Chapitre 10
— F L A S H B A CK —
Ce matin, le soleil de mai s'élevait lentement au-dessus des buildings, dans un ciel du bleu le plus éclatant. Le calme régnait au cœur du studio d'Angélique, que la lumière du jour baignait de ses rayons dorés. Somnolente entre ses draps blancs, elle se laissait bercer par la douce chaleur qui s'invitait dans la pièce à travers l'unique petite fenêtre, ainsi que par les délicats allers-retours des doigts d'Ayden sur son avant-bras dénudé.
Le jeune homme s'était réveillé plus d'une heure auparavant et depuis, il n'avait cessé de contempler la silhouette d'Angélique, étendue près de lui. Après encore quelques longues secondes de quiétude, il se pencha vers elle et déposa quelques baisers sur son cou pour la réveiller.
— C'est l'heure de se lever... Il fait beau, aujourd'hui.
Mais la belle endormie refusa d'ouvrir les yeux. Blottie dans le cocon que formait la chaleur du soleil et les bras de son amant, elle n'avait aucune envie de mettre un terme à ce moment.
— Non... J'ai pas envie.
— Il va pourtant bien falloir. Il est déjà tard et il faut que je rentre chez moi. Ensuite, je dois passer prendre quelques petites bricoles en ville avant mon rendez-vous de ce soir.
— Tu vas où, déjà ?
— Récupérer un peu de marchandise pour le patron.
Ayden sentit Angélique se raidir sous ses doigts. Pour la rassurer, il se pencha et effleura son oreille de ses lèvres avec tendresse :
— C'est pas grand-chose, promis. Je ne risque rien. Du moins, pas plus que de me faire tuer d'un moment à l'autre si Marguerite passe le pas de cette porte. Je crois que si elle me trouvait là, elle me passerait par la fenêtre sans trop se poser de questions...
Angélique gloussa, sans pour autant bouger d'un pouce.
— Je pense qu'en fait, elle est jalouse.
Ayden grimaça, sans jamais cesser de caresser les cheveux d'Angie du bout de son nez.
— C'est une idée sacrément bizarre, quand même.
— Pas plus bizarre que le fait qu'elle s'empresse de te chasser à chaque fois qu'elle te voit, en fin de compte.
— Ouais... À croire qu'elle veut te garder rien que pour elle.
Angie afficha un large sourire empli de malice et rétorqua joyeusement, les paupières toujours closes :
— Là, c'est toi qui es jaloux.
— Bien sûr que je suis jaloux ! Tu crois que je vais la laisser faire ? T'es à moi. À moi, à moi, à moi !
Ayden entreprit de chatouiller Angélique qui, aussitôt, se cambra en riant. Lorsqu'elle finit par se défaire de son emprise, elle roula sur le dos et le repoussa en rouspétant :
— Dis donc ! Je ne suis pas un objet de décoration ! J'appartiens à personne ! Non, mais tu te prends pour qui ?
Ayden arqua un sourcil, et afficha un petit sourire au coin avant d'immobiliser Angie sous son poids et de rabattre le drap blanc sur sa tête, les faisant disparaître tous les deux sous le tissu vaporeux.
— Alors, comme ça on veut faire sa rebelle, hein ?
Pendant plusieurs secondes, les gloussements d'Angie résonnèrent faiblement dans la pièce tandis qu'Ayden dévorait littéralement le cou de la jeune femme. En cette chaude matinée de printemps, l'insouciance qui régnait entre ces quatre murs semblait avoir congédié tout le maussade et la tristesse propre à la réalité, pour ne plus former qu'une simple bulle de bonheur et d'amour autour des deux tourtereaux. Mais la vie réelle ne tarda pas à rattraper la candeur qui s'était emparée de ces instants précieux. Et contre toute attente, c'est à travers trois coups contre la porte d'entrée qu'elle se manifesta.
Angie n'eut pas le temps de rétorquer que le battant s'ouvrit sur Marguerite, qui s'engouffra dans la pièce pour déposer un cake aux fruits encore fumant, enroulé dans un torchon, sur la petite table en bois. Depuis quelques jours, et de manière tout à fait inexplicable, Angie ne cessait de lui réclamer ce délicieux gâteau, qu'elle dévorait ensuite toute seule et en une journée. Son appétit décuplé de ces jours-ci avait tout d'abord inquiété Marguerite, mais elle pensa par la suite qu'une maladie qui vous ne vous empêchait pas d'engloutir des pâtisseries à foison ne pouvait pas être si mauvaise que cela.
— Salut, Angie ! Tiens, voilà le cake que tu m'as demandé. Il est brûlant, alors je le pose vite ici et je m'en v... Oh, c'est pas vrai !
Marguerite plaqua une main contre son front au moment où Angélique retira le drap qui la recouvrait, ainsi que son amant. Lorsque son regard croisa celui de l'invitée surprise, Ayden eut un déclic plus ou moins salvateur. Il se redressa à brûle-pourpoint et, dans la confusion générale, se prit les pieds dans le linge de lit jusqu'à s'affaler lourdement sur le sol en jurant :
— Eh, merde.
— AYDEN !
— Il faut que j'y aille.
Aussitôt, le jeune homme attrapa son jean qui traînait sur le parquet usé et l'enfila à la hâte. De son côté, Angélique s'employait à tirer maladroitement sur le drap dans lequel était toujours empêtré le garçon, sans réaliser qu'en fin de compte, elle ne l'aidait pas du tout. Il récupéra ensuite son t-shirt et son blouson échoués sur le dossier d'une chaise. Le dos courbé, il continuait d'évoluer rapidement dans l'espace, comme pour éviter au mieux la pluie de sermons que Marguerite lui lançait à la tête.
— Mais c'est ! Tu n'es pas possible ! Pas possible, je te dis ! Déguerpis d'ici ! Tout de suite !
Ayden glissa près de Marguerite, son t-shirt autour du cou, un bras à moitié enfilé dans la manche de son blouson et ses chaussures à la main.
— Bien le bonjour chez toi, Marguerite.
— Dégage de là ! Espèce de..!
— A plus, Angie !
Le garçon eut juste le temps de passer le pas de la porte quand le pied de Marguerite manqua de justesse son postérieur.
Assise au milieu du lit, le drap roulé en boule devant elle, Angélique se pinçait les lèvres, autant pour dissimuler sa gêne face à sa voisine que pour se retenir de rire. Cette dernière, au bord de la crise de nerfs, se retourna vers elle en grondant :
— Et toi, alors ? Tu n'aurais pas pu trouver mieux comme petit ami ?!
— Non. Celui-là, il est parfait.
— Ah oui ? Tu trouves qu'un petit dealer qui se fiche éperdument de ses études et de son avenir est vraiment parfait ?
— Ça m'est égal, ce qu'il magouille à côté. Moi, ce que je vois, c'est qu'il fait des efforts. Il va en cours beaucoup plus souvent, maintenant et il... Oh...
En prononçant ces paroles, Angie se sentit tout à coup barbouillée. Elle posa une main sur son estomac et déplia ses jambes pour s'asseoir correctement au bord du lit.
— Ben, tiens ! On se demande bien pourquoi il va plus souvent en cours ces temps-ci. Tu es sûre que c'est pour étudier ? Ou est-ce qu'il n'y aurait pas des choses plus intéressantes à voir que votre professeur de droit, à l'université ?
Angie ne répondit pas aux interrogations piquantes de Marguerite et entreprit de se lever, seulement vêtue d'un large t-shirt et d'un bas de sous-vêtement. Elle était fatiguée et n'avait pas la moindre envie d'argumenter avec qui que ce soit à propos de ses sentiments. Néanmoins, sa voisine était loin d'en avoir fini. Elle referma bruyamment la porte dans son dos et fit quelques pas en direction de son amie, le visage grave.
— Écoute, je sais que je passe encore pour la vieille emmerdeuse, mais tu peux me croire. Je connais ce milieu-là mieux que personne et ça n'a vraiment, mais vraiment rien d'excitant.
— Je n'ai pas dit le contraire.
Une main toujours posée sur son ventre, Angélique se dirigea vers le miroir qui surplombait le petit lavabo et examina son reflet. Le rose de l'amour qui colorait encore ses joues la fit sourire, mais son contraste avec la blancheur de son teint lui valut une légère bouffée d'inquiétude. Elle entreprit alors de mouiller un gant de toilette pour se rafraîchir le cou et dissiper sa nausée grandissante.
— Tu ne dis pas le contraire, pourtant ça ne te gêne pas de fricoter avec Ayden ! Qu'est-ce que tes parents disent de tout ça ?
Angélique soupira en passant lascivement le tissu spongieux sur sa peau tendre.
— Ils n'en savent rien. Ils n'ont pas besoin de le savoir, si ? Tant que je reste dans leur cadre de manière générale, tout va bien.
— Tout va bien ! Tu as raison, tout va bien ! Jusqu'au jour où il t'arrivera des problèmes, et pas des petits. Si tu tiens vraiment à rester avec lui, essaye au moins de le convaincre de revenir dans le droit chemin, ce serait la moindre des choses !
Soudain, la jeune femme propulsa le gant de toilette vers le fond du lavabo et se retourna vers Marguerite en protestant :
— D'accord. Dans ce cas-là, pourquoi tu ne l'as pas empêché de devenir un dealer dès le départ ? C'est toi qui en avais la responsabilité quand il est arrivé ici, non ? Et pourquoi est-ce que tu continues à me parler, à moi ? Tu fais partie de ce monde-là, toi aussi, et même bien plus que lui, à ce que je sache !
Face à ces attaques, la belle-de-nuit resta pantoise. Blessée par les propos d'Angie qui la frappaient maintenant comme les longs poignards de la vérité, elle baissa la tête. La jeune fille n'avait pas tout à fait tort. Marguerite s'en voulait de ne pas avoir su préserver Ayden des belles promesses des bandes de malfrats qui gangrénaient les rues de la ville. Elle n'avait pas été non plus capable de protéger le cœur d'Angélique du charme de la fougue et du danger. Aujourd'hui, leur insolente jeunesse restait sourde à la sagesse que l'âge conférerait à Marguerite. Elle qui, après tant de nuits passées sur le trottoir, avait dû apprendre à se protéger des assauts de ce monde, au prix de longues années de souffrances et de peur.
— Je m'inquiète pour toi, Angélique. Pour vous deux. Je ne veux pas qu'il vous arrive quelque chose de fâcheux.
— Eh bien, si tu veux mon avis, tu t'inquiètes pour rien.
Marguerite poussa un long soupir et répliqua dans un murmure :
— Je l'espère, pour vous deux, je l'espère sincèrement
Marguerite tourna les talons et repartit chez elle, les yeux toujours rivés vers le sol, ce qui l'empêcha de remarquer qu'Angie venait de s'appuyer contre le lavabo, soudain en proie à de violents haut-le-cœur. La jeune femme plaqua une main contre sa bouche, en cherchant désespérément ce qui avait pu la mettre dans un état pareil. Un plat avarié ? Un virus hivernal qui faisait de la résistance face aux vaillants rayons du soleil printanier ? Rien de tout ça ne lui paraissait plausible.
Ce n'est que lorsqu'Angélique se retrouva à courir sur le palier de l'étage pour éviter un désastre qu'une idée lui traversa l'esprit. Une idée inquiétante de par son réalisme et sa probabilité croissante. Quelques instants plus tard, elle se laissa alors glisser contre la paroi, jusqu'à rencontrer le sol froid sur lequel elle resta assise pendant de longues minutes, tremblante d'angoisse et d'excitation et les yeux perdus dans le vide. Puis elle passa une main sur son visage et prit une profonde inspiration, comme pour mieux faire face à la certitude qui commençait à se dessiner dans son esprit et qui risquait de faire basculer son existence à jamais. Cette certitude, à la fois si douce et si terrifiante, qu'elle n'avait pas réussi à prévoir, ni à empêcher.
Celle que maintenant, peut-être, elle n'était plus la seule à habiter ce petit corps fragile.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top