Chapitre 3


6 août 1995


Ce qu'Angélique aimait par-dessus tout à New York, c'était de voir la ville changer de visage au fil des saisons. Lorsque les couleurs flamboyantes de l'automne s'invitaient dans les rues de Brooklyn et que le vent de novembre, en s'amusant à faire tourbillonner les feuilles mortes dans les caniveaux, emmêlait ses cheveux blonds. Elle appréciait autant les longues soirées d'hiver, quand l'aura argentée de la lune se réfléchissait sur les sols enneigés, que les chants des oiseaux près des bosquets fleuris de Bryant Park, une fois le printemps venu.

Mais s'il y avait bien une saison qu'Angélique aimait par-dessus tout, c'était l'été et sa brise chaude qui faisait frémir les feuilles des arbres de Central Park, entourés par les tours d'acier de Manhattan qui brillaient de mille feux sous les rayons du soleil brûlant. Cette période avait toujours été synonyme de renouveau pour elle. Et aujourd'hui plus que jamais, Angie était décidée à en profiter.

Assise sur un banc, non loin du Réservoir, la jeune femme ferma les yeux pendant quelques secondes et prit une profonde inspiration. La tête relevée face au soleil, elle s'enivra un court instant du parfum de l'été, mêlé à celui de l'herbe fraîchement coupée et de l'humidité du point d'eau. Toutes ces senteurs subtiles, propres à Central Park, imprégnèrent son cœur, déjà bercé d'une douce euphorie.

— Maman, regarde ! Un papillon !

Au son de la voix de son fils, elle ouvrit les yeux et lui adressa son plus beau sourire. L'enfant, jusqu'alors accroupi sur la berge du Réservoir, se pressa d'apporter sa trouvaille à sa mère. Ses cheveux bruns formaient maintenant une épaisse tignasse bouclée sur le sommet de son crâne et ses grands yeux verts s'émerveillaient un peu plus à chaque nouvelle découverte. Angélique se pencha pour observer le papillon aux ailes blanches et noires que son fils lui présentait au creux de ses paumes. Elle eut tout juste le temps d'apprécier la beauté éphémère de la nature avant que l'insecte prenne son envol et disparaisse dans le ciel d'azur.

— Il était magnifique, mon cœur.

— Je vais en attraper un autre !

Aussitôt, Shane se retourna et courut rejoindre le bord du lac. Là-bas, une petite fille s'approcha de lui et lui tendit amicalement son filet à papillons. Attendrie, Angélique observa la scène en souriant. Empreint d'une très grande timidité, le garçon fit un pas en arrière et consulta sa mère du regard. Cette dernière l'encouragea d'un signe de tête et l'enfant s'approcha avec hésitation de la petite fille, puis récupéra lentement le filet sans dire un mot. Fascinée par l'innocence de la scène qui se déroulait sous ses yeux, la jeune mère s'installa un peu plus confortablement contre le dossier du banc et continua d'observer le jeu des deux enfants, qui couraient maintenant au rythme du chant des oiseaux.

— Excuse-moi, Angie. Je suis en retard.

Surprise par cette voix familière, Angélique dévia son regard sur la personne qui venait de surgir à ses côtés. Il s'agissait d'une femme, dont la peau brune et satinée semblait scintiller sous le soleil d'été. Ses cheveux noirs et tressés étaient relevés en une queue de cheval haute et révélaient un cou gracile et de larges créoles qui ornaient ses oreilles. Elle était vêtue d'un vieux t-shirt des Stones et d'une de ces jupes vintage qui font la réputation des friperies tendances de Manhattan. Elle avait agrémenté sa tenue d'une veste en jean sans manche qui, sans être d'une élégance hors norme, savait mettre en valeur ses bras aussi longs que menus.

Angie leva les yeux vers son amie, dont le visage, à moitié dissimulé par de larges lunettes noires, semblait plutôt renfrogné.

— Qu'est-ce que j'ai chaud ! Cette saleté de métro était encore blindé. J'ai jamais mis autant de temps pour remonter jusqu'à Central Park.

— Ça fait partie du bonheur de travailler à Wall Street.

— Si je travaillais vraiment là-bas et pas au Starbucks d'à côté, je ne serais pas venue en métro, mais en taxi ou en voiture avec chauffeur... Enfin en n'importe quoi qui a une clim !

La jeune mère étouffa un petit rire jovial tout en se levant pour étreindre la nouvelle venue.

— Ça va aller, Loïs. Tu es à l'air libre, maintenant. Assieds-toi et profite.

La dénommée Loïs s'exécuta. Elle prit place sur le banc et retira les lunettes qui masquaient ses iris noisette. Angélique plongea alors les mains dans son sac et en extirpa une des petites briques de jus d'orange, initialement destinées à son fils.

— Tiens, bois ça. À ce train-là, tu vas finir aussi sèche qu'un vieux pruneau.

Au bord de l'insolation, elle remercia la jeune mère d'un signe de la tête, puis balaya des yeux les berges du Réservoir devant elle. Lorsque son regard se posa sur Shane — toujours occupé à courir après les papillons avec sa nouvelle amie — Loïs se redressa et demanda, en le désignant d'un signe de tête :

— Comment il va ?

— Bien. Il grandit. Il grandit si vite... Il m'étonne un peu plus chaque jour. C'est un petit garçon très malin, tu sais. Un vrai fripon parfois, mais tellement adorable.

— C'est drôle, vu comme ça, il me rappelle quelqu'un.

Angie demeura un instant muette, les yeux rivés sur son fils et le cœur lourd.

— Oui. Moi aussi.

De sa paille, Loïs perça l'opercule de la brique de jus d'orange et engloutis une bonne partie de son contenu en quelques secondes à peine. Le clapotis de l'eau et les cris des enfants vinrent combler le silence qui s'était installé entre les deux amies. Et après quelques minutes de quiétude, la dernière d'entre elles s'enquit :

— Et toi, comment tu vas ? Tu travailles toujours à la librairie de ce salaud de Cody Mitchell ?

Angélique poussa un profond soupir avant de protester :

— Loïs, je t'en prie. S'il n'était pas là, je n'aurais pas de revenus, pas de logement ni de quoi nourrir mon fils. Je vais bien, ne t'en fais pas pour moi. Et puis de toute façon, je n'ai pas d'autre solution pour le moment, alors...

Bien entendu, la voix fébrile d'Angie eut beaucoup de mal à convaincre son amie, qui déposa alors la brique de jus d'orange sur le sol tout en se tournant vers elle pour lui faire face.

— Qu'est-ce qu'il t'a encore fait ?

À ces mots, les joues de la mère se teintèrent d'un rouge vif. Loïs jeta un bref coup d'œil à Shane, afin de s'assurer que ce dernier ne viendrait pas interrompre la discussion, puis se rapprocha d'elle avec inquiétude.

— Angie, est-ce qu'il t'a encore fait des avances ?

— Oui, mais je...

Cet aveu réveilla en Loïs une amertume qu'elle avait ravalée depuis longtemps. Elle pinça les lèvres pour rester calme et reprit :

— C'est pas croyable ! Il changera vraiment jamais, cette espèce d'ordure.

— C'était pas méchant, il voulait simplement parler.

— Parler. Parler avec une main sur ta taille ? Ça fait des années qu'il fait ça à toutes les filles qu'il croise ! Déjà quand il travaillait à la bibliothèque, il draguait les étudiantes. Ce mec a la pire réputation de tout New York, Angie. Tu le sais, en plus !

La crainte qui se traduisait dans la voix de son amie heurta Angélique de plein fouet. Elle eut un léger mouvement de recul, puis reprit sur un ton calme :

— Je lui ai dit non de toute manière.

— Encore heureux que tu lui aies dit non ! Si Ayden était là, il...

Elle s'arrêta net, fusillée par le regard accablant d'Angélique. La jeune mère prit alors une profonde inspiration, ses doigts tirant machinalement sur la lanière de son sac à main, puis reporta son attention sur son fils. Ce dernier venait d'attraper un papillon dans le filet de sa nouvelle amie et s'apprêtait maintenant à lui montrer fièrement sa prise.

— Écoute, je ferais tout pour que Shane grandisse le mieux possible. Je veux qu'il aille à l'école, qu'il fasse des études et qu'il ne manque jamais de rien. Pour ça, j'ai besoin d'argent et à l'heure actuelle, ça implique de garder mon job. Je n'ai pas le choix, Loïs.

Cette dernière poussa un long soupir de résignation, le cœur serré. Elle savait que les temps n'étaient pas des plus faciles pour son amie, et la crainte de la voir prendre les mauvaises décisions était de plus en plus pesante.

— Je sais, Angie. Je comprends. Mais accepter de sortir avec ce porc parce que tu as peur qu'il te mette à la porte n'est vraiment, mais vraiment pas la solution ! S'il te plaît, ne fais rien par dépit... Tu pourrais regretter.

Angélique plongea son regard émeraude dans celui de son amie et murmura, d'une voix douce :

— Quoi qu'il arrive, ce ne sera jamais par dépit. Ce sera toujours pour lui.

Elle désigna son fils d'un signe de tête, un léger sourire ancré sur ses lèvres. À son tour, Loïs braqua son regard sur Shane, qui après avoir placé le papillon qu'il avait attrapé dans le bocal que la petite fille lui tendait, se vit gratifier par cette dernière d'un long baiser sur la joue. Le garçon tituba alors en arrière, le visage aussi rouge qu'un coquelicot, visiblement éprouvé par ce balbutiement de tendresse que l'on venait de lui démontrer.

— Et sinon, qu'est-ce que tu voulais me dire de si important que ça ?

Face aux paroles d'Angélique, Loïs repensa à la raison initiale pour laquelle elle lui avait demandé de la rejoindre à Central Park, en cette belle après-midi ensoleillée. Et soudain, son cœur s'assombrit. Non pas qu'elle n'était pas heureuse de lui annoncer la grande nouvelle, mais elle savait que les conséquences pour elle allaient être particulièrement difficiles à affronter. Elle hésita donc un instant, se demandant si le moment était réellement le mieux choisi pour lui faire part de sa décision. Mais Angélique l'observait déjà depuis plusieurs minutes et n'eut aucun mal à comprendre que quelque chose tracassait son amie.

— Loïs ? Ça va ?

— Oui, oui... En fait, si je t'ai demandé de venir, c'est parce qu'il fallait que je te dise quelque chose, Angie. Mais maintenant que je suis là, devant toi, je ne sais pas si j'en aurais le courage.

Angie détacha ses mains des lanières de son sac et se tourna vers elle, préoccupée par cette révélation impromptue. Loïs garda le regard fixé sur Shane pendant quelques courtes secondes, comme si elle espérait que le petit garçon lui transmette tout le courage qu'elle ne trouvait plus en elle, puis finit par avouer, un trémolo dans la voix :

— Je vais partir.

Ces trois mots eurent l'effet d'une bombe aux oreilles d'Angélique. Elle déglutit nerveusement et se redressa pour mieux faire face à son amie.

— Comment ça, tu vas partir ? Tu vas où ?

— À Chicago.

La mère pinça les lèvres et fronça les sourcils, tout à coup plongée dans les prémices d'un déni colossal.

— Mais c'est ridicule. Tu as toujours aimé New York, tu ne peux pas partir comme ça pour Chicago, sans raison...

— J'ai une raison, Angie. J'ai trouvé un nouveau boulot, mieux payé... Et puis surtout, j'ai repris contact avec Logan.

— Logan ? Logan Parker ? De l'université ?

Loïs approuva d'un signe de la tête, les joues légèrement empourprées. Elle sourit et expliqua, un soupçon de timidité dans la voix :

— C'est dingue, j'avais oublié à quel point on s'entendait bien, lui et moi. On a repris contact lorsqu'il a quitté New York après avoir obtenu son diplôme. Cela fait plusieurs mois maintenant qu'on se reparle très souvent et dernièrement, je me suis rendu compte qu'il était beaucoup plus pour moi qu'un simple ami. Quand j'ai su qu'il ressentait la même chose, j'ai eu peur, mais j'étais si heureuse ! Et puis il y a quelques semaines, il m'a demandé de venir le rejoindre...

— À Chicago.

La jeune femme acquiesça, tête basse, et Angélique recula à nouveau contre le dossier du banc. Bien sûr, elle était heureuse d'apprendre que son amie avait trouvé son bonheur. Rien ne lui faisait plus plaisir que de la voir s'épanouir. Néanmoins, cette nouvelle avait un goût beaucoup plus amer pour elle puisqu'elle était synonyme d'un nouvel abandon. Leur amitié, dernier vestige des jours heureux de sa vie passée, allait devoir affronter la difficile épreuve des chemins séparés. Une boule se forma au fond de sa gorge, à mesure qu'elle réalisait peu à peu les mots de Loïs. Elle porta alors un regard embué de larmes d'inquiétude et de tristesse sur son fils en poursuivant, d'une voix tremblante :

— Et tu pars quand ?

Lorsqu'elle entendit le sanglot résonner dans les paroles de la jeune mère, Loïs se tourna vers elle et posa une main sur son épaule.

— Le mois prochain. Angie, je pars, mais ça ne veut pas dire que je vous abandonne, toi et le petit. Je serai toujours là pour vous, pour vous soutenir. Je l'ai promis quand tu m'as choisi pour être sa marraine, je tiendrais ma promesse, je te le jure.

Angélique voulut répondre, mais elle ne parvint pas à faire face à la vague d'émotion qui la submergeait. Alors, comme les gestes parlaient toujours plus que les mots, elle s'avança pour prendre son amie dans ses bras et lui souhaiter tout le bonheur du monde. Mais là encore, leur discussion fut écourtée, et cette fois-ci par nulle autre que son propre fils. Le petit garçon, ayant aperçu sa marraine — et fuyant à présent les multiples bisous que sa compagne de jeu faisait pleuvoir sur lui —, courut auprès d'elle.

— Loïs !

Angélique épongea discrètement ses yeux tandis que son amie affichait son plus beau sourire. Ce dernier masqua aussitôt les ultimes bribes de tristesse, propres aux au revoir difficiles, qui ornaient encore son visage. Elle mit ensuite un genou au sol et réceptionna l'enfant dans ses bras. Le souffle tremblant, elle le serra contre son cœur.

— Shane ! Mais qu'est-ce tu grandis vite, toi ! Tellement vite que tu fais déjà pleurer les filles, à ce que je vois.

Le garçon se retourna en direction de la berge du lac, où la petite fille pleurait maintenant toutes les larmes de son corps face à la fuite précipitée de l'élu de son cœur. Mais Shane n'y prêta pas vraiment d'attention. Au lieu de cela, et sans dire un mot, il passa ses bras autour des épaules de sa marraine et enfouit sa tête bouclée au creux de son cou. Cette dernière resta un instant immobile, puis posa délicatement ses mains sur son dos.

Malgré le remue-ménage que provoquait la vie tout autour d'eux, l'assourdissant silence de la douleur retentissait dans leurs trois cœurs. Angélique prit une profonde inspiration en même temps qu'une larme s'écoula le long de sa joue. Loïs perdit son regard dans le vide, par-dessus l'épaule du petit garçon qui, quant à lui, resserra un peu plus son étreinte autour de son cou. Comme si, son âme innocente avait déjà compris que cette belle après-midi ensoleillée, faite de jeu et de rire, n'était en fait que le voile couvrant le visage affligeant d'un pénible adieu. 

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