Chapitre 4 : Garder la patte sûre

       Malgré sa nuit de sommeil Patte d'Agneau était toujours aussi stressée. Elle avait passée la matinée à appréhender sa première leçon avec Refrain de Ressac. Qu'est-ce qu'il allait penser d'elle si elle se rate ? Allait-il la décréter inapte à devenir une guérisseuse ? Elle espérait que non. Plus que tout elle voulait aider et soigner ses camarades...

       A force de se poser trop de questions elle s'était trompée de plante pour Petit Cirse, heureusement qu'elle avait hésité et que Lac d'Oseille s'en était aperçue. Après cet incident Jolie Brize l'avait chassé de la pouponnière et elle s'était retrouvée à aider Patte de Chiendent avec les tiques des anciens. L'odeur écœurante de la bile de souris lui collait toujours à la fourrure, ses efforts pour la faire partir avec des coups de langue étant restés vains. Maintenant, elle avait un goût horrible dans la bouche.

       « Patte d'Agneau ? C'est l'heure. »

       L'appel de Rafale de Chevreuil retentit derrière le rideau de ronce. Elle sortit donc de son antre avec la boule au ventre. Le lieutenant ne se préoccupa pas de son angoisse et trottina jusqu'à la brèche du camp. Serre de Choucas, un jeune guerrier gris, les y attendaient nerveusement.

       « Suivez-moi en silence, les pattes-tueuses sont de sortie. »

       L'apprentie et le chasseur hochèrent la tête. Leur accord obtenu le chef de patrouille s'engouffra dans la brèche. Patte d'Agneau voulu être la dernière, mais Serre de Choucas lui fit signe de passer deuxième.

       « Il vaut mieux que tu sois encadrée. »

       Alors elle ravala sa salive et mit une patte dans le passage végétal. Au même moment, au loin, une détonation perturba le calme.



       Rafale de Chevreuil trottait devant, la tête et la queue dans l'alignement du corps, et les oreilles plaquées contre la nuque. Elle imita sa position et grâce à sa petite taille, elle ne dépassait pas les tiges folles. Derrière elle entendait à peine les pas rapides de Serre de Choucas.

       Des bâton-fulgurants poussaient des cris assourdissants portés par le vent. Ils se situaient à l'autre bout du territoire, mais Patte d'Agneau ne pouvait s'empêcher de se crisper à chaque hurlement.

       Ils zigzaguaient avec prudence, cherchant le plus possible refuge parmi les taillis et les herbes hautes. Après un long moment, ils arrivèrent au niveau d'un sentier battu. Le matou brun lui fit signe de ralentir et se cacha dans un buisson. Les trois s'y tapirent et l'apprentie guetta un signe suspect, sans y parvenir.

       « Il a des pattes-tueuses sur le chemin, souffla le lieutenant, et des deux-pattes avec des chevaux. Je ne sens pas de chien, mais faites attention. »

       Une fois ses paroles finies il surgit à découvert et franchit la bande de terre en deux bonds. Patte d'Agneau l'observa avant de se lancer. Une vache pouvait se tenir dans la largeur, et deux ornières profondes étaient creusées sur les côtés, probablement crées par un grand brillant.

       Serre de Choucas l'incita à se lancer d'une pression sur l'arrière-train. Sa nervosité avait grimpé en flèche. Elle s'en imprégna et cela n'arrangea pas sa peur. Elle finit néanmoins par pétrir la terre de ses griffes, déglutir, et bondir hors de l'ombre.

        Elle passa la première moitié sans encombre, mais arrivée au milieu une terrible détonation lui déchira les tympans et le sol se mit à trembler, soulevé par le tonnerre fou. Son corps se paralysa et elle fixa avec terreur les chevaux qui se ruaient vers elle. Ils avaient les yeux exorbités, les naseaux dilatés, et les deux-pattes qui n'étaient pas tombés poussaient des hurlements effrayants.

       « Cours ! » lui ordonna Serre de Choucas.

       Elle l'entendit à peine, figée sur place. Même un choc d'adrénaline ne pouvait pas la faire bouger. Devant Rafale de Chevreuil se retourna et feula.

       « Cours ! » répéta le guerrier gris, la voix pleine d'effroi.

       Mais elle resta statique, en apnée, les coussinets bien ancrés dans l'humus. Les équidés se rapprochèrent à une vitesse folle, soulevant la poussière de leurs énormes sabots étincelants.

       Soudain elle sentit des crocs dans son cou, et fut soulevée sans ménagement, poussée par une force herculéenne. L'instant d'après, les fers martelèrent l'endroit d'où elle venait d'être expédiée.

       Puis tout lui revint et elle se mit à courir, à une vitesse qu'elle n'avait jamais cru pouvoir atteindre un jour. A ses côtés, ses deux protecteurs l'imitèrent.



       Ils ne freinèrent que lorsque le sol se fit plus meuble et sableux. Patte d'Agneau haletait, à bout de force et le cœur débridé. Rafale de Chevreuil et Serre de Choucas en revanche étaient nettement plus endurants et marchaient encore avec vigueur.

       « On y est presque, l'informa son lieutenant.

       -C'est où ?

       -Au grand rocher, là-bas. »

       Elle regarda avec attention l'horizon et vit l'immense bloc grisâtre dont il parlait. Quelques oiseaux y étaient perchés.

       « Le Clan du Sel est déjà arrivé » constata le matou gris.

       Elle plissa les yeux et aperçue quatre silhouettes à son pied.

       « Au moins ils sont à l'heure. »

       Rafale de Chevreuil les pressèrent. Patte d'Agneau était éreintée, mais il en fallait plus pour la décourager et ils arrivèrent rapidement au lieu de rendez-vous.

       « Bonjour, les salua une chatte rousse, imitée de ses camarades par un signe de tête.

       -Bonjour Dent d'Astérie, lui répondit poliment Rafale de Chevreuil, voici Patte d'Agneau. Nous la récupérons entière à la tombée du soleil.

       -Bien entendu. »

       Sur ces mots son lieutenant et le chasseur firent demi-tour et s'enfoncèrent dans les champs. Quand ils ne furent que deux silhouettes découpées par les herbes la chatte rousse prénommée Dent d'Astérie reprit la parole.

       « Ravie de faire ta connaissance Patte d'Agneau, je suis Dent d'Astérie, la lieutenante du clan du Sel et voici ma sœur Moustache de Méduse, Roche de Pétoncle et mon apprentie Patte de Frégate. »

       Elle regarda tour à tour une chatte blanche aux yeux dorés, un matou brun tigré et une jeune grise à la gorge blanche. Elle leur fit à chacun un salut respectueux. Ils avaient beau appartenir à un Clan ennemi, elle respectait trop la hiérarchie pour faire la rebelle. Et elle avait intérêt à les brosser dans le sens du poil si elle voulait assister aux cours de leur guérisseur.

       « Bien, allons-y. »

       Dent d'Astérie prit la tête, suivie de son apprentie. Moustache de Méduse fit signe à Patte d'Agneau de se mettre au milieu et Roche de Pétoncle se mit derrière. « Évidemment, ils veulent m'encadrer... » pensa-t-elle.

       La novice ne connaissait pas grand-chose sur le Clan du Sel. Juste qu'ils vivaient dans des rochers, qu'ils mangeaient des crevettes, des sortes de sauterelles qui nagent dans l'océan, et que leurs ennemis les avaient affublés du sympathique surnom « face de mouette ».



       Elle ne s'était en revanche pas attendue à ce qu'ils vivent vraiment dans des rochers. Un amas de rochers perdu au milieu d'une mer de rochers ! Durant les dernières longueurs de queue à fouler la terre sableuse où poussaient de grandes herbes brûlées par le soleil, Moustache de Méduse l'avait informé que leur camp se situait au niveau du tas qui s'élevait vers le ciel. La marée haute ne l'atteignait pas, et il était donc protégé de l'océan, mais venu de la terre il fallait pourtant crapahuter un moment sur un terrain presque impraticable avant de pouvoir y rentrer.

       Elle avait d'abord cru à une blague, mais Dent d'Astérie s'y dirigeait pourtant avec assurance. Patte d'Agneau faillit se décourager, elle était à bout de force après son sprint pour échapper aux chevaux. Puis elle se remémora les soins du matin de Petit Cirse, non, elle devait apprendre ! Alors elle pétrit une dernière fois le sol de ses griffes, et s'engagea dans les rochers.

       Le chemin était difficile, il fallait mesurer chacun de ses pas, soigner chaque bond, et c'était sans compter la surface rugueuse qui lui éraflait les coussinets. Pourtant la lieutenante et son apprentie progressaient avec une extrême facilitée, ne montrant aucun signe de faiblesse. Au contraire, elles semblaient dans leur élément, bien plus à l'aises que sur un terrain plat.

       Ils arrivèrent au niveau d'un obstacle vertical. Dent d'Astérie s'élança, et atterrit au sommet avec facilité. Patte de Frégate en revanche était plus petite et du prendre appuie sur une brèche au milieu de la pente raide.

       Patte d'Agneau fixa le rocher ahurie, il fallait qu'elle passe par là ? N'y avait-il donc que ce passage ? Moustache de Méduse vit son hésitation et décida de lui expliquer :

       « Il faut que tu sautes en visant le sommet. Arrivée au milieu tu dois te relancer grâce à la prise sans perdre ta vitesse. Roche de Pétoncle, tu veux bien lui remontrer ?

       -Bien sûr. »

       Le jeune guerrier qui avait la carrure de Dent d'Astérie imita pourtant Patte de Frégate, avec une facilité déconcertante.

       « Allez, à toi ! »

       La gentillesse de la reine blanche ne lui retira cependant pas ses doutes. Elle finit néanmoins par ajuster son saut, sollicita ses muscles fatigués et bondit avec maladresse, le Clan des Champs n'avait pas l'habitude de cet exercice.

       Elle pensa à la prise, y projeta sa patte, et ne rencontra que le vide.

       Elle s'attendit à dégringoler, percuter douloureusement le sol dur, mais au lieu de quoi c'est le corps de Moustache de Méduse qui l'empêcha de tomber.

       « Maintenant, saute ! » souffla-t-elle avec un grognement étouffé.

       Alors l'apprentie ne réfléchit pas, posa ses postérieurs sur la saillie et mit toutes ses forces dans son bond. Elle faillit rater son atterrissage, mais Dent d'Astérie lui attrapa la peau du cou, et la tira hors du précipice. Une fois en sécurité elle mit plusieurs secondes pour se remettre de ses émotions. La guerrière blanche les rejoignit un instant plus tard.

       « Tu vas avoir besoin d'entraînement... constata la lieutenante avec un œil sceptique.

       -Désolé... »

       Roche de Pétoncle et Patte de Frégate la regardèrent avec un air moqueur, tandis que Moustache de Méduse tourna la tête, visiblement gênée par la remarque de sa sœur.

       La chasseuse rousse ne parut cependant pas s'en soucier et se remit en route, entraînant la patrouille avec elle.



       Le chemin fut ardu jusqu'à la fin, pourtant l'apprentie repéra plusieurs passages faciles. Mais en les examinant attentivement ils étaient parsemés de fragments de coquillage, et elle n'avait aucun doute sur leurs bords coupants. Elle comprit seule la stratégie du Clan du Sel. En plus d'avoir élu domicile dans un champ de rochers impraticables pour les autres, ils avaient condamné les accès faciles. Ils étaient ainsi protégés de toutes les intrusions ennemies. Le camp de son Clan lui paraissait désormais bien vulnérable...

       Heureusement pour elle les fortifications du camp du Sel ne cachait pas de piège vicieux, et plusieurs ouvertures servaient d'entrée. L'atmosphère du lieu était particulière. Le fracassement infini des vagues produisait un bruit de fond apaisant et l'air marin était humide, gorgé de sel. Le sol était tapissé d'une fine couche de sable, et les tanières étaient aménagés sous des rochers, directement ouvertes sur tout le camp. Leur litière était aussi composée d'une plante étrange. Elle devina que c'étaient des algues, sa mère lui en avait parlé une fois, de ces « feuilles marines ».

       « Viens, c'est là. »

       Dent d'Astérie, la patrouille s'était séparée, l'accompagna jusqu'à une tanière illuminée par une petite brèche. Malgré les odeurs fortes venues de la mer elle pouvait déjà sentir les parfums des plantes médicinales, identiques à ceux de son propre antre.

       Patte d'Agneau déglutit. Elle y était. Son stress augmenta. Elle allait devoir être très attentive, alors qu'elle était éreintée de sa traversée des territoires, et qu'elle n'avait qu'une seule envie.

       Se rouler en boule sur son lit et dormir trois jours.


*****

Un peu d'action et la découverte des rochers du Sel ! :3

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