Chapitre 14


— F L A S H B A C K —


«Mesdames et Messieurs, les passagers du vol American Airlines, numéro 2437, à destination de Dallas, sont priés de se présenter en porte 3 pour un embarquement immédiat. Merci.»

— Pardon, excusez-moi.

Angélique se vit brusquement extirpée de ses rêveries lorsqu'un homme bouscula sa jambe en délaissant son siège. Elle le suivit des yeux pendant quelques brèves secondes et poussa un profond soupir. Le hall d'embarquement de l'aéroport de La Guardia, pourtant plein à craquer en ce mois d'août, ne lui avait jamais paru aussi vide. Enfermée dans sa bulle de douleur et de mélancolie, elle semblait indifférente au brouhaha environnant. Depuis plusieurs semaines maintenant, seule la mort lui tenait compagnie, se heurtant régulièrement à la vivacité du petit être qui s'éveillait sous son nombril.

Le regard rivé vers le sol, Angie mit plusieurs minutes à réagir à l'annonce qui venait d'être faite au micro. Lorsqu'elle s'aperçut de son retard, elle empoigna son sac à main, sa veste et sa petite valise, puis se dirigea vers la porte trois, le cœur lourd. Marguerite et elle avaient longuement discuté de ce voyage et la seconde avait fini par se laisser convaincre. Compte tenu de la situation, la belle-de-nuit avait jugé bon pour Angélique et son enfant de faire la connaissance de Lauren, son amie de longue date et la mère d'Ayden. Elle lui avait donc téléphoné de nombreuses fois, afin de la prévenir de ce séjour impromptu. Mais accablée par la douleur d'avoir récemment porté son propre fils en terre, Lauren n'avait répondu que du bout des lèvres. Angélique, quant à elle, ne savait pas si cette rencontre était réellement placée sous de bons augures. Bien que sa voisine lui eût répété maintes fois qu'elle n'était en rien responsable du drame qui avait frappé son amant, elle restait persuadée que si elle avait su le retenir, il serait encore à ses côtés. C'était donc avec la gorge nouée par la culpabilité qu'Angie avait accepté de préparer une valise et de s'envoler pour Dallas dans les plus brefs délais.

La jeune femme se mêla à la foule qui patientait devant la porte d'embarquement, les doigts nerveusement serrés sur son billet. Elle était tiraillée entre la peur de se rendre à Dallas et le soulagement de quitter New York, où trop de mauvais souvenirs venaient entacher ses jours heureux.

Elle prit une profonde inspiration et, comme pour se donner du courage, posa une main sur son ventre rond. Cinq mois déjà... Cinq mois qu'elle survivait pour lui. Pour préserver cette minuscule part d'Ayden qui vivait encore sur cette terre. Cinq mois que mutuellement, ils s'étaient sauvé la vie. Angélique afficha un petit sourire, le regard baissé sur ses rondeurs, quand un homme posa délicatement sa main sur son épaule.

— Madame, vous devriez vous avancer. Dans votre état, vous êtes prioritaire.

— Oh, je... Oui, merci.

Au même instant, l'hôtesse annonça l'embarquement dans son micro et la foule de passagers s'engouffra sur la passerelle qui menait au Boeing. Angélique resta en retrait, de peur d'avoir à jouer des coudes pour ne pas se faire écraser. Elle baissa à nouveau la tête vers son ventre et murmura :

— Tant pis, de toute manière, nous, on a le temps. Tu es prêt pour ton baptême de l'air ?

Pour toute réponse, son bébé se déplaça légèrement vers la droite, ce qui dessina un large sourire sur les lèvres de sa mère.


*


Dallas n'avait pas grand-chose à envier à New York. Les façades des buildings, brûlantes sous le soleil d'août, scintillaient en son cœur. Les espaces verts embaumaient l'air environnant d'une délicate odeur boisée et la Reunion Tower faisait la part belle à la skyline de la ville. Au fil dans ans, la capitale du pétrole et de l'industrie s'était cousu un manteau de dollars pour se protéger de la chaleur harassante de l'été Texan. Ces rayons de feu qui frappaient l'esprit des hommes, teintaient leur peau et leur âme pour mieux servir la gloire et la puissance virile des armes en tout genre. Dallas était rebelle, imprégnée de cette fougue du sud, de cette fierté du Texas et de son tempérament de feu. Elle était la mère de cette fureur de vivre qui, autrefois, embrasait le cœur d'Ayden et qui, sans le vouloir, l'avait poussé tout droit dans les bras de la mort. Elle était flamboyante et presque incandescente... Telle qu'Angélique l'avait toujours imaginée.

Lorsque la jeune femme franchit enfin le seuil de l'aéroport, une vague de chaleur la submergea de la tête aux pieds. Paralysée par le souffle aride qui venait de l'envelopper, Angie resta figée un court instant, humant les effluves de la ville, décuplée par la canicule. Le soleil brillait haut dans un ciel sans nuage et ses rayons de feu semblaient brûler la moindre parcelle de la peau claire d'Angélique. Sans perdre de temps, elle héla donc un taxi et lui confia l'adresse d'un petit immeuble situé dans le sud de Dallas, que Marguerite lui avait donnée juste avant son départ. L'estomac noué par l'angoisse, Angie croisa ensuite les mains sur son ventre, souffla lentement et laissa son regard vagabonder par la fenêtre, sur le même paysage qu'Ayden avait eu sous les yeux pendant toute son enfance.

Après de longues minutes de route harassante, le taxi s'arrêta dans une petite avenue d'apparence bien modeste. Angélique prit alors le temps d'observer un immeuble assez vétuste, qui ne payait pas de mine, pas plus que les pavés usés et les voitures démodées alignées devant elle. La jeune femme quitta lentement l'habitacle, sans jamais dévier son regard de la façade presque délabrée du bâtiment face à elle.

Voilà donc où avait grandi le père de son bébé. Dans cette rue si peu accueillante, sous cette épouvantable chaleur, au milieu d'enfants et de bandes au comportement plus ou moins discutable. La jeune femme remercia le taxi et s'avança à pas comptés vers le perron du vieux bâtiment. Pendant une fraction de seconde, elle considéra les arguments de Marguerite et se demanda si venir ici avait réellement été la meilleure des décisions.

Une fois arrivée sur le palier du premier étage, Angie sentit une étrange nausée lui soulever l'estomac. C'était là. Elle y était presque. La chaleur traça une fine ligne de sueur sur son front au moment où elle frappa trois coups timides contre la porte d'entrée. Les pulsations dans sa poitrine résonnaient dans sa tempe, bientôt rejointe par le bruit de quelques pas en provenance de l'autre côté. Puis, la serrure se déverrouilla et le battant s'ouvrit sur une femme d'une cinquantaine d'années. Ses cheveux grisonnants étaient grossièrement maintenus en arrière par un élastique. Son visage pâle et creusé faisait ressortir les lourds cernes qui entouraient ses yeux clairs. Ses lèvres pincées ne se desserrèrent pas pour saluer Angélique qui, de son côté, fit un gros effort pour garder le sourire.

— Bonjour... Lauren, c'est ça ? Je... Je suis Angie. L'amie de Marguerite.

Méfiante, la femme détailla la jeune fille de la tête aux pieds, sans lui apporter de réponse. Elle ne tenta pas non plus de forcer une expression agréable et ne se décala pas pour la laisser entrer. De toute évidence, et malgré le discours de Marguerite, elle n'avait visiblement aucune envie de recevoir qui que ce fût. Soudain gênée par ce silence pesant, la visiteuse s'éclaircit alors brièvement la gorge pour vaincre son malaise grandissant.

— J'ai bien connu votre fils. Nous étions à l'université ensemble, à New York, et je...

— Je sais qui vous êtes. Marguerite m'a raconté. Qu'est-ce que vous me voulez ?

Angie resta bouche bée un instant, puis entreprit d'expliquer sa venue, d'une voix tremblante.

— En fait. Je...

Lauren se raidit et cracha avec aigreur :

— Je vais vous aider un peu. Vous êtes encore une de ces pauvres filles éplorées parce que vous étiez soi-disant amoureuse de mon fils. Vous êtes venue pour me dire que vous êtes désolée, dans l'espoir que je vous console et que je vous dise qu'il n'aimait que vous. C'est ça ? J'en ai déjà vu passer des dizaines. Autant vous dire que je n'en supporterai pas une de plus.

Angie eut un vif mouvement de recul et rétorqua, abasourdie :

— Comment ? Je... Non ! Je ne suis pas ce genre de fille ! Ayden était mon ami !

— Seulement votre ami ?

Lauren désigna le ventre rond de la jeune fille d'un signe de la tête, imprégné d'un dégoût qui déchira son cœur. Angélique poussa un profond soupir en murmurant :

— Non, il était beaucoup plus que ça. Et si j'ai fait le voyage jusqu'ici, c'est parce que Marguerite pensait que vous pourriez m'aider... Elle pensait que, contrairement à mes parents, vous seriez présente pour moi.

— Ben voyons.

— C'est la vérité !

— Et en quoi pourrais-je mieux vous aider que vos propres parents ?

Angie passa une main tremblante sur le côté de son ventre, légèrement douloureux.

— Disons que pour eux, je ne suis plus vraiment digne d'être leur fille.

La chaleur lui faisait tourner la tête et, épuisée par cette conversation hostile, elle s'appuya contre le mur. La mère d'Ayden dodelina du chef, le regard empli d'amertume.

— Comme je les comprends...

Angélique releva son visage vers elle, mais eut à peine le temps d'ouvrir la bouche pour répliquer que Lauren posa une main sur le battant, prête à refermer la porte sur la jeune fille.

— Attendez ! S'il-vous-plaît ! Vous allez être grand-mère... Si vous ne voulez pas de moi, soit. Mais vous ne pouvez pas tourner le dos à cet enfant !

— Oh, je vous en prie ! Ne me faites pas croire des salades ! Mon fils a fait beaucoup d'erreurs dans sa vie, mais s'il y a une chose que je savais sur lui c'est qu'il n'aurait jamais renoncé à sa liberté pour un enfant. Dans tous les cas, il n'en aurait jamais voulu. Et si je devais entretenir toutes les filles qu'Ayden a un jour connues, je ne pourrais même plus payer mon loyer. Maintenant, poussez-vous de là et rentrez à New York. Ou allez où vous voulez, ça m'est égal.

— Je vous en supplie, ne m'abandonnez pas ! Ne nous abandonnez pas !

La porte se referma brutalement et Angélique se retrouva de nouveau seule sur le palier poussiéreux, le nez à quelques centimètres du panneau de bois usé.

Éreintée, elle glissa jusqu'au sol et se laissa aller à des larmes silencieuses. L'échec de ce voyage était d'autant plus cuisant qu'il s'agissait de son dernier espoir. Quand ses parents avaient appris la nouvelle, ils étaient entrés dans une colère noire et face au refus de leur fille d'avorter, ils avaient décidé de lui couper les vivres. La famille d'Ayden représentait réellement l'ultime solution qui s'offrait à Angélique pour assurer son avenir, sans avoir à renoncer à ses études. Cela, Marguerite le savait bien. Mais convaincre Lauren de la véracité de faits en ces instants de deuil et après dix ans sans voir son fils relevait presque de l'impossible. Et au fond d'elle-même, Angélique l'avait toujours su.

Après quelques longues secondes douloureuses, elle se résigna à quitter les lieux. La gorge sèche, à bout de nerfs, elle appela un taxi et confia une nouvelle adresse au chauffeur. Elle ne voulait pas être venue jusqu'ici pour rien. Et si Lauren refusait de l'accueillir, elle irait voir un autre membre de la famille. Un qui, elle le savait, serait sincèrement heureux d'apprendre la nouvelle.

Quelques kilomètres plus tard, le chauffeur se gara sur le trottoir et se tourna vers elle en lui adressant un petit sourire réconfortant :

— Nous y sommes, Mademoiselle.

— Vous pouvez m'attendre ?

— Bien sûr.

Le cœur lourd, Angie descendit du véhicule et s'avança doucement vers le haut grillage noir qui gardait l'entrée du royaume des morts. Ici, le calme régnait en maître. Seul le vent venait troubler le repos éternel des défunts. Les tombes, parfaitement alignées, étaient divisées en allées graveleuses. Quelques fleurs fraîches ornaient certaines sépultures, mais la plupart d'entre elles étaient déjà desséchées par le soleil de plomb.

Au bout de plusieurs minutes, la jeune fille s'arrêta devant une tombe dont la pierre grise était si propre qu'elle témoignait sans mal de sa nouveauté. Le cœur battant à tout rompre, elle déglutit et leva les yeux sur les lettres noires, gravées sur la stèle.

AYDEN ADKINS

4 juin 1963 - 13 juillet 1989

À peine ses yeux eurent le temps de déchiffrer la pierre tombale qu'une larme vint s'échouer sur cette dernière. Elle demeura un instant silencieuse, en proie à un sanglot pénible, puis releva la tête.

— Salut...

Un sourire maladroit éclaira son visage humide et elle balbutia :

— Oui, je sais. J'ai pas le droit de pleurer. Tu m'excuseras, mais cette fois-ci, c'est bien de ta faute.

Elle prit ensuite une profonde inspiration et poursuivit son laïus, seule face au vent brûlant de l'été.

— C'est dingue, quand même... Jusqu'au bout, tu as été égal à toi même. Tu arrivais toujours par surprise et aux pires moments. Et tu es parti exactement de la même manière. Si tu savais comme je t'en veux pour ça...

Ses yeux glissèrent sur la pierre, dépourvue de la moindre fleur, de la moindre plaque en son souvenir.

— J'ai rencontré ta mère, aujourd'hui. Elle n'était pas très contente de me voir. Elle ne veut pas de moi. En fait, c'est comme d'habitude. Personne n'a jamais vraiment voulu de moi, à part toi.

— Ce qu'elle ne sait pas, c'est qu'à moi aussi, tu manques tous les jours. Chaque soir, je me couche en espérant vivre un cauchemar et me réveiller près de toi. Tous les matins, je replonge. Si seulement tu m'avais écoutée dès le départ, tu serais encore là, aujourd'hui. On serait sûrement en train de manger une glace à Central Park et tu me ferais rire, comme tu savais si bien le faire. T'avais pas le droit de partir comme ça...

Deux nouvelles larmes vinrent s'échouer dans la poussière. Elle reprit une profonde inspiration et tenta de calmer les trémolos de sa voix.

— Ça ne sert à rien que je continue à te sermonner. Même de ton vivant, tu n'écoutais personne. Alors, maintenant...

— Regarde, je suis venue ici, parce que j'avais un cadeau pour toi. J'espère qu'il te fera plaisir.

En prononçant ces derniers mots, elle extirpa un petit présent de son sac et le garda encore quelques secondes dans sa main, avant d'articuler, à travers son sanglot :

— Tu sais, je ne sais pas si je te pardonne. Je ne sais pas si j'en ai la force. Mais j'espère que là où tu es, tu es bien. Et aussi que tu n'es pas encore en train de mettre le bazar en faisant des bêtises... Je suis sûre que tu as déjà réussi à faire les quatre cents coups. Je me demande bien ce qu'ils vont pouvoir faire de toi, tiens.

Angélique se baissa et déposa son cadeau au centre de la pierre tombale, en lieu et place des habituels bouquets de fleurs, puis elle se releva et épongea ses joues d'un revers de la main.

— Voilà. J'espère qu'il te plaît.

La jeune fille resta alors un instant silencieuse, plongée dans un profond recueillement. Puis, elle se souvint que le taxi l'attendait toujours à l'extérieur de l'enceinte et au vu de la situation actuelle, elle se rappela qu'à partir d'aujourd'hui, chaque dollar allait devenir plus précieux que jamais. Elle prit alors une grande inspiration et balaya la stèle du regard pour la dernière fois.

— Bon... Il faut que j'y aille.

Angie essuya son visage humide au moment où elle rassembla tout son courage pour tourner les talons, en direction de la grille.

— Je sais que je ne te l'ai pas assez dit. Ou j'ai peut-être trop attendu, je ne sais pas. Mais je t'aime de tout mon cœur. Et je ne sais pas si j'arriverai à aimer quelqu'un d'autre comme ça, un jour. Je voulais juste que tu le saches. Au moins, tu n'auras pas à être jaloux, là-haut... À un de ces jours, Ayden.

Elle s'éloigna en silence, laissant derrière elle la pierre grisâtre dans le même état que lorsqu'elle était arrivée. À un détail près.

Au centre de la tombe, jusqu'alors dénuée de toute décoration, trônait à présent une minuscule paire de chaussons de bébé, tricotés par Marguerite elle-même, et que le vent s'amusait à faire vaciller au gré de son humeur.

De tout petits chaussons en laine, plus doux que la lumière du crépuscule.

Et ils étaient bleus.

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