Chapitre 2


— F L A S H B A C K —


Les Fletcher étaient connus de leur voisinage pour être une famille discrète et sans histoire. La mère, Laura Fletcher, avait quarante-huit ans et était infirmière dans un petit hôpital de banlieue. Née en Europe, elle avait émigré aux États-Unis au début des années quatre-vingt dans l'espoir de vivre son propre rêve américain. C'est à l'aube de ses vingt ans, sous le soleil Californien qu'elle avait rencontré l'amour de sa vie. Pour lui, elle avait quitté les plages pour la frénésie de la ville sur la côte est. Et bien qu'aujourd'hui, elle paraissait toujours aussi souriante et pleine d'entrain que dans sa jeunesse, l'écho des vagues du Pacifique mordant le sable chaud ne cessait de résonner au fond de son cœur serré.

Brian Fletcher travaillait en temps qu'ouvrier dans une usine de métallurgie, installée dans le Bronx. De l'extérieur, n'importe qui aurait pu dire de lui qu'il était un bon père et un bon mari, travaillant d'arrache-pied pour nourrir toute sa petite famille. Mais cela était sans compter le mal qui rongeait secrètement Brian, entachant grandement son image de modèle sociétal.

Depuis de longues années, ce dernier souffrait d'une terrible addiction aux antalgiques qu'il avait développée à la suite d'un malencontreux accident à l'usine. À cause d'une erreur de commande, la machine sur laquelle il travaillait ce jour-là avait partiellement broyé sa main droite. Si la chirurgie avait fait des merveilles en lui rendant l'usage de ses doigts et en effaçant presque toutes les traces de l'accident, il n'en était rien du traitement médicamenteux que les médecins lui avaient prescrit.

Après des mois passés à suivre scrupuleusement les ordonnances, Brian ne parvenait plus à se débarrasser de ses douces pilules d'antalgiques, qu'il ne cessait alors de quémander à sa compagne. Malheureusement, ces demandes perpétuelles menaient presque à chaque fois le couple à de longues disputes qui, souvent le soir, faisaient trembler les murs de leur maison, empêchant du même coup leurs deux jeunes enfants de trouver le sommeil.

Zara était l'aînée de la famille. Déjà toute petite, la « Princesse » de sa mère se montrait espiègle, joyeuse et particulièrement loquace. Comme si elle était pourvue d'un don unique, elle était capable de réconforter quiconque en avait besoin d'un simple sourire. Elle était le soleil de la famille Fletcher et il ne s'était pas passé un jour dans son enfance sans que son rire ne résonnât au sein de leur petite maison de ville, dans West Harlem.

Zara, c'était le printemps. Elle était née à l'aube du quinzième jour du mois de mai, sous un ciel couleur pastel, portant avec elle le parfum de la vie, de l'espoir et du bonheur. Comme l'odeur réconfortante d'une tarte aux pommes tout juste sortie du four en un dimanche pluvieux. Son teint était aussi frais que la rosée du matin et sa peau, plus douce que les pétales des fleurs de saison. Ses longs cheveux ondulés, de la couleur des blés, scintillaient sous les éclats divins du soleil doré. Ses yeux, plus bleus que l'azur, brillaient constamment de malice. Son petit nez en trompette ornait un visage de poupée et le cœur de ses lèvres, si bien dessiné, était destiné à frapper d'amour quiconque les effleurerait un jour.

Elle était la fille de la lumière, solaire et rayonnante. L'optimisme coulait à flots dans ses veines. Pendant quelques belles années, Zara avait grandit dans un univers dépourvu de tristesse et de colère. Son petit monde était le plus beau de tous et rien n'aurait pu entacher son bonheur. Non, vraiment rien n'aurait pu détrôner l'insouciance qui régnait en son cœur.

Jusqu'à cette année-là, la cinquième après sa naissance.

Aaron était né sans faire de bruit. Sans éclaboussures ni cris déchirants dans la nuit. Il était apparu un beau matin d'octobre, comme tombé du ciel en même temps que les feuilles des arbres aux couleurs de feu. Personne n'avait parlé de lui avant sa naissance. Personne n'en avait parlé après non plus. De toute façon, lui non plus ne parlait jamais à personne. L'autisme était un spectre blafard qui ne transparaissait que quelques fois dans ses iris bleu océan. Il était le gardien immuable de cette conscience secrète qui habitait le corps d'Aaron et faisait de lui cet être unique et mystérieux.

Le jour où le fantôme avait dévoilé sa véritable nature, un voile d'amertume et de tristesse s'était abattu sur le foyer des Fletchers. Depuis, Laura passait ses journées à se morfondre dans d'absurdes complaintes qui n'avaient guère plus de sens que ses brimades quotidiennes adressées à son mari.

Murée dans son désarroi, elle n'avait de cesse de le considérer comme un vulgaire toxicomane responsable du handicap de leur fils, et ne parvenait plus à s'adresser à lui sans laisser suinter son amertume. De son côté, Brian ne voyait plus en Aaron qu'un puis sans fond, engloutissant un peu plus chaque jour son mariage et sa sérénité. Déchiré par son addiction et par la culpabilité que sa femme instillait en lui, il avait fini par fuir régulièrement le cocon familial au profit de promenades plus ou moins recommandables dans les ruelles d'Harlem, une fois la nuit tombée. Ayant renoncé à satisfaire les besoins en antalgiques de son mari, Laura savait très bien que celui-ci avait ainsi trouvé de nouveaux moyens illégaux de pallier son manque. Mais de peur de voir sa famille imploser un peu plus face cette situation des plus délicates, elle se résolut à garder le silence.

Fidèle à elle-même, ce ne fut qu'à travers le regard de ses voisins et de ses parents que Zara comprit qu'Aaron était véritablement unique. Malgré ses quelques réticences aux premiers abords, au fil des années, cette différence ne fit qu'accroître l'amour qu'elle lui portait. Plus le temps passait, plus leurs liens se resserraient. Aaron grandissait à son rythme, épaulé par sa sœur, la seule personne réellement capable de le comprendre et de communiquer avec lui. La seule en qui il avait pleinement confiance et qu'il aimait, de manière inconditionnelle.

À présent, Zara et Aaron étaient âgés de quinze et dix ans, et leurs parents avaient toujours beaucoup de difficultés à affronter le regard intrigué que le voisinage portait sur leur fils. Le père de famille était de plus en plus exaspéré par l'état de ce dernier qui, selon lui, ressemblait plus à un cyborg qu'à un être humain. Naturellement, ces réflexions abjectes avaient le don de mettre Laura hors d'elle. Ainsi, les disputes s'intensifiaient selon le rythme d'un calendrier bien précis que le quartier se faisait une joie de suivre en colportant toute sorte de rumeurs. Au fil des mois, les habitants commencèrent alors à penser qu'après tout, les Fletchers n'étaient peut-être pas une famille aussi parfaite que ce qu'ils avaient toujours laissé entendre et que, derrière leurs sourires de façade, la peine et l'inquiétude avaient, chez eux aussi, élu domicile.

De son côté, Zara comprit bien vite que la maison du bonheur de son enfance avait d'ores et déjà tout perdu de son aura rassurant. Il ne se passait pas deux heures sans que Laura menaçât Brian de retourner en Californie, incluant ses enfants dans son périple, sans qu'aucun d'eux fût au courant de quoi que ce fût. Aux disputes du soir se mêlèrent celles du matin et les nuages avaient de plus en plus de mal à quitter le ciel d'ordinaire si bleu de la jeune fille.

Malgré son handicap, Aaron continuait à développer des facultés inespérées. Il communiquait, plus ou moins adroitement, privilégiant toujours les courts échanges avec sa sœur aînée. Patiemment, il apprenait à canaliser ses émotions, à les exprimer, rendant Zara si fière de ses progrès. Mais malheureusement, le coût de son accompagnement scolaire était devenu l'un des principaux sujets de conflit au sein du couple parental.

Laura et Brian n'avaient eu d'autre choix que de débourser toutes leurs économies pour qu'Aaron pût bénéficier d'une éducation adaptée à sa situation. Bien que Brian avait su à la seconde où son fils avait été diagnostiqué qu'il devrait sacrifier une large partie de ses réserves pour lui, ces dernières ne suffisaient plus. À présent, il n'avait d'autre choix que de renoncer à ses achats illégaux qui apaisait tant son manque. Mais rongée par les démons qui fusaient dans ses veines, cette bonne résolution ne fit pas long feu.

Un beau matin, abattu par son mal, le père de famille refusa de payer plus longtemps cet accompagnement qu'il jugeait inutile, malgré les besoins évidents de son enfant. La souffrance qu'il endurait lui faisait prononcer des paroles des plus regrettables, formant un concert d'incohérences parmi lequel son fils n'était qu'un bon à rien, voué à l'échec et à la rue. Laura n'était plus d'aucun secours face à la volonté de fer de son mari et il ne restait plus qu'un an à Aaron avant de se retrouver livré à lui-même dans un circuit scolaire basique, peu adapté à sa condition.

Suite à la décision de son père, les rêves de Zara de marcher dans les pas de sa mère et devenir infirmière s'évaporèrent également dans le néant. Désormais, ses espoirs de pouvoir un jour réaliser des études ne reposaient plus que sur l'éventuelle obtention d'une bourse. Or, elle n'était pas une très bonne élève et ses difficultés familiales ne l'aidaient en rien à remédier à cette situation. Ainsi, le besoin de trouver une solution pour sauver son avenir et celui de son frère était devenu primordial. Et Zara ne voulait ménager aucun effort pour remédier à cette situation.


*


En ce beau samedi matin de juin, une nouvelle tempête secouait la maison des Fletchers. Comme à l'accoutumée, Brian et Laura faisaient trembler les murs par leurs vociférations incompréhensibles. Aaron, incommodé par ces cris, s'était réfugié à l'extérieur, sur le perron de la maison. Recroquevillé sur lui-même et les deux mains plaquées contre ses oreilles et en proie à un puissant maelstrom d'émotions contraires, il attendait désespérément que le calme revînt pour se calfeutrer à nouveau dans sa chambre.

Fort heureusement, sa sœur traversa la rue au même moment, guillerette, comme à son habitude. Elle portait un t-shirt rayé court et moulant qui laissait entrevoir le bas de son ventre, un jean large des plus basiques et une veste de la même manière, beaucoup trop grande pour elle et déchirée par endroits. Lorsqu'elle aperçut Aaron, en proie à un profond malaise, son sourire s'effaça aussitôt. Ses pieds, chaussés de converses rouges, sautillèrent sur les marches du perron et elle s'empressa de s'installer aux côtés de son frère, en murmurant d'une voix réconfortante :

— Ça va ?

Aaron se basculait compulsivement d'avant en arrière en gémissant, les mains toujours crispées contre ses oreilles. Les quelques passants alentour jetaient des coups d'œil curieux dans sa direction, mais comme toujours, Zara en fit abstraction. Délicatement, elle passa un bras autour des épaules du petit garçon et entreprit de le bercer tendrement.

— Je suis là, Aaron... Ça va aller, promis. Calme-toi.

Au même instant, juchée sur un vieux skateboard, Kate Hartley passa sur le trottoir, le regard braqué sur eux. Elle se présentait comme l'amie d'enfance de Zara et habitait quelques rues plus loin, au cœur d'Harlem. Ses cheveux bruns, coupés à la garçonne dégageaient son visage rond et ses grands yeux marron. Elle était coiffée d'une casquette à l'effigie des Yankees et d'un bomber rouge de seconde main.

— Hey, Z ! Qu'est-ce qu'il se passe encore chez toi ?

Zara adressa un sourire contrit à son amie, haussa les épaules et appuya sa tête contre celle de son petit frère. Kate posa un pied à terre et d'un claquement du pied, fit voler sa planche jusqu'à sa main. Elle s'avança ensuite en toute hâte vers les Fletchers et considéra Aaron avec compassion.

— Qu'est-ce qu'il lui arrive ?

— C'est à cause du bruit... Il ne supporte pas le vacarme.

— Tu devrais peut-être lui acheter des bouchons à mettre dans les oreilles. Ça pourrait l'aider, tu ne crois pas ?

Zara dodelina du chef, puis rétorqua :

— Peut-être, oui. Mais dans tous les cas, on n'a sûrement pas les moyens de lui en acheter. On a les moyens de rien en ce moment, alors bon.

Kate se pinça les lèvres, le regard vissé sur Aaron. Après quelques courtes secondes, elle haussa les sourcils et se rapprocha de Zara pour mieux lui confier :

— Moi, je sais comment gagner de l'argent assez vite, Z.

— Oui, je sais que tu sais. Mais moi, je n'ai aucune envie de fournir en personne sa saleté de came à mon père, tu vois.

— Si c'est que ça ! T'as qu'à bien choisir ton patron !

— C'est à dire ?

— Ben... Pas celui du dealer de ton père, par exemple.

Zara poussa un profond soupir de lassitude et se concentra à nouveau sur Aaron. Kate jeta alors un furtif regard autour d'elle et se pencha derechef vers son amie.

— Mon copain bosse avec des mecs, à Brooklyn. C'est une petite bande de potes qui fait ça pour se faire un peu d'argent de poche. Le boss n'est vraiment pas gourmand, il ne s'occupe que de dealer de l'herbe et de la coke. Il est assez unique parce qu'il ne se mêle pas des histoires avec les autres bandes. En gros, il fait son petit business, ça ne gêne personne et ça lui va très bien comme ça.

Zara leva un sourcil, intriguée.

— Tu traines avec des gangsters, toi, maintenant ? Non, merci. J'ai d'autres projets personnellement. Et puis, j'ai jamais vu ce genre de types faire des petits business tranquilles, Kate.

— Fais-moi confiance deux minutes ! Il n'a rien à voir avec un gangster ! Je te l'ai dit, il fait juste ça pour se faire un peu de fric. Bien sûr, c'est pas ça qui va réussir à payer tes études, mais au moins, tu auras assez pour offrir des bouchons d'oreilles à Aaron. Et puis je ne dis pas ça pour moi, mais leur chef est rudement mignon et je suis sûre que tu...

— Oh, non. Ça recommence. Tu crois vraiment que j'ai la tête aux garçons, en ce moment ? Arrête de vouloir me caser avec la terre entière.

— Tu devrais. Ça ne te ferait pas de mal de te dégoter un copain. Ça te changerait les idées ! Allez, Z ! Fais-moi confiance. Essaye de le rencontrer au moins. Je te promets que tu ne seras pas déçue. Et puis qu'est-ce que ça te coûte ? Rien du tout !

Zara haussa les épaules, frustrée par la discussion. Derrière elle, le silence semblait avoir repris ses droits et sous ses mains, Aaron semblait s'apaiser à son tour. Sa sœur l'incita alors à détacher lentement ses paumes de ses oreilles.

— Ça va mieux ? C'est fini, tu vois. On peut rentrer, maintenant.

Zara se releva, intimant à son petit frère de la suivre. Celui-ci obéit, agitant nerveusement ses mains autour de lui, le regard vissé sur le sol. Tous deux tournèrent le dos à Kate et avancèrent en direction du seuil de la maison. Mais n'ayant pas obtenu de réponse à ses interrogations, cette dernière héla son amie avec impatience :

— Alors, Z ? Tu dis oui ?

La concernée soupira sèchement avant de lancer, par-dessus son épaule :

— Tu crois vraiment que j'ai pas autre chose à faire que d'aller voir un inconnu qui traine dans un sale business comme ça ?

— Il s'appelle Jasper.

— Jasper. Soit. Et son nom de famille ?

— Tu veux son carnet de santé et son passeport aussi ? Si tu crois vraiment que je vais tout te révéler comme ça, tu te fourres le doigt dans l'œil !

Kate plongea une main dans la poche de son bomber, de laquelle elle extirpa un morceau de papier froissé et un crayon. Elle posa un pied sur une marche du perron et, se servant de son genou comme support, entreprit de griffonner une adresse à Brooklyn.

— Si tu veux en savoir plus sur lui, rejoins-moi demain en fin d'après-midi à cette adresse. Je te le présenterai. Disons, à dix-sept heures ?

Kate se redressa et tendit le papier à Zara. Celle-ci hésita un instant, puis finit par rebrousser chemin pour s'en emparer, en fustigeant son amie :

— D'accord. Mais je te préviens, il y a de grandes chances que je refuse. Tu te débrouilleras pour lui expliquer, à ton cher Jasper.

Sur ces mots, la jeune fille rejoignit son frère et s'engouffra à sa suite dans la maison, laissant à peine le temps à Kate de répliquer, presque en chantant :

— Et moi je suis sûre que je n'aurais rien à lui expliquer du tout ! À demain, Z !

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