Chapitre 12
22 septembre 2017
Chicago, Illinois
Il était un peu plus de dix-huit heures trente. Seule dans sa maison de Bucktown, aux environs de Chicago, Loïs s'affairait péniblement en cuisine pour préparer un repas dont elle avait le secret. Ses fameuses côtes de porc aux épices lui avaient toujours valu des félicitations plus ou moins sincères du reste de sa famille et c'était pour tenter d'attirer leur attention que ce soir-là, elle avait décidé de réaliser cette recette.
Lorsqu'elle eût terminé sa préparation, Loïs consulta brièvement l'horloge. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire fatigué à l'idée de voir son époux et sa fille regagner leur foyer, tandis qu'elle entreprit de nettoyer sa cuisine et de mettre son plat au four. Chose faite, elle se débarrassa de son tablier, se versa un grand verre de vin rouge et se rendit au salon.
Dix années s'étaient écoulées depuis que la famille avait décidé de faire une croix sur New York et de retourner vivre à Chicago. À l'époque, le poids des regrets qui pesait sur les épaules de Loïs avait sérieusement empoisonné la vie du couple, si bien que quitter cette ville s'était présentée comme étant la seule solution viable pour préserver leur relation. Mais, malgré toutes les thérapies qu'elle avait suivies avant de regagner l'Illinois, Loïs ne s'était jamais remise de la disparition de Shane.
Chaque nuit, depuis ces dix longues années, elle revoyait l'image du garçon qu'elle avait abandonné, trahissant ainsi la promesse qui l'unissait autrefois à ses parents. Pourtant, pendant les six premiers mois de sa fugue, elle n'avait pas ménagé ses efforts pour le retrouver, le cherchant nuit et jour à travers les rues de la ville, renonçant à son nouvel emploi et intimant aux policiers de redoubler d'attention, une fois l'hiver venu. Loïs avait délaissé sa carrière, sa fille et son époux dans le seul but d'apaiser sa conscience meurtrie et de ramener le fils d'Angélique en lieu sûr.
Malheureusement, un peu plus d'un an après la disparition de Shane, les agents de police lui avaient annoncé que leurs recherches ne menaient à rien. Tous les signalements des témoins n'avaient jamais abouti. Et Loïs avait alors vu sa vie basculer le jour où ils avaient déclaré que le garçon avait sans doute été victime de personnes malveillantes et que ses chances de survie étaient maintenant réduites presque à néant.
Depuis lors, la culpabilité s'était enracinée en elle pour ne plus jamais la quitter. Portée par une phase de déni fulgurante, Loïs avait continué ses recherches pendant de longues semaines après cela, jusqu'à ce que son époux décidât que pour le bien-être de leur famille, il valait mieux tourner la page de ce chapitre et quitter New York.
Cet ultimatum n'était bien sûr pas sans en cacher un autre ; Logan voulait partir. Partir ou divorcer. Là était la vraie décision qui incombait à son épouse. Alors, la mort dans l'âme, Loïs avait fini par décider de faire le deuil de ce garçon qu'elle aimait tant, en même temps qu'elle avait renoncé à la joie de vivre qui la définissait d'ordinaire, pour se laisser consumer lentement par les maux infligés par ses regrets.
À présent, son existence se résumait à plusieurs verres de vin par jour, accompagnés de trois sortes de barbituriques tous plus abrutissants les uns que les autres. Elle ne travaillait plus, laissant à Logan la pleine responsabilité de nourrir sa famille et de continuer à payer le loyer. Si ce dernier avait retrouvé facilement un travail dans le quartier du Loop, à Chicago, il s'épanouissait autant dans sa vie professionnelle que dans sa vie adultérine, au grand dam de Loïs qui ne perdait jamais une miette de ces exploits.
Ainsi, depuis plusieurs années maintenant, les assistantes financières défilaient régulièrement dans le bureau d'un homme sûr de lui, accompli et fier d'assurer la sécurité et la prospérité de sa petite famille. En bref, tout le contraire de ce qu'il était, étant plus jeune. D'ailleurs, Loïs se demandait souvent ce que ces filles d'une vingtaine d'années auraient bien pu penser du Logan de cet âge-là. Celui qu'Ayden faisait trembler en une seule parole... Elle se demandait aussi ce qu'il était advenu de ce garçon timide et maladroit, celui qu'elle avait tant aimé et qui semblait lui aussi avoir été englouti par les ruelles sombres de New York dix ans auparavant, en même temps que ce pauvre Shane.
Cheryl, quant à elle, était âgée de presque vingt ans aujourd'hui. Elle suivait des études de marketing international, dans l'espoir de travailler dans le même genre de méga corporation que celle où œuvrait son père. Néanmoins, à contrario de ce dernier, la jeune fille n'avait que faire de Chicago. Et bien qu'elle y ait vécu pendant ses jeunes années uniquement, elle était toujours inlassablement attirée par la grosse pomme et ne cessait de quémander à ses parents le droit d'y retourner pour ses études. Chose que, bien entendu, tous deux avaient toujours refusée catégoriquement. New York appartenait au passé. Et l'on ne réveillait pas le passé.
Installée sur son canapé, Loïs avala une poignée de cachets en fermant les paupières. Elle passa ensuite une main dans ses cheveux crépus qu'elle ne prenait plus soin de coiffer depuis des lustres. Empêtrée dans un vieux jogging elle rouvrit les yeux sur l'écran de la télévision éteinte et se perdit un instant dans son propre reflet sombre.
Voilà donc ce qu'elle était devenue. Une ombre, une pâle copie de celle qu'elle était quand elle était plus jeune. Comme si Ayden et Angélique avaient fini par la maudire pour ne pas avoir eu le courage de sauver leur fils de la sentence de son mari, de peur de le perdre, lui aussi. Pour ne pas avoir eu le courage de retenir un enfant en dépit de son ignorance des dangers de la vie et de l'avoir laissé seul, en proie aux pires menaces qui pouvaient exister en ce bas monde...
— C'est moi... !
La porte d'entrée claqua en même temps qu'une voix fluette résonna dans l'appartement. Loïs se redressa et détacha son regard du spectre qui lui faisait face. Elle afficha un petit sourire fatigué et se tourna pour voir apparaître sa fille dans l'encadrure de la porte. Ses cheveux châtains raides lui tombaient parfaitement sur les épaules. Elle portait un t-shirt blanc, sans aucun motif, qu'elle avait rentré dans un jean taille haute et assorti à des baskets blanches. Cheryl posa lourdement son sac de cours près de la table de la salle à manger et s'avança vers le frigo, sans prêter aucune attention à sa mère. Attristée par l'attitude grossière de sa fille, Loïs lança d'une voix faiblarde :
— Tu pourrais dire bonjour, quand même.
Cheryl dégota une canette de soda qu'elle déclipsa et porta à ses lèvres sans ajouter un mot. Loïs fit alors une nouvelle tentative :
— Où est ton père ? Il m'avait dit qu'il rentrerait tôt ce soir... J'ai préparé les côtes de porc que vous aimez tant !
— Je mange pas là, je sors. Et papa, je sais pas. Il doit encore être au bureau.
— Ah, bon...
Cheryl s'avança dans le salon. Non contente d'avoir déjà calqué ses traits de caractère sur Logan, elle était aussi son parfait petit clone. Sa dégaine hautaine et orgueilleuse n'avait rien d'inhabituel pour Loïs, non plus le fait que sa fille ne daignait même pas la regarder. De son côté, exaspérée par son attitude et par ce qu'elle considérait comme des pleurnicheries, la jeune fille avait cessé de s'infliger le spectacle désespérant de sa mère en guenille. D'un geste las, Cheryl s'empara de la télécommande de la télévision qui se trouvait sur la table basse et l'alluma.
— Qu'est-ce que tu as fait de beau aujourd'hui en cours, ma chérie ?
— Des trucs... Comme d'hab.
Elle zappa quelques secondes sur plusieurs chaînes avant de s'arrêter sur celle du journal télévisé.
— Et c'était intéressant ?
— Ouais.
Et ce fut la fin de la discussion. Les conversations de Loïs avec sa fille se résumaient souvent à cela, à présent. Un vague échange de bons procédés qui n'allait évidemment que dans un sens. Cheryl n'était d'aucun soutien pour Loïs. Elle comprenait son père et approuvait ses maîtresses. Tout était clair dans l'esprit de la jeune fille qui n'hésitait pas à penser qu'après tout, personne n'avait envie de passer le reste de sa vie en compagnie d'une loque dépressive. Encore moins son père ou elle-même.
Loïs dévisagea sa fille pendant encore quelques secondes, profondément peinée par l'attitude désinvolte de celle-ci face à sa douleur. Déçue, elle décida donc de se lever et de quitter le salon pour retrouver sa cuisine et sa solitude. Son verre de vin rouge toujours à la main, elle traîna des pieds jusqu'à l'entre-deux pièces, écoutant les informations du journal télévisé d'une oreille distraite.
« Faits divers : Aujourd'hui, la Cour Suprême de New York a rendu son verdict dans le cadre de l'affaire du Rouge-Gorge. Cette affaire qui a fait trembler la ville il y a un peu moins d'un an a été jugée en priorité, sous la demande du gouverneur, afin d'endiguer au plus vite le fléau du crime qui sévit encore dans les rues de la grosse pomme. Sur place, notre reporter James Harrington... »
— Ah, ça y est ! On va savoir le verdict ! Depuis le temps que j'attendais !
Enthousiasmée par la nouvelle, Cheryl leva le son du téléviseur. Murée dans le silence, Loïs prit une nouvelle gorgée de vin, avant de focaliser à son tour son attention sur l'écran. Non pas qu'elle trouvait ces informations très intéressantes, mais elle voulait à tout prix savoir ce qui rendait sa fille si joyeuse, dans l'espoir de pouvoir partager quelque chose de nouveau avec elle.
Le journaliste apparu devant la Cour Suprême de New York et de nombreux souvenirs de jeunesse se précipitèrent dans la mémoire de Loïs. Tout autour de lui, des manifestants clamaient sans relâche leur fureur contre la prévenue et scandait des slogans prônant le retour de la peine de mort, si bien que la première moitié du laïus du reporter fut englouti par leurs cris. Cheryl augmenta le volume sonore, juste assez pour que les derniers mots du journaliste parvinssent aux oreilles de Loïs :
« ... C'est donc avec soulagement que les familles des victimes ont accueilli la nouvelle. Roxane Amanda Preston a écopé aujourd'hui d'une peine de prison ferme à perpétuité, assortie d'une période de sûreté de trente ans. »
— Wouhou ! Tu vois ? Une folle en moins dans les rues ! C'est de moins en moins dangereux, je vais pouvoir y retourner !
Cheryl applaudit en signe de contentement. Sa mère resta de marbre. Le portrait de la meurtrière s'afficha à l'écran. Loïs plongea dans son regard, tandis que le journaliste continuait d'évoquer l'ensemble des chefs d'accusation retenus contre elle. Défilèrent ensuite les portraits de ses victimes. Un rouquin, à la moue prétentieuse, une fille blonde au visage angélique et aux yeux clairs, un vieil homme qui ressemblait étrangement à sa meurtrière, un autre au regard si glacial qu'il en fit frissonner la mère de famille...
Et puis là. Un garçon dont le regard empli de douceur soulignait deux émeraudes que Loïs ne pouvait confondre. Ses longues boucles brunes tombaient sur ses épaules. Son visage était bien celui d'un homme, mais cela n'empêcha pas le cœur de Loïs de rater un battement dans sa poitrine.
— Shane...
Lorsque ce nom s'échappa d'entre ses lèvres tremblantes, un cataclysme s'abattit sur la mère au foyer. Un puissant vertige s'empara d'elle, son pouls atteignit des sommets. Le visage du garçon ne s'effaçait plus de l'écran.
De son côté, Cheryl hocha la tête sur le côté et lança :
— C'est qui ? Dommage, il était canon lui. Quel gâchis. Dire que le procureur pense qu'il était avec sa meurtrière ! Moi, si j'avais un mec comme lui je le garderais en vie le plus longtemps possible !
Loïs plaqua une main sur son front en titubant en avant, en proie à une violente crise de panique. Son autre main, prise de puissants soubresauts, laissa échapper le verre qu'elle tenait et qui explosa sur le sol en des centaines de petits fragments. Le vin rouge imprégna aussitôt le tapis blanc à ses pieds. Alertée par le bruit, Cheryl sursauta et se retourna vers sa mère.
— Mais qu'est-ce qui te prend ? Oh, non ! Tu as cassé un des verres de mamie ! Papa va être furax ! Sérieux, t'es maladroite à ce point ?
Le sang de Loïs fusait dans ses tempes. Au bord du malaise, elle s'appuya contre l'embrasure de la porte, les yeux soudain noyés de larmes.
— C'est impossible. La police m'avait dit qu'il était sans doute mort. Il ne peut pas... C'est impossible. Il était déjà mort.
Cheryl se leva et s'approcha de sa mère en levant les yeux au ciel.
— De qui tu parles encore ? Qui devrait être déjà mort ?
Loïs fut incapable d'apporter une réponse à sa fille. Le visage du garçon ne cessait de revenir hanter sa mémoire. En nage, elle lutta contre cette réalité qui venait de la percuter de plein fouet, faisant voler en éclat celle dans laquelle elle vivait depuis plus dix ans.
Depuis tout ce temps... Shane était en vie. Et aujourd'hui, elle était condamnée à ressentir une deuxième fois la douleur de l'annonce de sa mort.
Cette sentence apparue à Loïs comme pire que l'enfer et les regrets s'empressèrent de déchirer un peu plus sa conscience. Car non seulement, elle avait été incapable de lui assurer l'avenir que sa mère espérait pour lui, mais en plus de cela, elle l'avait lamentablement abandonné à son triste sort. Elle avait échoué dans la plus grande responsabilité qui lui fut un jour confiée.
Elle était sa marraine, sa bonne fée, censée le protéger coute que coute tout au long de sa vie... Mais au lieu de cela, elle avait craché dans son berceau, méprisé son destin et s'en était allée pour sauver un mariage qui aujourd'hui n'avait guère plus de sens que sa propre existence.
Alors lentement, Loïs s'affaissa et tomba lourdement sur le plancher du salon. Cheryl poussa un petit cri de surprise et se décala pour ne pas voir ses pieds écrasés sous le poids du corps de sa mère. Sa poitrine toucha le sol au niveau de la tache de vin rouge, donnant la sordide impression que quelqu'un venait de lui loger une balle en plein cœur. Une épaisse larme roula longtemps sur sa joue droite, emportant avec elle tout le pardon qu'elle aurait voulu demander à cette famille décimée, avant de mourir sur le coin de ses lèvres.
La vie était faite de choix et, dans son désespoir, allongée sur le sol de cette salle à manger, aux pieds de sa fille qui continuait de crier, Loïs réalisa trop tard que pour Shane, elle n'avait fait que les mauvais.
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