Chapitre 18 : La silhouette dans la brume

       Son souffle créa un petit nuage de brume aussitôt évanoui dans le brouillard matinal. L'aube rosé teintait d'une douce couleur le camp déjà bien réveillé. L'apprentie guérisseuse avait exécuté toutes ses tâches de soigneuse dans le climat de peur et de colère général. Avec sept patients au total, elle n'avait pas eu une minute à elle depuis le réveil de sa nuit chaotique, ponctuée de cauchemars et sans signe du Clan des Étoiles.

       Malgré qu'elle eut finit de s'occuper de ses malades, elle devait encore dénicher un guerrier qui accepte de l'accompagner pour cueillir des plantes. Elle balaya donc l'espace dégagé du regard, sans voir personne mis à part Petite Plaine qui courut dans sa direction à peine sortie de la pouponnière.

       « Patte d'Agneau ! Tu viens jouer avec moi ? miaula-t-elle, tout excitée.

       -Désolé je n'ai pas le temps, je dois aller récolter des herbes.

       -Alors j'peux venir avec toi ? fit-elle pleine d'espoir.

       -Les chatons ne peuvent pas sortir, tu le sais bien.

       -Mais j'suis bientôt une apprentie !

       -Les ordres sont les ordres. Tu saurais qui est parti du camp ? J'ai besoin d'un guerrier. »

       Les yeux de la chatonne crème se mirent à pétiller, puis elle prit la pose sérieuse d'un lieutenant faisant son rapport à son chef :

       « Étoile de Crécerelle, Serre de Choucas et Patte de Vent sont partis vérifier les frontières des terres au-delà des Clans. Rafale de Chevreuil, Aile de Chauve-Souris et Patte de Veau chassent du côté des chevaux tandis que Saut de Lapin et Patte de Chiendent sont près de l'île de l'Assemblée. Il reste donc Fleur de Nuage, Bractée de Fabacée et Patte de Chouette.

       -D'accord merci.

       -Et moi ?

       -Retourne dans la pouponnière avant que Lac d'Oseille ne te cherche, articula-t-elle après avoir vaguement réfléchit sur la façon de se débarrasser d'un petit turbulent.

       -Mais c'est nul ! »

       Elle préféra l'ignorer, pressée par le temps et trottina jusqu'au gîte des chasseurs. Postée à l'entrée elle tenta de deviner à l'odeur si les deux reines y étaient, mais l'humidité ambiante brouillait les pistes. Elle passa donc la tête dans l'ouverture et vit les chattes, en compagnie de Flanc de Cheval toujours convalescent, se toiletter dans une atmosphère tendue.

       En pleine conversation, ils se relevèrent brusquement en entendant les feuilles bruirent. La queue battante, Bractée de Fabacée s'écria aussitôt :

       « Cette tanière est réservée aux guerriers, va-t'en avant de la maudire !

       -Calme toi, ça n'a rien à voir ! siffla sa camarade agacée par son attitude, puis elle se tourna vers sa fille et ajouta doucement, que veux-tu ?

       -Je... Je dois aller cueillir des plantes... Il me faut un guerrier pour m'accompagner, bredouilla-t-elle mal à l'aise.

       -Je viens avec toi », décida aussitôt la jolie reine brune.

       Sans s'attarder d'avantage, elles quittèrent le buisson puis les fortifications d'ajonc.



       « De quoi as-tu besoin ? la questionna sa mère, heureuse d'avoir un moment seule avec elle.

       -Il me faut de la... »

       Des cris de bataille, feulements, grognements l'interrompirent brusquement et Fleur de Nuage s'élança dans leur direction avant que la novice n'ait eu le temps de comprendre la situation. Hébétée et la peur la gagnant d'un frisson sur l'échine elle la suivit après quelques instants, les flancs frappés par les tiges se mêlant à sa course.

       Le rideau des hautes herbes folles s'ouvrit rapidement sur un spectacle qui la tétanisa. Dans le brouillard épais une grosse bête rousse frappa l'humus frais de ses pattes épaisses et écorcha l'air de ses crocs terrifiants d'où s'échappèrent des gouttes de bave sanglante. Accrochée à son dos, la reine brune lui laboura l'arrière-train tandis que la silhouette tachetée d'Étoile de Crécerelle tenta de lui griffer le museau. Situé en retrait, Patte de Vent essayait de protéger un corps gris chancelant dont le visage poisseux menaçait de sombrer dans la terre miroitante de flaques érubescentes.

       Les mâchoires du renard claquèrent sur l'épaule de la meneuse. Un bruit sourd se dégageant de sa gorge, il secoua sa victime sans pitié. La subordonnée lui déchira les oreilles mais il refusa de lâcher. L'apprenti au ventre blanc finit par abandonner son poste devant Serre de Choucas et, vif, entailla les paupières du goupil.

       Dans un gémissement pitoyable, l'ennemi cessa toute agressivité et galopa vers la frontière, disparaissant rapidement dans la nappe brumeuse. Toujours immobile, Patte d'Agneau le regarda s'enfuir et sortit de sa torpeur lorsque sa chef s'écroula sur le sol.

       Le temps se figea et durant ces fractions interminables, la novice comprit qu'Étoile de Crécerelle perdait une vie. La culpabilité la submergea, chassant ses peurs d'un raz-de-marée monstrueux. C'était sa faute, l'incident aurait pu être évité sans son incapacité à comprendre le signe du Clan des Étoiles ! Ses camarades avaient raison, elle les tuerait tous.

       « Patte d'Agneau viens vite, c'est Serre de Choucas ! »

       L'appel de sa mère fit coller ses rétines sur la masse inconsciente du guerrier. Frissonnante elle se mit en mouvement pour venir au chevet du blessé.

       « Il ne répond plus et perd beaucoup de sang », l'informa Fleur de Nuage d'une voix serrée.

       La jeune se pinça les babines et l'examina rapidement. Il souffrait d'une hémorragie, et les yeux étaient très certainement touchés puisque ses iris jaune pâle restaient invisibles derrière le voile rouge.

       « Que te faut-il comme remède ? », continua sa reine.

       Dénudée d'assurance la mauvaise élève mit un moment avec le soutien de son frère pour bredouiller :

       « Des... Des toiles d'araignée pour... Pour stopper l'hémorragie... Et... Et des feuilles de... Souci, gerbe d'or... Bourrache... Non, prêle pour... Je crois, éviter une infection...

       -Impossible de trouver des toiles d'araignée sèches ici, retourne au camp avec Fleur de Nuage pour préparer tes plantes. Patte de Vent et moi on ramène Serre de Choucas le plus vite possible », miaula Étoile de Crécerelle qui venait de sortir de sa torpeur.

       Elle acquiesça et suivit aussitôt sa mère qui venait de détaler.



       « Avec ce que tu m'as décrit il semble en effet probable que les yeux soient atteints, dans ce cas... »

       De bonne humeur, Refrain de Ressac s'engouffra dans son antre vibrant avec le rythme de la houle.

       Serre de Choucas avait été déposé inconscient sous le rocher plat, à côté de Feuille de Maïs puisqu'il ne restait plus beaucoup de place avec quatre chats adultes. Elle avait alors soigné son blessé avec les commentaires du guerrier roux et de Jolie Brize ponctués de quelques remarques de Pépin de Pomme. Dans la pire des ambiances, puisque des éclats de voix extérieurs lui arrivaient aussi dans les oreilles, elle réussit tout de même à stopper l'hémorragie et à la tapisser avec les quelques feuilles qu'il lui restait.

       Le chasseur gris n'avait pas son prognostique vital d'engagé, mais qu'il perde la vision cela elle en était presque certaine. Elle avait prétendu ne pas en être sûre à ses camarades, mais elle savait pertinemment que le signe du Clan des Étoiles portait dessus. Le voile devant ses yeux aveugles et la corneille noire, très semblable à un choucas ne laissaient aucun doute sur l'explication de ce présage.

       « Voici de la chélidoine, son suc dilué appliqué sur les yeux est très efficace pour les blessures à l'œil. En revanche elle est un peu toxique si ingérée, vous risquez d'avoir de la nausée, des vomissements, des crampes abdominales, de la diarrhée et d'être déshydraté, bref que des trucs pas cool que même une huître éviterait. Sa tige poilue et ramifiée pousse plus haut qu'un chat, ses fleurs jaunes éclosent à la saison du sable chaud et ses feuilles inférieures sont pétiolées tandis que ses supérieures sont sessiles. Ses limbes sont plus ou moins divisés et changent parfois selon la plante, mais ce qui la caractérise le plus c'est le latex jaune qui s'échappe des parties sectionnées et qui dégage une odeur vireuse. Patte d'Ormeau, tu te rappelles de son habitat, je t'en ai parlé il y a quelques jours ? »

       Le concerné agita les oreilles, paniqué :

       « Heu... Sur les berges de la rivière ? »

       Leur mentor perdit soudainement toute sa joie, grimpant aussitôt dans la colère, la fourrure gonflée :

       « Non ! Sur le bord des chemins et contre les murs des deux-pattes, tu n'écoutes jamais rien ! »

       Médusé, l'apprenti grinça des dents et cracha :

       « Tu m'avais listé une bonne trentaine de plantes ! Je ne peux pas me rappeler de tout !

       -Si, tu dois tout connaître par cœur cervelle de bivalve, tu veux avoir la mort de tes camarades sur la conscience ? Tu ne seras jamais un bon guérisseur ! » feula avec rage le matou gris.

       Son élève gronda. Patte d'Agneau sentait bouillonner, prêtes à éclater, toute la jalousie et la rancœur qu'il avait accumulées durant plus d'une demi-lune.

       « Refrain de Ressac ? Étoile de Homard veut te parler, tout de suite », intervint une voix.

       De concert le trio se tourna vers le nouvel arrivant, une guerrière écaille de tortue aux pattes blanches.

       « Il ne peut pas attendre ? siffla le professeur.

       -Non », répliqua la reine, loin d'être impressionnée par l'humeur de son interlocuteur.

       La queue battante, le soigneur sortit de la tanière.



       « Rha, mais c'est pas vrai, il m'énerve ! »

       Patte d'Ormeau fulminait. Il envoya les feuilles de chélidoine voler d'un coup de patte rageur et balaya un petit tas de coquillage qui s'éparpilla sur toute la surface de l'antre.

       « C'est sa façon d'être... Je suis sûre qu'il ne le pensait pas vraiment, se risqua Patte d'Agneau qui voulait l'apaiser.

       -Sa façon d'être ? Il ne fait aucun effort oui ! Et puis c'est facile de dire ça pour sa préférée ! lui cracha à la figure l'apprentie brun roux.

       -Je ne suis pas sa préférée ! se défendit-elle.

       -Ben tient, ça crève les yeux ! Tu retiens mieux les leçons, tu es autonome dans ton Clan...

       -Tu n'aimerais pas être à ma place... souffla-t-elle en songeant à toutes ses difficultés.

       -C'est sûr que je n'irais pas passer plus d'une marée avec tes copains têtes de mouton !

       -Tu en es une de tête de mouton, cervelle de mouche ! laissa échapper l'élève dans un feulement.

       -Comment le sais-tu ? » les interrompit, encore, une nouvelle voix angoissée.

       Le duo d'apprenti sursauta et fit face aux quatre femelles. Moustache de Méduse fixait la jeune champêtre, ayant même lâché le crabe qu'elle apportait dans sa bouche de sidération. Ses filles et Patte de Frégate avaient le regard planté dans la fourrure blanche de la chasseuse, ne semblant rien comprendre. Patte d'Ormeau, un peu perdu, s'écria simplement :

       « Qu'est-ce que ça veut dire ? »


*****

Dernier chapitre avant la révélation ^^

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