Chapitre 3
11 septembre 2001
Ce matin-là, aucun nuage ne troublait le bleu du ciel de Manhattan. Comme à son habitude, la vie et son ballet incessant des voitures reprenaient son cours dans les avenues ombragées par les tours d'acier. Le soleil venait tout juste de se lever, quand Shane et Marguerite gravirent les escaliers de la station de Franklin Street pour rejoindre la surface.
Cela faisait maintenant une année entière que Shane habitait chez Loïs. Bien que la procédure d'adoption fût, dans ce cas, étonnamment longue, il avait réussi à s'accoutumer à sa petite chambre, aux repas aux saveurs étranges concoctés par sa marraine et même aux hurlements intempestifs de Cheryl, enfant capricieuse et foncièrement orgueilleuse. Mais si Shane avait réussi à passer outre ces nouveaux désagréments, il y avait encore une chose qu'il n'arrivait pas à accepter. Il s'agissait du regard dédaigneux que Logan portait sur lui, à chaque fois qu'il avait le malheur de croiser son chemin. Maintes fois, le garçon avait cherché à comprendre la raison d'un tel mépris, mais pour l'instant, sa question était toujours restée sans réponse. C'etait donc pour fuir un quotidien morose - et une nouvelle journée de cours d'un ennui mortel - que le garçon réussît à convaincre Loïs de le laisser accompagner Marguerite à son examen médical, dans un hôpital du sud de Manhattan.
Alors qu'ils faisaient quelques pas sur le trottoir de West Broadway, Marguerite prit une profonde inspiration, le regard rivé vers la cime des buildings, qui contrastait avec l'infini céruléen.
- Qu'est-ce qu'il fait beau, aujourd'hui.
Les deux mains plongées dans les poches de son jean, une épaisse boucle brune posée sur ses longs cils, Shane acquiesça d'un rapide signe de la tête. Malgré le sourire indélébile de Marguerite, le garçon avait beaucoup de difficultés à dissimuler son inquiétude. Il savait qu'elle ne se rendait pas dans cet hôpital pour n'importe quelle raison. Depuis quelques mois déjà, le doute persistait sur le développement d'un mal en son sein gauche qui, lentement, risquait de dévorer le reste du corps de la belle-de-nuit. Aujourd'hui, il fallait être sûr. Sûr que tout allait bien. Sûr que l'avenir se présentait sous un meilleur jour. Sûr que Marguerite veillerait encore longtemps sur les pas de Shane, pour que jamais le garçon ne se perde sur la route de son destin.
Il secoua la tête, dégageant au passage la boucle intempestive de devant son regard émeraude, et demanda :
- À quelle heure tu as rendez-vous ?
- Huit heures. Je ne devrais pas en avoir pour très longtemps. Ne t'en fais pas, Shane. C'est juste un petit contrôle. Et puis, tu sais, tu n'as pas à venir avec moi jusque là-bas. Par contre, tu peux aller me faire deux ou trois courses en attendant. Ça m'évitera de les faire ce soir.
Shane haussa les épaules, sans pour autant rechigner à la tâche. Marguerite plongea alors la main dans son sac rouge vif et en extirpa un petit morceau de papier déchiré qu'elle tendit au garçon.
- Tiens, voilà ma liste. On a qu'à se rejoindre à neuf heures et demie devant la chapelle Saint Paul. Vers le petit banc, tu verras. Attends-moi là-bas, sans faute.
Shane glissa la liste dans sa poche, sans ajouter un mot. Elle haussa un sourcil inquiet en considérant cet enfant que la vie forçait à grandir trop vite. La mélancolie qui imprégnait ses traits pinça le cœur de la femme, mais elle préféra garder le silence. Il y a des blessures qui ne guérissent jamais et cela, la belle-de-nuit ne le savait que trop bien. Elle déglutit alors nerveusement avant de l'encourager d'un signe de la tête.
- Allez, va te promener. C'est pas tous les jours que tu peux faire du shopping à Manhattan, si ? File !
Shane esquissa un petit sourire moqueur, puis observa Marguerite s'éloigner en direction de l'hôpital où elle avait rendez-vous.
Lorsqu'elle eût complètement disparu de son champ de vision, il replaça ses boucles brunes sur l'arrière de son crâne, remonta les manches de son sweat shirt noir et replongea les mains dans ses poches. Une question occupait son esprit : où aller à Manhattan, lorsque l'on a onze ans et seulement dix dollars en sa possession ? Il réfléchit longuement à toutes les opportunités qui s'offraient à lui avant de se rendre à l'évidence ; peu de chose était réellement à sa portée ici, mis à part les jolies vitrines emplies de choses extraordinairement chères et inutiles. Manhattan était décidément bien trop éloignée de ce qu'il avait toujours connu. Alors, comme pour faire un pied de nez aux vitrines outrageuses, il décida de s'offrir un donut à un dollar avant de s'enfoncer vers le sud de l'île.
Le soleil reflétait ses rayons sur les milliers de fenêtres qui entouraient le garçon. Le quartier des affaires et ses alentours grouillait d'hommes en costard cravate et de femmes en tailleur noir et escarpins assortis, surtout à cette heure de la journée. Tous se pressaient, café à la main, mallette en cuir dans l'autre, le long des immenses avenues de Lower Manhattan en direction de leur bureau perché en haut d'une de ces tours.
Shane croqua dans un donut à la fraise. Le ballet des voitures de luxe avait cessé de l'émerveiller depuis si longtemps maintenant qu'il ne prêtait presque plus aucune attention aux limousines des traders qui glissaient silencieusement devant lui, en direction de Wall Street. Les coups de klaxon se mêlaient au brouhaha environnant qui prenait de l'ampleur de minute en minute. Cette ville était une véritable fourmilière. Partout, la vie avait étendu son aura rassurante et le néant ne trouvait sa place dans presque aucune ruelle. Malgré cela et même au coeur de ce quartier si tumultueux, Shane était toujours habité par cette même sensation de vide et de mélancolie qu'il ne connaissait que trop bien. Elle qui décrivait à la perfection l'ombre qui le suivait chaque jour depuis un an maintenant, et dont il s'était parfaitement accoutumé à la présence : la Solitude.
Le garçon prit le temps de savourer sa pâtisserie, assit sur le bord du trottoir, les pieds dans le caniveau, tout en laissant les rayons du soleil caresser son visage. Bien que profondément mélancolique, il décida aujourd'hui de se laisser bercer par l'insouciance que les matins de la fin de l'été dissimulaient dans leur atmosphère ambrée. Ainsi, lorsqu'il eut terminé son donut, il entreprit d'arpenter les épiceries et drugstores environnants à la recherche des produits que Marguerite avait listés, un vague sourire aux lèvres. Pendant de longues minutes et avec la minutie qui lui était propre, Shane sélectionna donc chacun des éléments dont son amie manquait, heureux de pouvoir lui rendre service et surtout, de se sentir utile.
Il était presque neuf heures moins le quart quand Shane termina ses courses, au sein d'un petit drugstore, un peu plus bas, sur West Broadway. Après avoir salué la propriétaire, il déposa ses achats sur le comptoir de la caisse. Avec insouciance, il se saisit d'un paquet de bonbons au chocolat multicolores et se dit que Marguerite ne verrait probablement aucun inconvénient à ce qu'il s'en achète un. Au contraire, il imagina l'après-midi qu'il allait passer chez elle. Comme avant, ils pourraient se plonger dans un livre d'images, tout en dégustant ces mêmes petits bonbons. Comme avant, ils riraient et joueraient, jusqu'à ce que le soleil se couche. Comme avant, cette journée serait l'une des plus belles de toutes. De cela, il était sûr.
Un sourire malicieux aux lèvres, il tendit alors le paquet à la propriétaire du magasin, rêvant déjà du goût sucré des bonbons sur sa langue.
- Je vais prendre ça, aussi. S'il-vous...
Soudain, le bruit d'une explosion titanesque engloutit la fin de sa phrase, suivi de près par des cris et des exclamations de surprise en provenance de la rue. Un long frisson d'inquiétude parcourut les bras du garçon, qui braqua son regard vers l'extérieur. Sans le vouloir, sa main échappa le paquet de bonbons. Intriguée, la propriétaire du magasin contourna son comptoir, puis s'avança à grandes enjambées vers l'entrée du drugstore, tandis que les cris des passants se muaient maintenant en hurlements d'effroi.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?!
Cherchant à obtenir une réponse similaire, Shane se précipita à la suite de la femme, jusqu'à rejoindre le trottoir et, après avoir observer les passants horrifiés, se tourna dans la même direction qu'eux.
Son cœur cogna douloureusement dans sa poitrine, à mesure que la terreur s'immisçait dans ses veines. Tout au bout de l'avenue, au sud de l'île, l'une des deux tours jumelles du World Trade Center, qui scintillaient encore sous le soleil d'été, était littéralement en flammes. Une épaisse fumée noire, mélange de feu et de cendres, se forma dans le ciel azuré. La propriétaire du drugstore porta une main tremblante à sa bouche, les larmes aux yeux.
- Mon Dieu...
Shane vacilla, incapable de dévier son regard de cet abominable spectacle. En une fraction de seconde, son insouciance se consuma et se dissipa dans l'atmosphère, comme la fumée de l'incendie de la tour nord. Pendant une courte fraction de seconde, le garçon s'en voulut d'avoir cru, d'avoir secrètement espéré ne plus jamais avoir à affronter la haine en face. Mais elle était bien là. Insolente, tempétueuse, dévastatrice. Elle était là, dans ce nuage noir qui s'élevait de la tour, emportant avec elle les âmes malchanceuses qui se trouvaient sur son passage.
Alors, Shane comprit en cet instant que, en dépit de ce qu'il lui restait de l'innocence de son enfance, ce démon n'aurait de cesse de faire partie intégrante de son existence, et ce jusqu'à son dernier souffle. Les cris de stupeur qui résonnaient autour de lui le plongèrent dans un profond état second. Les souvenirs de la mort de sa mère ressurgirent férocement, le propulsant dans un nouveau cauchemar de solitude et d'incompréhension. Nauséeux, il plaqua une main sur son front et braqua son regard vers le sol.
Soudain, une pensée épouvantable lui traversa l'esprit. Marguerite lui avait donné rendez-vous à la chapelle Saint Paul, tout près des tours jumelles du quartier des affaires. Shane releva aussitôt la tête et posa une nouvelle fois les yeux sur le building en feu, le souffle court. Si la haine lui avait déjà pris sa mère, elle ne lui prendrait pas Marguerite. Pas elle, pas maintenant. Il ne pouvait le permettre.
Shane détala aussi vite qu'un lapin en direction des tours. À chaque mètre, il croisa des personnes abasourdies, les yeux rivés sur le désastre ou pleurant dans les bras des uns et des autres. Le garçon tenta de ne pas y prêter attention. Une seule chose lui importait à présent : rejoindre la chapelle et le plus rapidement possible.
Après de longues minutes de course, Shane arriva aux abords du quartier du World Trade Center et s'arrêta pour reprendre son souffle. De nombreux pompiers et policiers, déjà présents sur place, faisaient de leur mieux pour porter secours aux premiers rescapés qui étaient parvenus à s'extirper de la tour. Ces derniers sortaient couverts d'une épaisse poussière blanche, qui semblait les avoir transformés en fantômes hagards, déambulant à la recherche d'une explication quelconque.
Sur le parvis, de nombreux passants couraient dans toutes les directions, sans trop savoir où aller, à la recherche d'un proche, ou simplement pour s'éloigner le plus possible du géant d'acier défiguré. Le cœur battant à tout rompre, Shane regarda tout autour de lui. La chapelle Saint Paul n'était plus très loin sur sa gauche et il sentit un vague soulagement s'emparer de lui. Bientôt, il rejoindrait Marguerite et ils pourraient partir d'ici le plus vite possible. Ensemble.
- Attention ! Attention ! Regardez !
De nouveaux cris se mêlèrent à cette clameur et Shane eut juste le temps de se retourner quand un avion de ligne percuta de plein fouet la façade de la deuxième tour. L'impact fut d'une violence telle que le garçon perdit l'équilibre et chuta sur le bitume, le regard ancré sur le nouveau nuage de feu et de mort qui se formait sous ses yeux. Une énième vague de hurlements, plus terrible encore, le paralysa. Seul, au milieu d'une cohue sans nom, il ne parvenait plus à se relever. Recroquevillé sur le sol, il laissa des larmes d'horreur embuer ses iris clairs. Mais que se passait-il ? Les coups de pieds involontaires des personnes fuyant à tout prix les alentours pleuvaient sur chaque parcelle de son corps et pendant une brève seconde, Shane se demanda s'il n'allait pas mourir ici, aux pieds du symbole de la suprématie meurtrie de son pays, sous un déluge de cendres et de feu.
Tout à coup, deux mains s'emparèrent de ses bras, le soulevèrent, et le forcèrent à se remettre sur pied.
- Ça va ? Tu n'as rien ? Il ne faut pas rester là ! Va-t'en ! Va-t'en vite !
Shane se défit aussitôt de l'emprise de la femme qui venait de le relever et acquiesça d'un signe de tête. Mais que se passait-il ? Cette question tournait en boucle dans son esprit confus. Les débris qui tombaient du ciel se fracassaient dans un bruit sourd tout autour de la tour sud. Terrorisé, Shane s'échappa à toutes jambes en direction de la Chapelle, sans prendre le temps de remercier celle qui lui avait porté secours. Malgré la douleur qui se diffusait dans l'ensemble de son corps, il essaya de se frayer un chemin à travers les hommes et les femmes qui couraient à toutes jambes pour regagner les avenues environnantes.
De longues minutes s'étaient déjà écoulées lorsqu'il arriva aux alentours de la chapelle, où régnait le même capharnaüm qu'autour des tours jumelles. Shane arpenta ses rues adjacentes, jusqu'à trouver le banc que son amie lui avait indiqué, un peu plus tôt dans la matinée. Malheureusement, Marguerite n'était pas là. Le cœur serré, le garçon décida alors de se placer debout sur l'assise, afin de mieux scruter la foule et trouver une petite femme ronde, à la peau brune, portant un sac à main rouge. Derrière le clocher de l'église, les deux tours en flammes ne faisaient que lui rappeler à quel point le temps était compté. Mais rien. Pas une trace de Marguerite dans les parages. Elle n'était pas là.
Shane se hissa un peu plus sur ses pieds, persuadé de l'avoir manquée. Elle devait être là, il le fallait. En vain. Au bout de plusieurs longues minutes, il se résigna et quitta le banc pour s'enfoncer à nouveau dans la foule. Quelques secondes plus tard, il se heurta à des dizaines et des dizaines de pompiers, se ruant en direction du brasier. Shane vacilla de nouveau, mais se rattrapa de justesse à un lampadaire. Intoxiqué par les fumées qui commençaient à empoisonner l'atmosphère, sa vision brouillée et ses poumons douloureux le forcèrent à s'arrêter. Exténué, à bout de force, il rassembla toutes ses forces pour appeler :
- MARGUERITE !
Le hurlement du garçon lui déchira les cordes vocales. Ses poumons se vidèrent si vite qu'il eut du mal à reprendre son souffle. Ses deux émeraudes scannaient tous les visages qui se présentaient à lui, mais aucun d'eux n'avait les courbes rassurantes de celui de Marguerite.
Vaillamment, il continua à arpenter les alentours de la chapelle en s'époumonant outre mesure. Saisi de vertiges, il avait de plus en plus de mal à se frayer un chemin dans ce cauchemar qui n'en finissait pas. Malgré cela, sa volonté était plus forte que cet enfer. Il ne voulait pas laisser le désespoir prendre possession de son cœur. Il ne voulait pas partir sans elle. Il ne perdrait pas cette bataille, il le savait.
- MARGUERITE !
- Shane !
Soudain, le garçon se braqua et fit volte-face. À travers tout ce tumulte, il avait perçu la voix fatiguée de son amie. C'était une certitude. Il plissa alors les yeux et chercha le sac à main rouge au sein de la cohue tout autour de lui. Elle était là, tout près, cela ne faisait aucun doute...
Devant son regard, les pompiers tentaient d'évacuer la foule, une femme retira ses escarpins pour mieux s'enfuir, deux hommes chutèrent ensemble après avoir trébuché sur le trottoir et derrière eux... un petit sac à main rouge se balançait de droite à gauche tout en se rapprochant du garçon. Shane se rua alors en direction de Marguerite et sauta dans ses bras. Cette dernière couverte de sueur et tremblante de peur réceptionna l'enfant et le serra contre elle en sanglotant.
- J'ai bien cru que je t'avais perdu pour toujours !
Shane ne répondit pas, trop soulagé d'avoir enfin retrouvé son amie. Malheureusement, ils n'étaient pas encore tirés d'affaire. L'air, de plus en plus irrespirable, brûlait leurs poumons. Le garçon se détacha de Marguerite et risqua un regard derrière lui, où le brasier incandescent ne cessait de s'accroître.
- Il faut qu'on parte d'ici, vite !
Sans perdre une minute de plus, Shane agrippa la main de Marguerite et la tira en arrière, à l'opposé des deux tours en flammes. Cette dernière, terrorisée, entreprit de suivre maladroitement le garçon en priant le ciel de s'en sortir vivante. Les pompiers et agents de police, incapables de contenir la foule ahurie qui affluait de toute part dans les rues de Manhattan, criaient des ordres incompréhensibles en agitant les bras en direction de Central Park.
Shane continua sa course, se frayant un chemin à travers les corps paniqués tout en traînant Marguerite par la main. Cette dernière peinait réellement à le suivre, si bien que Shane dû se retourner à plusieurs reprises pour l'encourager, sans jamais ralentir sa course :
- Allez, Marguerite ! Viens, vite ! S'il te plaît ! Dépêche-t...
Soudain, son épaule droite heurta de plein fouet celle d'une fille qui semblait avoir son âge et vêtue d'une petite robe bleue. Le choc fut tel que Shane en lâcha la main de Marguerite, avant de s'affaler aux côtés de la fille et de se heurter la tête sur le sol. Ce fût elle qui se redressa la première et contempla un instant sa robe, sans afficher la moindre expression, visiblement sous le choc. Shane s'agenouilla péniblement et s'apprêta à bafouiller quelques excuses inaudibles quand elle ancra son regard bleu-saphir dans le sien. Aussitôt, un homme en costard trois-pièces, qui semblait être son père, s'empressa de la relever. L'état de leurs vêtements, entièrement recouverts de poussière, laissait penser qu'ils avaient réussi à s'échapper d'une des deux tours jumelles.
- Roxane, dépêche-toi, bon sang !
La fille détacha alors ses yeux de ceux de Shane puis, comme un mirage, disparue dans les bras de son père à travers le tumulte environnant.
- Shane, ça va ? Lève-toi ! Vite !
Marguerite tira nerveusement sur le bras du garçon pour tenter de le remettre sur pied. Il porta une main à son crâne qui le faisait atrocement souffrir. Néanmoins, l'enfer était sur ses talons et il se devait de reprendre sa course le plus vite possible pour échapper au pire.
Mais avant qu'il eût le temps de se remettre à courir, Marguerite poussa un long cri d'effroi en s'accrochant de toutes ses forces à la main du garçon. Ce dernier se retourna promptement et braqua son regard dans la même direction que celui du Marguerite. Et c'est à cet instant précis que Shane crut apercevoir pour la première fois le visage de la mort.
Dans un fracas épouvantable de taule, de vitres brisées et de hurlements, la deuxième tour à s'être embrasée s'écroula sous ses yeux.
La main de Marguerite glissa de celle de Shane. En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, le jeune garçon se retrouva seul au milieu de cette apocalypse de cendres, de débris et de hurlements d'effroi. Engloutit par le nuage de poussière, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, il tenta d'appeler Marguerite, mais la fumée brûla ses poumons et l'en empêcha. Incapable d'ouvrir les yeux ou de respirer, Shane se recroquevilla sur lui même, à genoux devant son propre destin.
Face au manque d'oxygène, des vertiges prirent possession de son crâne déjà douloureux. Il toussa, tenta de ramper maladroitement pour s'extraire de cet enfer, en vain. Au bord de l'inconscience, il se laissa tomber sur le bitume à l'odeur nauséabonde.
Soudain, deux mains fermes s'emparèrent de lui par la taille et le soulevèrent du sol. La course effrénée de son sauveur se poursuivit pendant de longues minutes, jusqu'à ce que Shane parvienne à distinguer quelques formes aux alentours à travers ses yeux emplis d'une multitude de particules.
En moins d'une heure, New York semblait avoir perdu toute sa splendeur. Ses rues étaient maintenant jonchées de papiers et de morceaux de verres et d'acier. Le sol était recouvert d'une épaisse couche de poussière blanchâtre. Au milieu de cet étrange champ de bataille, des personnes déambulaient en larmes, tels des morts vivants, sans but et sans espoir.
À peine conscient de ce qu'il venait de se produire, Shane tourna lentement la tête vers le pompier qui le tenait toujours fermement dans ses bras en criant des ordres toujours aussi confus en direction de la population. Son visage était dissimulé par un masque respiratoire et le rendait invisible aux yeux du garçon. Encore en proie aux vapeurs toxiques, ce dernier jeta de rapides coups d'œil autour de lui. Que se passait-il ? Où était Marguerite ? Cette question eut l'effet d'une bombe dans l'esprit du garçon. Elle ne pouvait pas être loin, elle était tout près de lui, lorsque le nuage s'était abattu sur l'avenue ! Il s'accrocha un peu plus aux épaules du pompier et murmura, d'une voix étouffée :
- Marguerite...
Son sauveur ne prêta pas attention aux paroles du garçon. Trop inquiet pour le reste des survivants autour de lui, il s'empressa de rejoindre un camion de secours à l'intérieur duquel il le déposa délicatement.
- Tenez ! Occupez-vous de lui, j'y retourne !
À moitié conscient, Shane passa de bras à d'autres sans parvenir à ôter la dernière image de Marguerite qu'il avait en tête, juste avant d'avoir été englouti par le nuage de la mort. Un masque vint alors se greffer sur son visage et abreuva ses poumons meurtris d'oxygène. Shane cligna des yeux, essaya d'appeler son amie une nouvelle fois. Son esprit divagua, il ne comprenait pas. Ce matin, le ciel était si bleu et le soleil, si doux. Après son examen, ils devaient rentrer à Brooklyn pour passer l'après-midi ensemble. Cet après-midi ensoleillé qu'il avait imaginé il y a à peine une heure. Ils devaient déguster les bonbons du drugstores en lisant des livres d'images. Ils devaient jouer et rire... pas être ici, couvert d'une poussière imprégnée de mort et branché à une machine respiratoire. Seul. Sans aucune nouvelle de Marguerite.
Dans un ultime souffle d'espoir, il appela le prénom de son amie. Dans un ultime effort, une larme s'échappa de sa paupière, juste avant que le garçon ne bascule dans les limbes de l'inconscience.
Et ce ne fut que lorsqu'il se réveilla à l'hôpital, plusieurs heures plus tard, que Shane apprit que Marguerite, une fois tombée dans ce même nuage de cendres, n'avait plus jamais ouvert les yeux sur ce monde.
Cette journée devait être l'une des plus belles de toutes.
Mais la haine en avait bel et bien décidé autrement.
*
À la mémoire de toutes les victimes de la folie humaine.
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