Chapitre 2
— F L A S H B A C K —
Il était un peu plus de huit heures, ce matin là, quand Loïs arpentait les rues venteuses du quartier de Long Island City, le cœur battant à tout rompre. Ses pieds frappaient le bitume à chacune de ses foulées et son souffle éreinté n'en finissait pas de s'accélérer.
À l'université, le cours de droit de la famille avait commencé depuis déjà une bonne dizaine de minutes et pour la troisième fois cette semaine, elle était en retard. Ce trait de caractère était particulièrement représentatif de la jeune fille qui, malgré toute la bonne volonté du monde, subissait régulièrement les foudres de son entourage qui n'avait de cesse de l'attendre à chaque instant de sa vie.
Son sac de cours virevoltait sur sa hanche droite et la douleur de ses livres qui s'entrechoquaient contre son bassin commençait à devenir de moins en moins supportable. À l'angle de Thomson avenue, Loïs s'arrêta un instant pour calmer un tant soit peu sa respiration. Elle le savait, si elle n'arrivait pas avant le quart d'heure fatidique que son professeur accordait généralement aux retardataires, il serait difficile pour elle de poursuivre ce module l'année prochaine. Et bien que les études ne fussent pas au centre de ses préoccupations quotidiennes, Loïs tenait à obtenir son diplôme pour prouver au monde — et surtout à ses parents — qu'elle n'était pas qu'une fêtarde invétérée, incapable de faire quoi que ce soit d'autre de sa vie.
Lorsqu'elle arriva enfin à l'université, elle s'engouffra dans le hall, telle une tornade, puis gravit les marches du bâtiment quatre à quatre jusqu'au deuxième étage. Devant la porte de la salle de cours, elle consulta brièvement sa montre ; plus qu'une minute avant d'être exclue définitivement de ce module et voir son avenir brusquement compromis. Si tout dans la vie était une question d'infimes secondes, Loïs commençait à l'apprendre à ses dépens. Elle replaça alors son t-shirt moulant et coloré sur ses hanches, ajusta sa veste en jean et renoua de ses mains brunes le foulard qui ornait auparavant ses cheveux. Elle tambourina ensuite contre le battant — un peu plus fort qu'elle ne l'avait escompté — puis patienta quelques secondes. Le silence se fit derrière la porte et la transporta aussitôt dans ses petits souliers.
— Oui, entrez.
D'un geste plus ou moins confiant, Loïs actionna la poignée et pénétra dans la salle bondée en même temps que tous les regards convergeaient sur elle. Bien qu'elle eût l'habitude d'attirer l'attention, elle déglutit nerveusement et balbutia :
— Bonjour... Désolée, je suis un peu en retard.
Elle resta immobile, les yeux vissés sur l'enseignant qui, lui, baissa la tête sur sa montre poignet. Il demeura silencieux quelques instants, pesant le pour et le contre d'une éventuelle clémence envers l'étudiante, avant de finalement déclarer :
— Bien, vous avez moins d'un quart d'heure de retard, mais tout juste... Ça ira pour cette fois. Asseyez-vous.
Loïs retint un profond soupir de soulagement et se contenta de sourire. Elle s'avança ensuite à pas feutrés, tandis que le professeur reprenait son discours, sans lui accorder plus de crédit. Elle observa patiemment l'assistance, se heurtant au regard insistant d'un jeune homme aux cheveux noirs et aux yeux presque de la même teinte, puis aux gloussements d'anciennes reines du lycée fauchées comme les blés. Loïs soupira. Son espoir de trouver une place de libre parmi cette jungle d'étudiants plus ou moins assidus s'évapora en quelques instants. L'idée de devoir passer le cours assise sur le sol dans le fond de la salle ne l'enchantait guère, au point qu'elle songea à quitter discrètement les lieux. Après tout, l'intervenant avait noté sa présence et en fin de compte, c'est bien tout ce qui importait. Loïs s'apprêtait à tourner les talons vers la sortie quand, soudain, sur sa droite, une jeune fille blonde sembla lui faire un signe de la main. Elle braqua alors son attention sur elle et aperçut une place libre, juste à ses côtés. L'enthousiasme maladroit de son interlocutrice la fit sourire imperceptiblement et elle décida alors de s'avancer vers elle, avec toute la dignité et le charisme qui la caractérisaient si bien.
Après s'être excusée d'avoir dérangé la rangée entière de fauteuils pour rejoindre l'unique place libre, Loïs s'installa le plus silencieusement possible à côté de sa nouvelle alliée.
— Merci...
— De rien.
Elles échangèrent un petit regard gêné et Loïs s'attela à extirper ses livres de son sac. Contrainte au piège du savoir pour les quarante prochaines minutes, elle tenta de se plonger dans le cours, mais ne parvint pas à rattraper son retard. Au bout de deux longues tirades de son professeur sur un article inconnu du Code civil, elle devait se rendre à l'évidence ; elle était perdue. Loïs se pencha alors vers sa voisine et demanda :
— Est-ce qu'on est toujours sur le même cours que la semaine dernière ?
— Non. C'est un nouveau chapitre sur les différentes procédures d'adoption des pupilles de l'État.
—... D'où le fait que je ne comprenne rien du tout.
— T'en fais pas, si tu veux, je peux te passer mes notes après le cours.
— C'est vrai ?
La jeune fille acquiesça d'un signe de tête et Loïs lui adressa un franc sourire de gratitude.
— Merci, du fond du cœur ! Tu me sauves la vie.
— Mesdemoiselles !
Les deux étudiantes sursautèrent en même temps et se ravisèrent devant le regard lourd d'accusations de leur professeur.
Ainsi, la séance suivit son cours et plus les minutes s'écoulaient, plus Loïs commençait à piquer du nez, malgré toute sa bonne volonté. La fête qui avait eu lieu la veille dans un petit appartement de Harlem n'avait pas vraiment été de tout repos — en grande partie parce que la police de la ville avait fini par s'en mêler — et elle se sentait encore un peu étourdie par les résidus des quantités d'alcool qu'elle avait ingurgité. Elle tourna la tête en direction de sa voisine qui, elle, semblait plus douce et fraîche que la rosée du matin, et était littéralement plongée dans ses notes, comme l'élève assidue qu'elle était depuis toujours. Pendant un court instant, Loïs l'envia d'être aussi studieuse et réfléchie. Mais rongée par l'ennui et par sa furieuse envie de s'assoupir, elle entreprit d'extirper sa voisine de son inébranlable écoute, afin d'engager une conversation qui la tiendrait un minimum éveillée.
— Ce cours est d'une nullité incroyable. Comment tu fais pour rester aussi concentrée ?
L'étudiante leva ses deux émeraudes sur elle, tout en mordillant le capuchon de son stylo.
— Je ne sais pas. Je crois qu'il m'hypnotise en fait.
Elle désigna le professeur d'un geste du menton en levant un sourcil, amusée. Loïs renchérit, une pointe d'ironie dans la voix :
— C'est pas le plus beau mec de la terre, mais ça va. T'as de la chance, en tout cas. Ça n'a pas l'air de marcher sur moi.
— Oh, si. Ça marche, mais pas vraiment comme il faudrait.
Loïs hocha la tête et sa voisine lui adressa un clin d'œil en mimant une petite sieste improvisée à l'aide de ses mains. Alerté par les murmures intempestifs en provenance de l'assistance, leur professeur s'interrompit une seconde pour mieux les observer, puis continua son cours, un peu plus crispé qu'en temps normal. La jeune fille blonde profita qu'il eût le dos tourné pour se pencher vers Loïs et lui glisser :
— Je crois qu'il a repéré que son charme n'opérait pas sur toi.
— Quelle tristesse... Tu crois qu'il va m'en vouloir si je lui mets un râteau ?
— Vu le regard qu'il te lance, je pense que oui.
— Mesdemoiselles, ça suffit ! Soyez attentives, je vous prie ! Et vous, déjà que vous étiez en retard, ne poussez pas les limites de ma patience !
Loïs pinça les lèvres et s'excusa auprès de son professeur avant de replonger dans ses notes. Sa voisine se retint de glousser, tête basse. Elle laissa ensuite passer quelques secondes et murmura à la retardataire :
— C'est officiel, votre relation est gâchée.
— Je te le fais pas dire...
Les deux filles échangèrent une œillade complice, avant de pouffer de rire, sous le regard accusateur des autres élèves autour d'elles.
— Au fait, moi, c'est Loïs.
— Oui, je sais.
Loïs se redressa, perplexe.
— Comment ça ?
Sa voisine continua de griffonner quelques notes sur son carnet à la vitesse de la lumière, tout en lui répondant, sur un ton mystérieux :
— Ben, disons que tu es quand même assez populaire, par ici. Et puis... On m'a parlé de toi, récemment.
— Ah oui ? En mal, j'espère ?
— Tu n'as pas idée.
Les deux jeunes filles gloussèrent à nouveau, sous le regard furibond du professeur, qui les incitèrent immédiatement à retrouver leur calme. La voisine de Loïs déchira alors une feuille de son carnet et s'employa à écrire une phrase de travers, à l'intention de sa nouvelle complice. Cette dernière posa les yeux sur les mots tracés au crayon de papier en souriant.
« Ça te dirait de venir manger avec un ami et moi, ce midi ? Je pourrais te parler du cours un peu plus en détail, si tu veux. »
Loïs s'empara de son stylo bille pour répondre de la même manière.
« Avec plaisir, mais je ne sais toujours pas comment tu t'appelles. Pas que je sois parano et que je pense que tu sois une psychopathe qui veut en fait me dévorer pour déjeuner, mais bon... »
Sa voisine étouffa un nouveau petit rire nerveux et répondit à haute voix :
— Angélique. Angie, pour mes amis.
— C'est pas un prénom de psychopathe.
— Il paraît que non.
Loïs hocha la tête, amusée, puis la questionna à nouveau :
— Et ton ami ?
— Est-ce qu'il est fou ? C'est une bonne question.
— Comment il s'appelle ?
— Dites, vous vous moquez de moi, toutes les deux ?!
De concert, Angélique et Loïs firent un bond sur leurs sièges. Face à l'éclat de voix du professeur, la première vit ses joues devenir aussi rouges qu'une tomate bien mûre. La deuxième déglutit nerveusement et tenta d'offrir le sourire le plus naturel du monde à l'intervenant.
— La prochaine fois, c'est la porte ! Je veux du silence, c'est quand même pas si compliqué ! Si-len-ce !
Les deux filles se turent, à deux doigts d'écraser leur nez sur leur feuille de notes. Loïs poussa un profond soupir d'ennui et tenta de se focaliser sur les paroles du professeur, en attendant l'heure fatidique où elle pourrait quitter cette salle. De son côté, Angie déchira un autre morceau de papier et traça de nouvelles lettres grises, un vague sourire aux lèvres. Elle fit ensuite lentement glisser le mot devant Loïs, puis appuya lourdement son dos contre le dossier de son fauteuil, le regard rieur et son crayon coincé entre ses dents blanches.
« Il s'appelle Ayden et il compte t'inviter à une fête, samedi prochain. Comme il n'est pas franchement habile, je préfère te mettre au courant avant que tu ne le prennes vraiment pour un fou furieux. »
Dès lors, pour l'une, comme pour l'autre, ce cours prit une tournure beaucoup plus intéressante que tous les articles du Code civil et leur impact sur les procédures judiciaires. C'était là, dans cette salle étriquée et entre deux morceaux de papier déchirés que s'embrasèrent les premières étincelles d'une amitié indicible. Alors Loïs jeta un rapide coup d'œil au message, retint un petit gloussement en acquiesçant d'un signe de la tête, puis répondit, juste avant de crouler sous les indignations de son professeur :
— Eh, ben, Angie. Finalement, on dirait que j'ai bien fait d'arriver en retard, aujourd'hui !
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