coude, il tenta de lui arracher un petit sourire.

— Allez, dis-moi ! Je suis sûr que tu as un petit favori, non ?

— Laisse-moi tranquille.

— Tu rougis ! Marguerite ! Ça veut dire que j'ai raison !

La femme se leva d'un bond, les joues aussi écarlates qu'un coquelicot. Ayden se plia en deux en éclatant de rire. Ses prunelles émeraude étincelaient de malice.

— T'as fini de te moquer de moi ?

— Je me moquerai jusqu'à ce que tu me dises qui c'est.

Devant l'hilarité du jeune homme, Marguerite hésita un court instant puis fit signe à Ayden de se lever et de la suivre en direction du World Trade Center. Curieux, ce dernier lui emboîta vivement le pas. Arrivés sur le parvis des tours, elle planta son regard sur la cime de l'édifice nord et inspira profondément, le cœur battant à tout rompre. Le jeune homme resta muet pendant quelques secondes, attendant enfin la révélation de son amie. Cette dernière prit le temps de se remémorer les souvenirs anciens qui vivaient encore au plus profond de son cœur et qu'elle n'avait pas eut le courage de contempler depuis de longues années.

— Il y a bien eu quelqu'un. Un ancien client régulier.

— J'en étais sûr ! C'est qui ?

La belle-de-nuit marqua un temps d'arrêt, puis balbutia, d'une voix à peine audible. 

— Il s'appelle Alfred et si tu rigoles, je te jure que je t'assomme.

— J'ai rien dit.

— Il travaille là-haut. Au quatre-vingt-deuxième étage, chez Preston Holding Corp. Il est... directeur financier, je crois. C'est un bon ami du grand patron.

Ayden sifflota en braquant son regard vers les hauteurs de la tour nord.

— Eh, ben. Marguerite, tu as touché le gros lot.

— Tu trouves ? Je me suis amourachée d'un businessman qui n'a sûrement pas besoin d'une... enfin, de quelqu'un comme moi, pour entacher son image.

Ayden haussa un sourcil, sceptique, puis focalisa à nouveau son attention sur Marguerite.

— Et donc... C'est pour ça que tu m'encourages à fréquenter quelqu'un de totalement différent de moi ? Je sais que tu me détestes, mais je ne pensais quand même pas à ce point là.
Marguerite poussa un profond soupir en se tournant vers le jeune homme.

— Ce que je veux te dire, Ayden Adkins, c'est que le seul homme que j'ai jamais aimé dans ma vie n'avait rien de ce que j'attendais quand j'étais plus jeune. Que contrairement à tous ceux que je pensais être pour moi, c'est Alfred qui m'a touchée en plein cœur. Il était là, sous mes yeux depuis des lustres...

Elle reporta son regard sur le haut de l'immense building en terminant sa tirade :

— Pourtant Dieu sait à quel point nous ne venons pas du même monde, lui et moi...

Ayden décela tout à coup de la mélancolie dans la voix de Marguerite. Pendant toutes ces années, elle avait réussi à dissimuler au monde un amour interdit, qui avait embrasé son cœur, pour ensuite ne laisser que les cendres du souvenir en recouvrir les profondeurs. Touché par cette histoire, il passa alors un bras autour de ses épaules et l'attira contre lui dans une étreinte amicale. Emportée par ce tourbillon de bienveillance et d'émotions trop longtemps enfouies, la femme laissa échapper une fine larme de sous sa paupière, qui disparut presque aussitôt dans le t-shirt blanc d'Ayden.

— Ca va aller, jolie fleur. Un jour, peut-être, vous serez réuni à nouveau et vous ne vous quitterez plus jamais.

Elle étouffa un petit rire moqueur en levant les yeux au ciel.

— Tu crois encore aux contes de fées, toi.

Ayden hocha la tête et Marguerite se contenta de sourire.

Alors, après ce court instant de réconfort mutuel, où leurs deux cœurs fébriles battirent au plus près l'un de l'autre, ils décidèrent de reprendre le cours de leur vie. Lui délaissa son amie pour se rendre au nord de Manhattan, récupérant ses quelques courses au passage. Elle détacha enfin son regard de son rêve perdu pour reprendre la route vers ce qui serait à jamais son univers, dans les tréfonds de Brooklyn. Tous deux quittèrent l'ombre du parvis du World Trade Center un vague sourire mélancolique ancré sur les lèvres et le cœur, plus que jamais chargé de doutes et de regrets amers.

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