Chapitre 11
15 mai 2013
En ce jour de mai, Shane avait le cœur léger. D'un pas guilleret, le jeune homme de vingt-trois ans qu'il était devenu arpentait les rues de Brooklyn, un vague sourire aux lèvres, saluant chacune des personnes qu'il croisait, sans nulle autre raison que par pur enthousiasme.
Aujourd'hui, c'était l'anniversaire de Zara. Cela faisait des mois que Shane pensait à cet évènement. À mesure que ses pas le rapprochaient de l'appartement que la jeune fille louait maintenant avec son frère, il se repassait le scénario qu'il avait imaginé pour cette journée qui resterait longtemps gravée dans leur mémoire. Dans sa main droite, il tenait un magnifique bouquet de pivoines roses et blanches, les préférées de Z. Sa main gauche, elle, était plongée dans la poche de sa veste en jean et serrée sur le précieux cadeau qu'il comptait lui offrir.
Il avait travaillé d'arrache-pied pour se permettre d'acheter le petit trésor qui dormait dans son écrin et qui, il l'espérait, ornerait bientôt l'annulaire de sa belle. Cette idée irradiait son cœur de bonheur et la fierté d'avoir acquis cette bague dans les règles de l'art — c'est à dire, en l'échangeant contre de l'argent — ne faisait qu'accroître cette sensation de liesse.
Ce matin-là, l'univers entier semblait avoir conspiré pour que le chemin du jeune homme soit des plus radieux, bien loin des ombres de son passé. Un ciel sans nuage s'étendait au-dessus de sa tête. Les bruits habituels de la ville s'amalgamaient à la douce brise qui emmêlait ses longues boucles brunes. L'odeur du printemps imprégnait son âme d'un délicat parfum de joie qu'il chérissait plus que tout au monde. En cet instant, et plus que jamais, Shane était amoureux de la vie, mais surtout de Zara. En cet instant et plus que jamais, il aspirait à la combler de bonheur pour le restant de ses jours et à préserver à jamais son sourire des assauts du temps. Le vingt-sixième anniversaire de la jeune fille serait le plus beau, le plus mémorable de tous, il n'avait aucun doute là-dessus.
Lorsqu'il arriva enfin aux abords de l'immeuble de Zara, Shane prit une profonde inspiration, en proie soudainement à une nervosité palpable. L'excitation et la peur formaient en lui un drôle de maelstrom qui lui donnait des picotements dans le ventre. Il expira longtemps, puis s'engagea dans les escaliers jusqu'à atteindre le troisième palier. Il sourit en pensant que demain, il n'aurait plus à gravir ces marches comme un clandestin. Zara serait sienne aux yeux de tous. Finis les cachotteries et les rendez-vous nocturnes loin des yeux indiscrets. Les deux amants vivraient enfin leur amour au grand jour, scellé par le petit diamant qui sautillait gaiement dans la poche de Shane.
Ce fut avec le cœur battant la chamade qu'il frappa à la porte de l'appartement. L'attente dans le silence, avec pour seule compagnie le bruit du sang qui fusait dans ses tempes, lui fut des plus insoutenables. Quelques secondes plus tard, le battant s'ouvrit enfin, déversant un flot de parfum à la vanille dans le couloir de l'étage et attisant la joie de Shane au passage. Mais lorsque son regard se posa sur celui de sa belle, un long, très long frisson de déception parcourut son échine.
Contrairement à son habitude, Zara ne s'était pas jetée à son cou en souriant. Elle ne l'avait pas embrassé comme si elle ne l'avait pas revu depuis des mois. Elle ne l'avait pas attiré chez elle, comme pour ne plus jamais le laisser repartir.
Non, cette fois-ci, elle ne souriait pas. Elle ne bougeait pas. Ses cheveux étaient ramassés en une épaisse queue de cheval sauvage, dégageant son visage blafard et ses yeux rougis. Muet de stupeur, Shane resta figé devant la pâle copie de celle qu'il aimait et qui se tenait dans l'encadrure de la porte, barrant ainsi l'accès à leur cocon d'amour.
— Euh... Hm. Joyeux anniversaire, mon amour !
Shane tendit maladroitement le bouquet à Z qui s'en empara, sans dire un seul mot. Abasourdi par cette réaction totalement inattendue, le garçon balbutia :
— Est-ce que je... peux entrer ?
Zara releva le nez du bouquet de fleurs dont elle humait le parfum, jeta un bref coup d'œil de part et d'autre du couloir de l'étage, comme pour vérifier que les lieux étaient bel et bien déserts, puis se décala lentement sur le côté. Shane hésita un instant, puis pénétra alors dans l'appartement d'un pas incertain.
La jeune fille referma la porte derrière lui, avant de s'avancer vers le salon. Ce petit appartement ne payait pas de mine, mais c'était le plus cosy et le plus coloré que Shane connaissait. Le canapé bleu faisait face à un petit fauteuil jaune, lui-même disposé sur un tapis rose pâle. Un petit comptoir séparait la pièce de vie et la cuisine, dont les ustensiles étaient eux aussi des plus colorés. De jolis rideaux dans les tons crème habillaient les fenêtres et donnaient de la clarté à l'espace. Au sol, la couleur du bois apportait de la chaleur à l'ensemble. Sur chaque surface plane se trouvait une plante. Zara adorait les fleurs. Leur beauté éphémère ne faisait que lui rappeler à quel point chaque instant de bonheur était précieux et fugace. Elle plaça d'ailleurs le bouquet de Shane dans un vase en verre, qu'elle déposa ensuite sur la table basse du salon, juste en face du canapé sur lequel le garçon venait de prendre place.
— Ton frère est là ?
— Non, il est chez ma mère.
— Parfait.
Zara arqua un sourcil, intriguée. Shane afficha un petit sourire pincé, tout en observant sa belle arranger le bouquet de pivoine devant lui. Son cœur, en proie à cette vive tension qui amorce les grands évènements de la vie, était presque douloureux. Le garçon décida alors qu'il devait mettre un terme à cette attente insoutenable. Bien que sa première idée avait été d'emmener Zara au sommet de l'Empire State Building pour lui faire sa demande, il ne tenait plus en place.
Alors il se leva, sans que Z n'y prêtât une grande attention. Tremblant de tous ses membres, il se retourna vers elle, passa ses bras autour de sa taille avant de l'attirer contre lui et de coller ses lèvres à son cou. Tout d'abord surprise, elle n'opposa pas de résistance. Cependant, son manque d'enthousiasme flagrant fit lentement reculer son amant.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien.
Son regard fuyant termina de semer les doutes dans l'esprit de Shane. Malgré les battements affolés dans sa poitrine, il relâcha son étreinte et attrapa le menton de Zara pour ramener son visage vers le sien.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien, je te dis.
— Non, je te crois pas. Je te connais. C'est ton anniversaire, on est ensemble... Tu devrais être heureuse et tu ne l'es pas. Quelque chose ne va pas. Qu'est-ce qu'il se passe ?
Zara poussa un long soupir chevrotant qui ne manqua pas d'attiser la crainte qui venait de naître au fond des entrailles du garçon. Lentement, elle se défit de son emprise pour se diriger vers la fenêtre de son appartement. Elle laissa alors son regard vagabonder dans le vide pendant quelques secondes avant de balbutier, d'une voix étranglée par un puissant sanglot.
— Il faut qu'on arrête...
À ces mots, Shane sentit son sang se figer dans ses veines. Son corps entier se raidit et une vague de bouffée de chaleur le submergea.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Il faut qu'on arrête, Shane. Il ne faut plus que l'on se voie.
De longs frissons parcoururent le corps du garçon. La violence du choc était telle que les barricades de déni que son esprit avait érigées autour de son cœur se fissurèrent brutalement.
C'était impossible. Il avait dû mal comprendre, cela ne faisait aucun doute.
Pris d'un violent vertige, il tituba avant de faire un pas maladroit vers Zara.
— Je... Pourquoi tu dis ça ? C'est une blague ?
— Tu trouves que j'ai l'air de rire ?
La jeune fille fixait la rue, la voix éraillée par le sanglot qu'elle réprimait avec force. D'un seul coup, Shane eut l'impression de tomber du ciel, de quitter son monde de quiétude et de bonheur pour s'écraser à toute vitesse sur le sol glacé de la réalité. Au bord de la crise de nerfs, il s'exclama alors :
— Attends, tu me plaques ?! Vraiment ?! Mais pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ?
— Rien du tout, c'est comme ça.
— Comment ça, c'est comme ça ?! C'est pas une réponse, ça ! Zara !
Une larme coula sur la joue de la jeune fille, bien à l'abri du regard du garçon. Z déglutit et prit une profonde inspiration pour retenir sa peine et murmura, d'une voix à peine audible :
— Il faut qu'on arrête. C'est tout.
Au bord de la crise de colère et en proie à une douleur fulgurante, Shane s'avança en pestant de plus belle :
— C'est tout ?! Sérieusement, Zara ! Tu me plaques du jour au lendemain, j'ai au moins le droit à une explication, non ? Qu'est-ce que j'ai fait, bon sang !? C'est de ma faute ?
— Non.
— Pourquoi alors ? C'est...
Au moment où cette pensée effleura son esprit, le garçon sentit ses jambes faillir sous son poids. Il fit un pas en arrière, la gorge serrée par une puissante montée d'angoisse de voir son cœur se briser un peu plus qu'il ne venait de l'être.
— Tu ne m'aimes plus ? Il y a quelqu'un d'autre... C'est ça ?
Zara ne répondit pas tout de suite aux questions de Shane, trop occupée à dissimuler le sanglot qui secouait son corps entier.
— Je t'en prie... Ne rends pas les choses plus compliquées qu'elles ne le sont déjà.
— Ah, parce que c'est moi qui complique les choses ? C'est moi qui ai décidé de tirer un trait sur sept ans de relation du jour au lendemain, peut-être ?
Sentant la fureur de Shane prendre de l'ampleur de secondes en secondes, Zara tenta une évasion vers la cuisine. Mais cette fuite n'eut pour conséquence que d'attiser la rage du garçon qui s'empara du bras de Z et la ramena fermement vers lui.
— Eh ! Où tu comptes aller comme ça ? Réponds à ma question !
— Lâche-moi.
— Pas avant que tu me dises la vérité. Ne me dis pas que tu ne m'aimes plus, je ne te croirais pas. Tu ne pleurerais pas si c'était vrai, il y a autre chose. Alors, dis-moi la vérité !
— Il y a quelqu'un d'autre !
— Menteuse !
— C'est la vérité !
Le cri de Zara retentit longuement dans l'esprit du garçon. Sous le choc, il relâcha son emprise et recula de quelques pas.
— Qui, alors ? Et depuis quand ?
La jeune fille ne répondit pas, se laissant aller à ses larmes, incapable de prononcer un seul mot.
— Je peux pas le croire...
Secoué par des sueurs froides, le garçon planta ses deux mains sur son front, les doigts agrippés dans ses cheveux et le regard plongé vers le sol. En quelques minutes à peine, cette journée qui devait être la plus belle de toutes s'était transformée en cauchemar.
— C'est qui ? Un autre mec de la bande ?
— Tu n'as pas besoin de savoir ça, Shane.
— Tu crois ça ?
À bout de force, le garçon plongea ses iris baignés de larmes dans ceux de Zara. Cette dernière baissa la tête, incapable de soutenir son regard suintant la douleur qu'elle lui infligeait.
— C'est Robin...
Cette révélation eut l'effet d'une bombe qui termina d'exploser son cœur meurtri. Le garçon se figea, ahuri, puis rétorqua d'une voix blanche :
— Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans, Robin ?
— L'autre mec, c'est lui.
— Non...
— Je t'en prie, Shane.
— Non... Tu ne peux pas... Comment tu pourrais ? Après tout ce qu'il t'a fait ?
Zara resta muette, puis se défit délicatement de l'emprise de Shane avant de reculer jusqu'au mur, contre lequel elle s'adossa. Anéanti, le jeune homme prit appui contre l'accoudoir du canapé, sentant la force de ses jambes l'abandonner de secondes en seconde. La douleur était telle que des larmes acides brûlaient ses yeux clairs. Le trou noir qui s'était formé en lui en l'espace de quelques minutes semblait aspirer sa propre vie dans le néant absolu.
Les bras croisés sur sa poitrine, Zara se pinçait les lèvres, abattue par la souffrance de son amant. Elle qui, depuis tant d'années, s'était évertuée à le soulager de ses peines s'était aujourd'hui transformée en véritable bourreau. Malgré toutes ses tentatives, tous les mots qu'elle s'était répétés avant son arrivée, elle était incapable de renier les sentiments qu'elle éprouvait pour lui. Le voir souffrir lui infligeait la même douleur insupportable dont elle était en fait le seul remède. En proie à un fulgurant désespoir, elle laissa alors exploser sa peine et se précipita à sa rencontre. Mais tel un loup blessé, Shane se recroquevilla, évitant à tout prix son étreinte. Son rejet fit l'effet d'un coup de poignard à la jeune fille qui murmura alors, dans un souffle :
— Oh, Shane, je suis désolée ! Je suis tellement désolée... Ça faisait tellement longtemps qu'il essayait, tu savais bien qu'un jour ou l'autre j'allais devoir finir par céder.
Le garçon secoua la tête. Zara tenta une nouvelle approche et plaça une main sur son épaule. Il se contracta sous ses doigts.
— Il a menacé mon petit frère... Il a menacé de s'en prendre à Aaron et de l'enrôler dans cet enfer. Il savait très bien que je ferais tout pour le protéger...
— Mais peut-être qu'il bluffe ! Pourquoi tu ne m'en as pas parlé avant ?!
Shane s'était redressé d'un bond à l'annonce de ce chantage ignoble. Z en profita pour se rapprocher un peu plus et posa une main sur la joue humide de son amant :
— Je ne t'ai rien dit parce que j'ai déjà perdu quelqu'un pour toujours à cause de lui. Je ne veux pas que ça arrive à nouveau. Si je t'en avais parlé, tu aurais voulu empêcher ça et il se serait douté de quelque chose. Tu es en travers de son chemin, Shane. Alors, il ne doit pas savoir, il serait capable de te tuer pour ça. S'il-te plaît, je ne veux pas te perdre toi aussi à cause de lui...
La jeune fille enlaça ses bras autour du cou du garçon qui n'opposa pas de résistance. À la place, il profita de cette proximité pour murmurer, à l'oreille de Z :
— Quitte-le. Je t'en prie, Zara. Ne reste pas avec lui. On peut trouver une solution, on va...
Aussitôt, elle se défit de son étreinte et rétorqua, sans jamais rompre le contact avec lui :
— Mais je n'ai pas le choix. Je ne peux pas le livrer à la police, il a beaucoup trop de contacts qui l'informeraient de ça avant qu'il soit arrêté. J'ai le temps de subir mille morts avant ça. Et puis, Aaron a encore besoin de moi... Tant qu'il n'est pas majeur, je ne peux partir nulle part.
— Z, je t'en supplie. Ne me fais pas ça. Ne me quitte pas pour lui.
La jeune fille plaqua ses deux mains sur le visage du garçon et effleura son nez du sien en murmurant :
— Je ne veux pas te quitter... Ce n'est pas mon choix.
— Alors rien ne nous empêche de continuer comme avant ! Le temps qu'Aaron n'ait plus besoin de toi, le temps que tu puisses t'enfuir.
— Shane...
Le garçon s'empara des poignets de Zara et continua sur sa lancée :
— Non, Z. Je ne peux pas t'abandonner à lui comme ça. Je ne veux pas te perdre. S'il te plaît. Ça fait des années que l'on se cache, on peut encore garder le secret.
Zara se mura alors dans un silence tel que Shane ne parvint plus à lui extirper quoi que ce soit. Du bout de ses lèvres, il effleura les siennes et souffla, d'une voix à peine audible :
— S'il te plaît. Ne renonce pas à nous à cause de lui.
D'un battement de cil, la jeune fille fit rouler une larme sur sa joue rose. Jamais la détresse qui émanait du garçon ne lui avait causé une telle souffrance. Le danger que cette décision impliquait harassait sa conscience, en proie à un combat sans merci contre son cœur. Plus que jamais, c'était sa vie qu'elle remettait entre les mains de Shane, sous l'égide de leur secret. Mais sur le chemin de leur bonheur, le moindre faux pas, le moindre indice révélé amènerait la faux de la mort à s'abattre sur leur amour. Et lorsque, en guise de réponse, Z pressa ses lèvres contre celles de Shane dans un élan passionné, elle ne réalisa pas que son geste scella également son propre destin. Un destin fragile et vacillant comme la flamme d'une bougie, dès lors voué à s'éteindre dans le sang de la vengeance.
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