Chapitre 1


16 novembre 2000


La nuit était tombée depuis plusieurs heures, en ce jeudi 16 novembre, et les longues soirées d'hiver avaient définitivement remplacé l'insouciance de l'été, dans le cœur des habitants de New York. Dehors, le froid avait étalé son grand manteau de givre sur les surfaces vitrées des immeubles et des voitures. Seul le scintillement des rues semblait perpétrer l'illusion de chaleur de la saison passée.

Comme chaque année, les saisons défilaient inexorablement. Comme chaque année, les ténèbres s'étaient réapproprié le ciel et la terre. Le monde était plongé dans l'obscurité, le froid et la peine, pour mieux renaître au printemps. Mais cette fois-ci, Shane, qui s'était noyé dans les abysses de l'hiver, n'avait pas trop d'espoir de voir son cœur en ressortir un jour.

Assis sur le rebord de sa fenêtre, il appuya son front contre la vitre embuée. Pendant quelques longues secondes, il se laissa hypnotiser par le trafic des voitures et de leurs phares illuminés qui sillonnaient Utica Avenue, sous une pluie battante. Cela faisait un peu plus de quatre mois maintenant que sa mère avait quitté ce monde. Un peu plus de quatre mois que Shane n'avait plus de famille. Un peu plus de quatre mois que ses larmes silencieuses imprégnaient son oreiller toutes les nuits.

Peu de temps après le décès d'Angie, Marguerite avait retrouvé une enveloppe blanche, échouée à l'intérieur de l'immense armoire, dans le studio de la jeune femme. Celle-ci renfermait un testament, stipulant son souhait de voir la garde de son fils confiée à sa marraine, Loïs Carter. Cette dernière était donc rentrée de Chicago, après une longue série de discussions entretenues avec Marguerite, qui avait tenté, tant bien que mal, de la convaincre d'honorer les ultimes volontés d'Angie. Et si retourner à Big Apple avait toujours été dans l'esprit de Loïs, cette promesse lui donnait une excuse parfaite pour déménager sa famille le plus rapidement possible.

Néanmoins, son retour précipité à New York demandait une organisation minutieuse, si bien que Logan, son mari et Cheryl, leur petite fille, ne devaient la rejoindre que quelques mois plus tard. Loïs avait cependant réussi à louer cet appartement spacieux, de sorte que Shane pût rester à New York, le temps que la famille entière quittât Chicago et que la procédure d'adoption suivît son cours. Cela lui permettait encore de rendre quelques visites à Marguerite de temps à autre, bien que retourner dans cet immeuble maudit, si près de la pièce où sa mère avait été assassinée lui était de plus en plus insupportable.

Bien que profondément choquée et attristée par la terrible perte de son amie, Loïs était heureuse d'être revenue dans cette ville qu'elle chérissait tant. Ceci à l'exact opposé de son mari qui, lui, n'en gardait que de mauvais souvenirs. Cependant, la promesse que Loïs avait faite à Angie le soir du septième anniversaire de Shane avait eu raison de leur routine à Chicago et le couple avait fini par s'entendre.

Shane avait donc intégré la famille Parker, sans trop avoir d'avis à donner. Aussi vite que sa vie avait basculé, il avait eu le droit de récupérer quelques maigres effets personnels, puis s'était vu installé dans une des petites chambres de ce nouvel appartement. Cette pièce ressemblait étrangement à son ancien foyer et cela ne faisait qu'accentuer le malaise du garçon. Il y avait un lit, collé contre la paroi, près de la fenêtre, une immense armoire qui se dressait contre le mur opposé, instillant chaque nuit de puissants cauchemars dans l'esprit de Shane, et un petit bureau, qui se tenait là où, dans son ancien studio, se trouvait le plan de travail de la cuisine. Là où sa mère avait chuté pour la dernière fois. D'une manière générale, Shane détestait cette chambre, comme il détestait cet appartement et le tournant qu'avait pris sa vie. Les doigts entremêlés dans la chaîne du médaillon qu'Angélique lui avait offert quelques années auparavant, il poussa un profond soupir, en proie à un terrible sentiment d'ennui mortel.

Quelques coups contre le battant de sa chambre le sortirent de ses pensées. Son regard délaissa le ballet des voitures au-dehors pour se braquer sur Loïs. Cette dernière venait d'entrer dans la pièce, les bras chargés d'une pile de linge propre qu'elle déposa sur le lit.

— Tiens. Tu peux tout ranger dans l'armoire.

Le garçon jeta un bref coup d'œil en direction du meuble. Un long frisson d'effroi remonta le long de sa colonne vertébrale, mais il finit par acquiescer d'un rapide signe de tête, avant de retourner à sa contemplation. Sa marraine le considéra pendant quelques secondes, puis s'approcha de lui. Elle se hissa à son tour sur le rebord de la fenêtre, pour mieux lui faire face.

— Comment tu te sens ?

— Ça va.

— Tu es sûr ? Madame Lewis m'a dit que tu avais séché l'école, cet après-midi...

— J'ai pas envie d'aller à l'école.

Face au ton sans appel du garçon de dix ans, Loïs se pinça les lèvres. Depuis le décès de sa mère, Shane était difficile à aborder. Comme enfermé dans une bulle de colère et de douleur, impossible à percer. Il nourrissait une rancœur et un chagrin tels que Loïs n'était plus en mesure de l'aider. Elle passa alors une main dans ses cheveux crépus et reprit doucement :

— Écoute, mon cœur. Je sais que ce n'est pas une période facile pour toi. Mais tu dois comprendre que tu es sous ma responsabilité, maintenant. Je veux que tu ailles à l'école et tous les jours. Ça va te faire du bien de voir du monde, de jouer avec d'autres enfants, de te faire des amis...

— Est-ce qu'un jour, il va sortir de prison ?

Le regard émeraude aux reflets si sombres de Shane vint se plonger dans celui de Loïs, la mettant presque aussitôt mal à l'aise. Elle opina du chef, sceptique.

— De qui tu parles ? De Georges ?

Stoïque, le garçon approuva d'un léger signe de la tête. Loïs poussa un long soupir de résignation, puis expliqua, d'une voix terne :

— Je suppose que oui, malheureusement. Il a plaidé coupable d'homicide involontaire, mais il est aussi inculpé pour violence conjugale. De ce que je sais du dossier et des lois, c'est la thèse de l'accident qui risque d'être retenue pour... enfin, tu sais. Donc s'il se conduit bien, dans quelque temps, il pourra demander une remise en liberté conditionnelle.

À ces mots, Shane détourna la tête et se focalisa à nouveau sur le trafic. Cette discussion ne faisait que justifier la rage qu'il portait en lui et qui ne cessait de croître de manière exponentielle contre cet homme, contre ce monde et toutes ces personnes. Celles dont l'argent pouvait tout acheter, même la liberté de tuer. À bout de nerfs, Shane pria pour que Loïs quittât la chambre et le laissât seul, mais elle n'en fit rien. Pire encore, elle s'approcha de lui et tenta de lui offrir une étreinte, qu'il reçut avec une crispation et un dédain non dissimulés.

— Ça va aller, Shane. Je te promets que ça va aller.

Loïs glissa ses doigts dans les épais cheveux bouclés du garçon avec tendresse. Lui ne répondit pas, profondément agacé par la conversation. Comment les choses pouvaient allait mieux ? Comment Loïs pouvait penser une chose pareille ? Il n'avait plus de famille. Plus de maison. Plus d'argent. Plus d'avenir. Les seuls souvenirs qu'il avait réussi à sauver de son passé étaient le médaillon de sa mère, le couteau et le blouson de cuir que Marguerite avait identifiés comme appartenant à son père, ainsi que deux livres sur les collections du Met et du Guggenheim. Tout le reste avait été saisi et dispersé aux quatre vents pour éponger les frais de la sépulture de sa mère. Tout avait été effacé par la haine et la violence, pour ne laisser place qu'à un vague souvenir de bonheur, gangréné par l'acidité de la vengeance.

Shane était seul, plus seul que jamais. Et enfermé dans ce sentiment d'abandon croissant, il ne parvenait pas à éprouver autre chose que de la haine envers son destin et surtout envers Georges Kenway. Il n'était sûr que d'une seule chose à propos de son avenir. Un jour, il assouvirait sa vengeance contre ce monstre. Il ne savait pas encore comment ni quand, mais il y parviendrait. Il en était persuadé.

Loïs afficha un sourire contrit devant la réaction de son filleul, puis se releva pour quitter la pièce. Bien qu'elle essayait de se convaincre du contraire, elle avait énormément de mal à comprendre ce qu'un enfant de dix ans pouvait ressentir, après avoir vécu un drame d'une telle violence. Elle eut une brève pensée pour Cheryl, si Logan ou elle venait à disparaître aussi brutalement. Elle l'imagina esseulée, divisée entre les souvenirs de ses parents et le besoin vital d'avancer... Cette idée forma une boule dans son ventre et Loïs se fit alors la promesse de toujours faire passer sa famille et leur lien avant quoi que ce soit d'autre. Elle se devait de tout faire pour que Cheryl ne ressente jamais la douleur de Shane, et ce, quel que soit le prix à payer. Elle marqua un temps d'arrêt, comme pour s'extirper de ses pensées embrumées, puis s'éclaircit la voix pour mieux reprendre :

— Au fait, Logan et Cheryl arrivent la semaine prochaine. Nous serons bientôt au complet !

— Super. Logan ne veut pas me voir.

Loïs eut un bref mouvement de recul et haussa les épaules.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que si ! Il t'aime au moins autant que moi. Et Cheryl a tellement hâte de te rencontrer ! Tu verras, elle n'a que trois ans, mais elle est déjà très perspicace.

Le garçon ne réagit pas. Ou plutôt, il se contenta de pousser un profond soupir que ne manqua pas d'attirer l'attention de son interlocutrice. Cette dernière reprit alors, d'une voix plus douce :

— D'ici là, ça se joue entre toi et moi. Comme avant, quand on se retrouvait à Central Park pour s'amuser, quand tu étais petit. Ça te dirait qu'on se fasse livrer chinois ce soir ? On pourrait manger tous les deux, devant un film, sur le canapé.

Elle tendit une main hésitante vers le garçon. Devant ses tentatives bienveillantes et sa volonté de bien faire, Shane décida de faire un petit effort et quitta lentement sa place pour venir glisser ses doigts dans la paume de sa marraine. Cette dernière afficha un léger sourire de soulagement et l'entraîna vers le salon avec douceur.

— En tout cas, moi, je suis vraiment heureuse que tu rejoignes la famille. Je suis sûre que tout va bien se passer à partir de maintenant. Tu verras, fais-moi confiance. Tout ira bien.

Mais Shane ne répondit pas à cette remarque. Il se contenta de déglutir, comme pour mieux ravaler le tremblement qu'il avait perçu dans la voix de Loïs. Celui qui trahissait sans mal le mensonge cuisant qu'elle tentait de dissimuler.

Car tout au fond de lui, la vérité cinglante avait déjà fait son nid.

Non, il n'était pas chez lui.

Il n'aurait plus jamais de chez lui. 

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