Chapitre 2


— F L A S H B A C K –


Dès que le ciel se parait de son auréole d'or et de rubis, les belles-de-nuit renaissaient des moindres recoins de verdure, jusqu'à s'épanouir à la lueur des rayons de la lune d'argent. Telles les étoiles scintillantes dans les cieux noirâtres, elles se livraient corps et âme à la nuit et savaient se préserver des yeux indiscrets des enfants de la lumière, avant de dissimuler à nouveau leur cœur fragile dès que naissaient les premiers éclats de l'aube.

Marguerite détestait le jour. Chaque matin, à l'heure où blanchissait le ciel de New York, elle tirait les rideaux de sa lucarne et congédiait les rayons fureteurs qui illuminaient sa chambrée. Elle plongeait ensuite dans ses draps usés, quelques fois sans même prendre le temps de les changer, et ne tardait jamais à basculer dans les tendres bras de Morphée. Chaque jour, elle se languissait de ce moment de quiétude, quand les ultimes échos de romantisme bafoué par l'union dérisoire et insipide de deux corps disparaissaient dans l'éclat virginal du soleil levant. Aujourd'hui n'allait pas faire exception. Ou du moins, c'est ce que Marguerite pensait.

Après une rapide toilette de chat, elle noua ses cheveux crépus en un chignon défait. La nuit semblait avoir laissé son empreinte obscure sous ses yeux noisette et ses traits tirés se renfrognaient un peu plus, au fur et à mesure que le seigneur du jour reprenait son trône dans le ciel d'azur. Elle se livra ensuite à son rituel quotidien avant de se glisser entre ses draps blancs. Une fois bien installée, elle ferma ses lourdes paupières et se laissa happer par ses rêves de jeunesse éternelle.

— Hey, Marguerite ! T'es là ?

Cette voix, Marguerite l'avait déjà entendue quelque part. Elle ne faisait pas partie de son monde onirique. Non, elle était bel et bien réelle. À son plus grand malheur.

— Marguerite ?

Les yeux toujours clos, elle entendit la porte de son appartement s'ouvrir, puis se refermer dans un claquement qui la fit sursauter. Les bruits de pas pressés qui s'en suivirent se rapprochèrent dangereusement de son espace vital. Décidée à replonger dans ses rêves le plus rapidement possible, Marguerite feignit l'indifférence, espérant secrètement que la personne ayant fait irruption dans la pièce s'en aille sans plus de discours — et Dieu sait qu'elle n'était pas d'humeur à en entendre, des discours.

— Allez, fais pas semblant de dormir. T'as les paupières qui tremblent.

Exaspérée, elle se retourna dans son lit et tira un peu plus la couette sur son visage.

— Va-t'en de là. Je dors.

À l'instant même où Marguerite prononça ces paroles, elle sentit un poids supplémentaire prendre place sur le lit. Crispée par son agacement croissant de manière exponentielle, elle se tourna de nouveau pour éviter de faire face à la masse qui venait de s'installer à ses côtés.

— Ayden, dégage de mon lit. Tout de suite.

— Pas avant que tu m'aies dit bonjour comme il faut. Allez quoi, c'est pas si souvent que je viens te rendre visite, tu pourrais être contente de me voir !

Elle poussa un profond soupir qui n'échappa pas au jeune homme. Ce dernier se laissa lourdement tomber sur le dos, auprès de son hôte. Après quelques secondes de silence à fixer le plafond, il se redressa et se pencha par dessus le corps de Marguerite, à présent entièrement dissimulée sous la couette.

— T'es vraiment pas drôle aujourd'hui.

— Va. T'en.

— Où est Angie ? Je la cherche partout depuis hier soir et je...

Soudain, profondément exaspérée par la situation, Marguerite se mit à se débattre sous le duvet, repoussant son visiteur d'un coup de bras et de pied furibond. Elle se redressa en pestant de plus belle avant de retirer la couette de son visage et de braquer son regard noir sur l'intrus à sa droite. Espiègle, ce dernier réprima un petit rire nerveux et désigna la tignasse de la femme, ébouriffée par la fureur.

— Tu as... un petit souci capillaire, Marguerite.

Bien entendu, cette tentative d'humour fut un échec cuisant. Elle leva les mains et les yeux au ciel avant de clamer, au bord de la crise de nerfs :

— Mama ! Ayden, sort immédiatement de ma chambre où je te jure que ta mère va m'entendre t'étriper du fin fond du Texas !

Repoussé par le ton hargneux de son hôte, le jeune homme recula contre le mur qui bordait le lit et croisa les bras sur sa poitrine.

— T'as qu'à me dire où est Angie et je promets de ne plus jamais venir t'embêter le matin.

Marguerite se laissa de nouveau tomber au milieu des oreillers et se frotta le visage de ses deux mains en fulminant :

— Tu sais, j'ai promis à ta mère de bien veiller sur toi. Et ça, Dieu m'en est témoin, je n'ai jamais manqué à ma parole depuis ces trois dernières années. Mais à aucun moment je n'ai promis d'être ta nounou ou ta secrétaire. Alors, tu vas...

— Angie, Marguerite.

Elle abaissa lourdement ses bras le long de son corps et le regard émeraude du jeune homme se posa une nouvelle fois sur elle. Ayden pinça ses lèvres charnues en passant une main dans ses cheveux bruns, courts et aux subtiles ondulations sur les pointes. Son teint hâlé illuminait un peu plus la flamme de malice qui brillait au fond de ses yeux clairs.

Ce garçon, qui avait vu le jour en plein cœur de Dallas, n'avait rien perdu de sa fougue texane en arrivant à New York. Amoureux de la vie et de ses plaisirs, il avait arpenté la moitié du pays avant de poser ses valises à Brooklyn, pour se lancer dans des études qu'il savait pertinemment ne pas être faites pour lui. Mais ses parents, d'origine modeste, accordaient tant d'importance au rêve américain qu'Ayden avait fini par se convaincre que cet espoir était devenu le sien. Mais un cœur aussi vagabond que celui qui battait en lui ne pouvait être dompté. Porté par les vices d'une génération désenchantée, il aspirait à exister au sein de cette société sans en apprendre les codes, peu importe les règles, peu importe les risques. Cette fureur de vivre qui brûlait en lui était une source intarissable de fougue et d'espoir que Marguerite connaissait déjà mieux que personne.

Elle poussa alors un long soupir, puis face à l'entêtement de son visiteur, elle finit par céder :

— On est mardi. Angie est à la bibliothèque. Elle travaille et tu ferais bien d'en faire autant.

Il appuya son crâne contre le mur et plaqua une main sur son front.

— Mais oui... J'avais oublié qu'elle avait changé ses horaires. Quel con.

— Ça, je te le fais pas dire.

Les secondes s'écoulèrent lentement, et alors que Marguerite pensait en avoir terminé avec Ayden, le jeune homme se redressa, enjamba une nouvelle fois la carcasse éreintée de la femme et sauta du lit. Le tout dans un élan d'enthousiasme non dissimulé.

— Merci, jolie fleur ! Et t'en fais pas, je tiendrais ma promesse. Je ne viendrai plus t'embêter le matin. Du moins jusqu'à jeudi.

Marguerite braqua son regard sur lui et le détailla pendant quelques secondes. Sa veste en cuir ouverte laissait apparaître un t-shirt blanc, immaculé, et le ceinturon qui fermait son jean noir réfléchissait un fin rayon de soleil à travers la pièce. Toujours porté par le même entrain, il se dirigea vers la porte d'entrée du petit appartement et s'apprêta à rejoindre le tourbillon incessant de la vie lorsqu'elle l'interpella :

— Ayden...

Ce dernier s'arrêta net et tourna son visage radieux en sa direction. L'éclat de malice qui émanait de ses traits ne fit que conforter les pensées de Marguerite sur ses intentions. Elle reprit alors, sur un ton plus calme :

— Tu sais, Angie, c'est une gentille petite. Ne sois pas... Enfin, ne t'amuse pas avec elle. Elle ne mérite pas ça.

Le jeune homme fit un pas en arrière, visiblement stupéfait par les propos de son hôte. Il haussa les épaules et rétorqua, dans un gloussement espiègle :

— Mais Marguerite, Angie est mon amie, rien de plus ! Ne t'en fais pas pour elle, va. Et puis de toute façon, j'ai quelqu'un d'autre dans le viseur, si tu veux tout savoir.

— Non, je ne veux rien savoir.

Un sourire en coin illumina le visage du jeune homme. La femme plongea son regard vers le sol et poursuivi, d'une voix fragile.

— Angélique est une fille bien. N'essaye pas de l'entraîner dans tes combines.

— Quelles combines ?

— Ayden, s'il te plaît. Je te connais mieux que personne ici. Ne fais pas de bêtises que tu pourrais un jour regretter.

Elle marqua un temps d'arrêt et plongea son regard dans celui de son visiteur. Face à la lueur de sagesse qui brillait dans les prunelles de la femme, il renonça à argumenter un peu plus. Il se contenta d'acquiescer d'un rapide signe de tête, puis posa la main sur la poignée de la porte, prêt à prendre congé :

— Bonne journée, Marguerite. Enfin... je veux dire bonne nuit, plutôt.

Marguerite lui adressa un petit sourire sincère et le jeune homme quitta l'appartement dans un tourbillon de vivacité et d'optimisme comme il lui avait rarement été donné de voir. Puis elle demeura un instant immobile, les yeux perdus dans le vide. La mélancolie du temps passé et des souvenirs qui l'accompagnaient s'immisça en elle. Comme on ne peut jamais vraiment prédire le moment qu'un bouton de rose choisit pour éclore, elle ne savait dire quand le fils de son amie de jeunesse était devenu cet homme si débordant de vie. Le temps assassin lui rappela brusquement les dernières années écoulées et une aura de tristesse se forma autour de son lit vide et froid. Comme Ayden avait grandi, elle avait vieilli et ce matin, les pâles rayons du soleil faisaient scintiller ses souvenirs passés à travers le rideau de poussière en suspension au cœur de son appartement. Alors elle dissimula de nouveau son visage sous la couette et poussa un profond soupir de solitude avant de fermer ses yeux humides et quitter le royaume terni des souvenirs pour celui des rêves éphémères.

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