Chapitre 12
— F L A S H B A C K —
Tic-tac.
Seule dans son studio, Angélique tentait de calquer son rythme cardiaque effréné sur celui marqué par la trotteuse de son réveil.
Tic-tac.
Elle poussa un long soupir, assise sur son lit, les mains jointes et coincées entre les cuisses. L'angoisse qu'elle ressentait n'avait d'égal que l'excitation de voir sa vie prendre un nouveau tournant dans les prochaines secondes à venir.
Tic-tac.
Les yeux ancrés sur le petit objet blanc, déposé sur la table devant elle, Angie attendait patiemment d'obtenir la réponse à sa question. Réponse qui, selon la notice d'utilisation, se présenterait sous la forme d'une deuxième ligne rouge au centre de ce précieux petit bâtonnet.
Bien qu'elle fût enchantée à l'idée de peut-être porter une nouvelle vie en elle, Angélique était véritablement terrifiée. Terrifiée à l'idée de voir son existence bouleversée. Terrifiée à l'idée de devoir affronter la réaction de ses parents. Terrifiée par un avenir fragile et incertain. Néanmoins, elle parvenait assez bien à distraire cette peur par la simple pensée qu'elle n'était pas seule dans cette aventure. Marguerite, bien sûr, qui se démarquait comme un pilier essentiel de sa nouvelle vie. Et puis, Ayden...
À cette idée, Angie hocha la tête. Cela faisait maintenant plusieurs minutes que la nuit était tombée et elle n'avait toujours aucune nouvelle de lui. Avait-il renoncé à la rejoindre après son entrevue de ce soir ? La jeune fille resta un instant perplexe, puis dissipa son inquiétude en se persuadant que ce genre de rendez-vous devait souvent s'éterniser. Au fond, peu lui importait. Cette nuit ou demain, Ayden allait finir par revenir et sous le joug de la réponse qu'elle attendait tant, leurs retrouvailles allaient sûrement être d'autant plus heureuses.
Angélique se mit alors à sourire en imaginant Ayden, un nourrisson dans les bras. Sa maladresse légendaire pouvait lui valoir quelques acrobaties surréalistes, mais son air contrit finissait toujours par effacer ses fautes. Elle gloussa à l'idée de le voir changer des couches sales, enseigner son formidable accent du sud à leur enfant, ou même encore, lui apprendre à faire du vélo... Au moins, une chose au monde était sûre : pour elle, Ayden allait être le meilleur des pères pour ce bébé à naître. Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.
À mesure que la nuit gagnait le ciel de New York, Angélique commença à piquer du nez. Le contrecoup de l'excitation et de l'appréhension avait fini par avoir raison de son trop-plein d'énergie. Elle se réveilla en sursaut après de longues minutes de somnolence, comme propulsée par un instinct maternel inhérent et par l'adrénaline qui parcourait encore ses veines. Elle se redressa et plongea aussitôt son regard sur le petit bâtonnet qui lui faisait toujours face. À cet instant, son cœur manqua un battement avant de repartir de plus belle. Là, devant elle, se dessinait une seconde barre rouge et avec elle, la réponse qu'elle attendait tant.
Angie resta droite, perplexe. Il lui fallut encore quelques secondes avant de réaliser ce qu'elle venait d'apprendre. D'un geste tremblant, elle approcha sa main du petit objet et le ramena vers son cœur, un large sourire ancré sur son visage. Dès lors, plus rien n'avait d'importance. Plus rien, mis à part le petit être qui grandissait en son sein. Les joues rosies par la frénésie de la nouvelle, elle retint un éclat de rire et se leva pour faire les cent pas dans la pièce, incapable de tenir en place plus longtemps.
Elle chercha un moyen original d'annoncer sa grossesse à Ayden et tenta de visualiser sa réaction en riant, de fines larmes de joie bordant à présent ses yeux. Elle imagina leur futur foyer : un appartement à Brooklyn, petit, mais tellement cosy. Le lieu rêvé pour voir grandir cet être déjà tant aimé. Elle se figura aussi les Noëls qu'ils célèbreraient tous ensemble, autour d'un grand arbre lumineux, ainsi que les longues soirées d'été à manger des crèmes glacées en arpentant les allées boisées de Central Park. Ou bien encore, les dimanches après midi d'automne qu'ils passeraient à rire, en buvant du café, en compagnie de Marguerite.
Marguerite.
D'un bond, Angélique s'élança vers l'entrée. Il fallait à tout prix qu'elle partageât son bonheur, beaucoup trop grand pour être contenu dans un seul être. Emportée dans un tourbillon de ravissement, elle se précipita à l'extérieur de son appartement pour aller tambouriner contre la porte voisine. Le bâtonnet toujours serré contre son cœur, elle ne tenait plus en place, piétinant nerveusement sur le palier dans l'attente que le battant s'ouvre. Il fallait que Marguerite sache, avant tout le monde.
La porte se déverrouilla et commença à s'entrebâiller. Angélique ne tenait plus. Sa voisine allait être tellement surprise ! Elle voulait la voir se réjouir face à ce bonheur incommensurable qui allait changer leur vie à tous. Elle voulait la voir sauter de joie avec elle à l'annonce de cette grande nouvelle. Elle voulait...
— Bonsoir, Mademoiselle. Vous cherchez quelque chose ?
Angélique se figea net, la bouche entrouverte de stupeur. Devant elle se tenait non pas Marguerite, mais un officier de la police de New York, le visage grave et les yeux tristes. L'aura glaciale qui émanait de cet homme en uniforme se heurta violemment à l'ardeur brûlante du bonheur de la jeune fille, si bien qu'il lui fallut quelques instants pour se remettre de cette apparition inopinée.
— Je... euh. Bonsoir. Je venais voir ma voisine, j'habite à côté.
— Je me doute.
Angélique acquiesça d'un signe de tête, légèrement perplexe. Elle pensa alors que Marguerite devait faire face à quelques litiges liés à sa profession. Mais connaissant sa voisine, elle ne s'inquiéta pas plus que de raison. Elle opina du chef et demanda :
— Je peux voir Marguerite ?
Le policier poussa un léger soupir de désolation qui passa inaperçu aux yeux de la jeune fille, puis se décala sur le côté. Elle fit alors un pas timide à l'intérieur et son regard trouva Marguerite, assise à l'unique table disposée au centre de la pièce, face à un autre officier. Le premier referma la porte derrière Angélique, qui inévitablement, fut submergée par l'atmosphère pesante qui régnait dans le studio. Elle s'avança un peu plus, le même sourire aux lèvres, quand son regard se posa sur le visage de son amie.
Marguerite était pâle et ses joues, creusées par les larmes, avaient perdu toute leur couleur. Un vieux foulard, aussi rouge que ses yeux humides, maintenait en arrière ses cheveux crépus. Ses deux mains étaient plaquées sur le plateau, l'une tremblant à tout rompre, l'autre, nerveusement agrippée à un mouchoir en papier. Angélique sentit alors les lames de la tristesse et du désespoir qui entouraient son amie étendre leurs bras, pour combattre avec véhémence le bouclier de sa propre euphorie. Sans trop chercher plus d'explications, elle s'approcha un peu plus de la table et lança, sur un ton plus que jovial :
— Marguerite, j'ai une bonne nouvelle à t'annoncer !
À ces mots, la réaction de sa voisine fut loin de celle escomptée. La belle-de-nuit leva la tête vers elle, avant de fondre en larmes.
— Angie...
La jeune fille resta perplexe face à l'attitude de Marguerite et jeta un rapide coup d'œil aux deux policiers. Ces derniers, tête basse, ne semblaient pas décidés à prendre part à la discussion. Cependant, leurs visages douloureux trahissaient sans peine le spectre de ce qui rongeait Marguerite. Aveuglée par son bonheur, Angélique s'avança vaillamment vers elle. Quoi qu'il ait pu arriver, ce soir, aucune ombre n'était en mesure de venir noircir son tableau.
— Qu'est-ce que tu as ? Tu as appris une mauvaise nouvelle ? Ne t'en fais pas. J'en ai une tellement merveilleuse qu'elle va vite te remonter le moral !
— Angie, assieds-toi. Écoute-moi.
— Non, je commence !
Marguerite se redressa en balbutiant quelques supplications à son égard, en vain. La jeune fille ne prêta aucune attention à ses paroles et continua sur sa lancée :
— Tu ne vas pas en revenir !
— Angie, je t'en supplie...
— Je vais avoir un bébé !
La pièce entière sembla alors se figer dans le temps, en même temps qu'un silence de mort envahit l'espace. Marguerite resta immobile, ses yeux embués de larmes perdus dans le néant, encore sous le choc de la révélation.
— Tu, quoi ?
Rayonnante, Angie se précipita à la rencontre de son amie et posa ses deux mains sur les siennes.
— Je vais avoir un bébé. Tiens, regarde !
Elle déposa le précieux test de grossesse positif près de Marguerite et se redressa, presque en riant.
— Alors ? J'avais pas raison ? Est-ce que ce n'est pas la plus merveilleuse nouvelle du monde ? Maintenant, tu peux me dire tout ce que tu veux, je m'en fiche. Rien ne peut me gâcher mon humeur !
— Oh... Ma chérie...
Marguerite se leva d'un bond, laissant exploser un long sanglot qu'Angélique perçut comme une démonstration d'émotion manifeste. Néanmoins, le doute qu'elle réfutait depuis plusieurs minutes gagna un peu plus la jeune femme quand son amie se précipita sur elle pour la serrer dans ses bras. Il ne s'agissait pas là d'une étreinte de bonheur ni de félicitations, mais d'une étreinte douloureuse, désespérée... funeste.
Lorsque Marguerite parvint à se détacher d'Angie, cette dernière eut un profond pincement au cœur qui, peu de temps après, se transforma en un violent coup de poignard. Un coup mortel, reçu au plus profond d'elle même, lorsque les trois mots dont elle ne guérirait jamais résonnèrent à ses oreilles.
— Ayden est mort.
Un long, très long frisson d'effroi balaya l'intégralité du corps d'Angélique. Elle resta un instant immobile, toujours prostrée derrière les murs fissurés que son bonheur avait érigés autour de sa conscience. Mais la douleur du coup porté à son cœur était trop grande et son sourire, bien que fébrile, se figea lui aussi.
— Qu'est-ce que... quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
Marguerite plaça ses deux mains sur les joues de son amie et plongea son regard dans le sien.
— Son rendez-vous de ce soir, c'était un piège tendu par une bande rivale. Un règlement de compte. Ils les ont coincés dans une ruelle...
Un nouveau battement douloureux, une nouvelle fissure. Angélique secoua brièvement la tête en laissant échapper un petit gloussement. Ses lèvres tremblantes firent un gros effort pour ne pas se départir de leur masque de joie.
— Non, non. C'était un petit rendez-vous de rien du tout. Il me l'a dit, ce matin. Tu te trompes, Marguerite. Il va arriver d'un moment à l'autre, il ne peut pas... Il m'a dit que ça ne serait pas dangereux. Il me l'a dit, ce matin.
Ses yeux se voilaient de larmes à mesure que les mots s'échappaient de sa bouche. La chaleur du bonheur qui émanait d'Angélique s'évapora dans le néant. Marguerite caressa son visage d'un revers du pouce, lorsque l'un des policiers fit un pas en avant et, d'une seule phrase, détruisit les restes du rempart de quiétude d'Angélique.
— Nous sommes désolés, Mademoiselle. Il s'agit bien de lui. On l'a retrouvé sur Gold Street, au nord de Brooklyn...
L'officier s'interrompit, hésitant à révéler la suite des détails. Le regard d'Angie n'avait pas quitté celui de Marguerite. De grosses larmes roulaient maintenant sur ses joues, tandis que son souffle fébrile s'accéléra subitement. En proie aux prémices d'une violente crise d'angoisse qui s'apprêtait à s'abattre sur les ruines de ses espoirs, elle recula, se défaisant ainsi de l'emprise de Marguerite, jusqu'à se cogner le dos à la porte d'entrée.
— Angélique, viens t'asseoir, s'il te plaît.
La jeune fille secoua la tête en signe de négation. Son pouls atteignit des sommets en quelques secondes, à peine. En proie à de terribles sueurs froides, elle vacilla dangereusement en avant. Les policiers se précipitèrent pour la rattraper et l'accompagnèrent jusqu'au sol. Compressés, ratatinés sous le poids de l'horreur de la situation, ses poumons cherchaient de l'air, en sifflant leur détresse.
Angie ouvrit de grands yeux sur la scène qui se jouait devant elle. Les officiers tentaient maintenant de lui parler, mais elle n'entendait plus que le puissant acouphène qui s'était joint au vacarme furibond des battements dans sa poitrine.
De son côté, Marguerite avait réussi à rejoindre une chaise, sur laquelle elle s'était lourdement laissée tomber, à bout de force.
Alors Angélique ferma les yeux. Elle tenta de reprendre le contrôle de son souffle, en se persuadant intérieurement que tout ceci n'était qu'un cauchemar. Après l'émotion de la découverte de sa grossesse, elle s'était probablement endormie, en proie à une véritable effervescence de sentiments qui l'avait propulsée dans ces abominables méandres. Elle allait se réveiller dans peu de temps. C'était la seule explication logique, la seule qu'elle pouvait accepter.
Elle allait se réveiller.
Il le fallait.
Pourtant, en cette douce nuit d'été, rien ne pouvait changer ce qu'il venait de se produire, sous ce ciel sans étoiles, au fin fond de cette impasse de Vinegar Hill. Rien ne pouvait faire disparaître les quatre balles du Colt qui avaient percuté le jeune homme de plein fouet.
La première avait perforé son poumon droit.
La deuxième avait fait exploser sa rate.
La troisième avait déchiré son abdomen.
La quatrième s'était logée dans son cœur, violant ainsi, sous l'égide de la haine, la dernière demeure de son amour.
Et c'était juste avant ce tir final, cette ultime détonation, qu'Ayden avait adressé ses adieux à Angélique, lorsque son beau visage était venu brouiller sa vision, avant d'être englouti à jamais par le néant de la mort.
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