Chapitre 23 : Les songes du vent
Cette odeur... Parfumée avec des plantes... Si familière malgré le souvenir lointain... L'apprentie ouvrit les paupières. Elle se trouvait dans un champ aux herbes sauvages dont l'horizon infini se perdait dans la nuit. Des milliers de lucioles voletaient entre les brins dansants, semblables à des étoiles à portée de patte.
La novice fit un petit cercle pour observer les environs, mais rien ne venait entacher la beauté de l'endroit. En revenant à sa place initiale cependant, une silhouette s'était matérialisée.
« Bonsoir, Patte d'Agneau. »
Elle ravala un miaulement surprit, ce corps... Cette fourrure blanche nimbée d'une lumière astrale chaleureuse, constellée de brun tigré... Et ce visage, ce museau si calme... Se pouvait-il qu'enfin ?
« Flèche de Courant d'Air ! »
Son premier mentor ronronna. Une joie indescriptible habita la jeune, enfin le Clan des Étoiles lui rendait visite ! Alors il ne l'avait pas abandonné ? Ou c'était pour la sermonner ! Alors l'angoisse et la culpabilité chassa son bonheur comme s'il n'était qu'un vulgaire moucheron. Elle baissa la tête, honteuse, incapable de regarder le matou en face.
« Dé...Désolé, je ne suis pas à la hauteur... C'est ma faute si Petit Cirse est mort... Qu'Étoile de Crécerelle a perdu deux vies... Et que le mal vert décime le Clan ! Et aussi...
-Non. »
Elle releva son regard et eut un geste de recul, effrayée à l'idée qu'il l'attaque, ou que tous les guérisseurs défunts du Clan des Champs débarquent pour la destituer de son rang. Peut-être que le Clan des Étoiles avait changé d'avis et qu'il ne voulait finalement pas que son Clan soit détruit par la maladie... Et qu'il la tuait à la place ou la forçait à l'exil.
Flèche de Courant d'Air arrêta de ronronner pour prendre un air sérieux. Patte d'Agneau paniqua, il s'apprêtait à lui annoncer sa sentence !
« Écoute Patte d'Agneau, ne te rend pas responsable de tous les malheurs de ton Clan. Aucun apprenti n'aurait pu s'en sortir mieux que toi. Certains chats ne peuvent être sauvés.
-Mais... le coupa-t-elle, toi tu aurais soigné Petit Cirse ! Et Feuille de Maïs, Pépin de Pomme, Serre de Choucas, Flanc de Cheval, ...
-C'est possible, admit-il, mais même le meilleur guérisseur ne peut guérir toutes les blessures. Je suis déjà très fier de ce que tu as accomplis, sincèrement. »
Un mince espoir s'illumina dans son cœur.
« Mais je n'arrive pas à soigner mes camarades du mal vert... Tu peux m'aider ? S'il-te-plais... »
La tristesse affaissa les moustaches opalescentes du mâle spectral.
« Désolé mais ce n'est plus de mon devoir... Officiellement ton mentor est Refrain de Ressac, et il remplit déjà très bien son rôle. »
L'incompréhension noircit l'espoir.
« Alors pourquoi tu es venu me voir ? »
Le mince félin s'assit, le sourire calme et patient, et l'invita à en faire de même.
« Parce que Refrain de Ressac ne peut, en fait, remplir complètement son rôle... Un guérisseur se doit de connaitre tous les secrets des plantes médicinales... Mais aussi de savoir reconnaître et interpréter les signes du Clan des Étoiles, ce qu'il n'a pas le temps de t'enseigner. J'ai demandé à t'apprendre ces leçons, mais la question a longtemps fait débat au sein de nos confrères. C'est pourquoi je ne suis pas venu te voir avant. »
Il fit une pause tandis que son apprentie hochait la tête, attentive à ses moindres paroles.
« Par exemple tu as reconnu le signe de la corde griffue et de la corneille, mais tu n'as pas réussi à les interpréter à temps pour te préparer à la mort d'Étoile de Crécerelle et à la cécité de Serre de Choucas. »
Elle baissa à nouveau le regard, coupable.
« Et il y en d'autres ?
-Te rappelles-tu la fois où tu as cassé un coquillage, au retour de ton premier cours avec Refrain de Ressac ? »
Elle mit plusieurs secondes pour s'en souvenir, cet épisode lui semblait si lointain... Puis elle entendit de nouveau la voix supérieure de Patte de Frégate l'informant que les coquillages étaient très importants pour son Clan.
« Oui.
-Il s'agissait d'un ormeau. »
Elle réfléchit, se torturant l'esprit pour comprendre l'énigme. Elle avait cassé un ormeau, ses fragments nacrés exposés à la lumière du soir. A l'Assemblée Patte d'Ormeau semblait vide... Comme si son cœur avait été explosé. A l'origine de cet état d'esprit, c'était elle. C'était elle qui avait amené Moustache de Méduse à livrer son secret.
« Alors j'était prévenue depuis le début que je ne devais pas... se lamenta-t-elle.
-Rappelle-toi, les signes du Clan des Étoiles sont des guides, Patte d'Ormeau devait connaître la vérité. »
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais un nouveau chat fit son apparition. Venant de l'horizon il bondissait comme un chevreuil avec une fluidité surnaturelle. Elle devina rapidement qu'il faisait partie depuis longtemps du Clan des Étoiles pour avoir une telle aisance. Sa robe rousse scintillante impeccablement toilettée forçait au respect.
« Je te présente Songe du Miel », miaula Flèche de Courant d'Air.
Alors elle ne s'était pas trompée sur son ancienneté... Les vieilles histoires des anciens le mentionnaient comme étant le tout premier guérisseur du Clan des Champs. Elle s'inclina pour le saluer, bien qu'il ne lui accorda que peu d'attention.
« C'est l'heure », déclara-t-il au matou blanc et brun.
L'intéressé hocha la tête, s'apprêtant à partir.
« Attend ! s'écria Patte d'Agneau, comment je suis sûre de reconnaître un signe du Clan des Étoiles ?
-Laisse l'intuition venir à toi. »
Un clignement des paupières, et elle était de retour dans la tanière d'Étoile de Crécerelle. Sa chef, déjà réveillée, se léchait le poitrail avec application, déterminée à remettre de l'ordre dans ses poils en bataille depuis des jours.
« Ah, je t'attendais !
-Mais... Tu es guérie ? »
La meneuse ronronna et se dirigea vers la sortie du terrier d'un pas léger.
Il était impossible qu'elle se rétablisse de cette manière en une seule nuit... A moins qu'elle ait perdu une nouvelle vie. Trois vies de perdues depuis la mort de Flèche de Courant d'Air ! Ce dernier venait de lui assurer qu'elle n'était pas responsable, et elle voulait le croire, mais la réalité s'imposait telle une détonation de bâton-fulgurant.
Elle essaya aussi de deviner le nombre restant de vie de sa supérieure, laissant son intuition la guider... Mais impossible de démêler le vrai de son imagination. Elle soupira puis s'extirpa du tunnel quelques instants plus tard.
Ses oreilles surprirent une conversation entre Étoile de Crécerelle et Rafale de Chevreuil :
« ... je pars maintenant avec Patte d'Agneau chasser et récolter des plantes médicinales. Quel guerrier peut nous accompagner ?
-Fleur de Nuage. Saut de Lapin et Patte de Vent sont déjà partis chasser... Je resterai avec Bractée de Fabacée et Patte de Chouette.
-Parfait.
-Et pour le Clan de la Pierre ?
-Nous prendrons notre revanche quand le mal vert sera vaincu », termina la reine tachetée.
Le lieutenant s'inclina et partit informer la guerrière de son départ en patrouille.
Patte d'Agneau se dirigeait vers son antre lorsque la matriarche bondit vers elle :
« Tu as entendu j'imagine...
-Oui, admit-elle un peu honteuse, mais je dois d'abord faire le tour des malades.
-Il te reste assez de remèdes ?
-N... Non, enfin...
-Alors c'est une perte de temps. »
Elle coupa le dialogue en trottant avec détermination vers la brèche. L'apprentie resta pantoise quelques instants, en plein dilemme. Elle devait s'assurer que ses patients n'avaient pas besoin d'aide immédiate, mais en même temps elle ne pouvait rien faire sans plante... Ne pouvant de toute façon pas contredire sa chef elle partit la rejoindre, la peur au ventre.
« Alors, quelles plantes doit-on chercher ? la questionna Étoile de Crécerelle.
-La menthe aquatique est plus efficace que le mouron des oiseaux et la grande camomille... Elle pousse sur les berges, du côté de l'île de l'Assemblée.
-D'accord, on y va.
-En plus on n'y a pas chassé depuis quelques jours », renchérit Fleur de Nuage.
Aller aussi loin ne plaisait pas à la novice, mais elle avait besoin de ces remèdes. La reine tachetée en tête, leur file indienne avançait à vive allure, ne se préoccupant pas des lointaines détonations résonnant à l'horizon. Ces sons de la mort répandaient toujours la peur dans son jeune corps, mais son rang ne lui permettait pas de se plaindre.
L'air frais et humide de la rivière se posa doucement sur sa truffe à mesure que la patrouille s'approchait de sa destination. Bientôt la chanson infinie de l'eau résonna dans leurs oreilles, entonnant une paisible musique de fond. Les empreintes de leurs coussinets se firent également plus profonde dans l'humus.
« Fleur de Nuage on va chasser, déclara Étoile de Crécerelle, profites-en pour renouveler le marquage. Patte d'Agneau, va récolter tes plantes. On se retrouve ici. »
Sa mère hocha la tête et disparut derrière un bouquet de roseau. La meneuse l'imita aussitôt, partant dans une autre direction.
L'apprentie guérisseuse était seule. Elle n'aimait pas cela. Angoissée, elle longea la berge, à la recherche des fameux plants de menthe aquatique. Le museau au vent elle essayait de les localiser à l'odeur, tout en scrutant chaque feuille.
Après quelques minutes elle dénicha les végétaux désirés. Cependant sa joie ne dura pas longtemps... En effet, les tiges fracturées pendaient mollement dans le courant et les limbes déchirés entamaient déjà leur décomposition... Le massif était inutilisable, probablement détruit par une pluie de grêlons.
Dépitée elle passa le reste de son temps à en chercher d'autres, sans plus de succès. Bredouille elle revint à son point de départ, où les deux femelles l'attendaient déjà, un maigre lièvre et un petit pigeon ramier déposés à leurs pattes.
Étoile de Crécerelle leva une vibrisse en voyant sa bouche fermée où ne dépassait aucune lame verte.
« Tu n'en as pas trouvé ?
-Si... Mais la grêle a détruit les plants... Ils ne repousseront qu'à la saison du blé. »
La chef pinça ses lèvres et sa queue annelée s'agita, fendant la bruine qui commençait à tomber du ciel gris.
« Alors ouvre les yeux et trouve d'autres remèdes. »
Sur ces mots elle ramassa son lagomorphe et s'élança en direction du camp.
« Ne t'inquiète pas, lui souffla Fleur de Nuage, on va en trouver. »
Sa mère ronronna en lui donnant un coup de langue affectueux sur l'oreille, puis se dépêcha de rattraper sa supérieure, son oiseau entre les dents.
La chance lui avait offert du mouron des oiseaux, qu'elle s'était empressée de distribuer. En plongeant dans la pouponnière chargée de quelques feuilles, un parfum plus fort que les autres la tétanisa. Elle en lâcha ses limbes, son esprit refusant d'admettre.
« Ah te voilà meurtrière ! Regarde ce que tu as fait ! » rugit Jolie Brize.
Trois fourrures noires gisaient sur le bord de la couche. Inanimées, déjà raides et froides. Il s'agissait de Petite Prêle, Petite Linaire et Petit Campagnol, trois des petits de Lac d'Oseille. La reine, serrant ses deux survivants contre son flanc malade, la fixait avec douleur.
« Tous nos chatons vont mourir, et c'est toi la responsable, meurtrière ! » continua Jolie Brize.
Si le mal vert ne clouait pas la chatte sur son matelas, il ne faisait aucun doute qu'elle se serait ruée sur la jeune brune. Se noyant dans un climat de haine l'apprentie réussit toutefois à administrer les médicaments aux rescapés de la journée. Elle pouvait se retirer un peu de responsabilité en répliquant que c'était Étoile de Crécerelle qui l'avait obligé à les délaisser... Mais c'était céder à la facilité. De plus, peu importe ce qu'elle s'infligeait, rien ne ramènerait les morts à la vie.
Elle saisit donc délicatement la peau du cou de Petite Prêle et la tira hors de la tanière pour la laisser au centre du camp, exposée à ses derniers rayons de soleil.
Elle venait d'en faire de même pour son frère et sa sœur quand Patte de Chouette bondit vers elle, paniquée. La novice noire jeta un coup d'œil triste aux chatons, mais son attention revint vite sur elle.
« Les anciens ! Je déposais leur repas à l'entrée de leur buisson quand j'ai entendu Limbe de Mouron me demander de l'aide... Il disait que Racine de Buisson et Lueur de Tornade allaient très mal...
-J'y vais. »
Sur ces simples mots elle se jeta sur son tas de mouron, déposé sous le rocher plat, puis se rua dans l'antre des doyens. La peur et le désespoir la démangeaient, pouvait-elle les sauver ? Tous ses camarades commençaient à mourir les uns après les autres sous ses yeux impuissants... Flèche de Courant d'Air pouvait bien lui assurer qu'il était fier d'elle, cela ne changeait rien, elle ne méritait pas ses louanges.
*****
Le retour d'un ancien personnage entraîne la mort de trois chatons...
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