Chapitre 10 : Le Rond de Lune

       Le firmament se teintait de sang et les rares cumulus filaient déjà mollement pour laisser pointer les premières étoiles, la nuit serait dégagée.

       Patte d'Agneau cheminait aux côtés de sa mère, Fleur de Nuage. La belle femelle brune flottait avec grâce entre les hautes herbes, son pelage lisse glissant sur les végétaux. L'apprentie l'avait toujours admiré. La reine était douce et magnifique, mais aussi intrépide et courageuse. Elle avait toujours réussi à voir des défauts chez les autres, mais pas chez Fleur de Nuage, à ses yeux elle était parfaite.

       La jeune champêtre était contente qu'elle l'accompagne, elles n'avaient plus beaucoup l'occasion de se voir, occupées par leurs activités respectives. Cette nuit était spéciale, en effet, la lune ne brillait pas, nouvelle et sombre. La novice se rendait donc au Rond de Lune pour le rendez-vous mensuel des guérisseurs avec le Clan des Étoiles. Rafale de Chevreuil voulait l'accompagner en personne, mais Fleur de Nuage avait insisté pour le remplacer, afin d'éviter une dispute Étoile de Crécerelle avait tranché.

       La mort de Petit Cirse avait ébranlé la tribu, à présent tout le monde doutait d'elle. Seuls Fleur de Nuage, Patte de Veau, Patte d'Agneau et, très surprenant, Rafale de Chevreuil continuaient de la soutenir. Certes ce dernier gardait son ton sec et ses paroles directes, mais elle ne voyait aucun jugement dans son regard. Elle sentait l'inquiétude même chez la meneuse tachetée. Et pour ne rien arranger deux chatons de Lac d'Oseille avaient déclaré le mal blanc... Jolie Brize la laissait à peine approcher, de tous ses camarades c'était elle qui lui en voulait le plus. Mais l'apprentie ne la blâmait pas, elle avait raison, elle avait tué Petit Cirse. Jamais elle ne serait une bonne guérisseuse.

       « On est bientôt arrivé à l'île de l'Assemblée », la prévint sa mère.

       Patte d'Agneau avait caché la mort du chaton à Refrain de Ressac, elle avait trop honte, n'assumait pas... Car si elle savait qu'elle ne deviendrait jamais une bonne soigneuse, elle voulait quand même le devenir. Flèche de Courant d'Air avait eu confiance en elle, elle ne pouvait pas laisser son sacrifice vain et abandonner son Clan.

       Sa relation avec Patte d'Ormeau continuait de se dégrader sur la pente de la jalousie. A chaque bonne réponse de sa part, dès qu'elle réussissait mieux un exercice que lui... Elle avait le droit à un regard furieux, et douloureux. Lui aussi souffrait, elle le sentait, pourtant avec ses compagnons de tanière il était comme elle l'avait rencontré, joyeux et généreux.

       Pour finir, son enquête sur Moustache de Méduse et le gui n'avait pas avancé. Elle était bloquée sur la plante, elle savait à quoi elle ressemblait, où la trouver... Mais pas ses vertus médicinales, sur lesquelles elle n'avait pas osé questionner son mentor.

       Aucune patte-tueuse ne se pointa sur leur chemin. Elles n'étaient pas présentes tous les jours sur leur territoire, mais les vols de leurs proies commençaient à se ressentir, il était de plus en plus difficile pour les chasseurs de garnir le tas de gibier.

       Enfin, l'île de l'assemblée se découpa sur le paysage noirci par l'absence du soleil. La toison argentée avait revêtu son pelage obscur. Patte d'Agneau et Fleur de Nuage étaient arrivées aux limites de leur terrain de chasse.

       « C'est Refrain de Ressac et Patte d'Ormeau là-bas, non ? » demanda l'aînée.

       L'apprentie observa la plage. Quelques reflets sur l'eau permettaient de distinguer la mer du sable, l'écho de la houle et son air salé fut charrié par une brise jusqu'à ses oreilles et sa truffe. Deux ombres couraient en silence dans leur direction qu'elle reconnut sans peine.

       « Oui c'est bien eux.

       -Parfait, va les rejoindre je t'attends ici. »

       Elle déglutit, le cœur plein d'appréhension. Sa mère ronronna dans son encolure et elle ferma les paupières, savourant l'instant comme un chaton, puis d'un coup de langue elle la poussa vers les deux mâles. La novice n'eut d'autre choix que de partir les rejoindre, laissant la reine dans son dos.



       Le guérisseur gris, de bonne humeur, la remarqua et fit une halte.

       « Bonsoir Patte d'Agneau ! »

       Elle lui répondit en agitant les moustaches tandis que Patte d'Ormeau l'ignora, faisant mine d'être obnubilé par une algue.

       Le cortège reprit en silence, simplement accompagné par le chant de l'océan. Le chemin sur la grève était long. D'abord il fallait passer par l'embouchure de la rivière, elle n'était pas profonde, mais toujours aussi glaciale qu'à l'assemblée. Ensuite le trio devait longer une tanière de grands brillants, et bien qu'ensablée, elle puait d'une odeur âcre. Puis il devait sombrer dans la forêt du Clan de la Pierre.

       D'après Poil de Genette cette partie du bois était clairsemée, les fougères leur ouvraient le passage et les racines restaient souterraines. Pourtant la jeune champêtre n'était pas à l'aise, elle préférait largement gambader dans les rochers du Sel que de passer sous les branches qui filtraient la lumière. Elle finit par croire sa mère quand elle lui racontait que le Clan de la Pierre vivait dans un endroit plus sombre que les taches noires d'une vache...

       « On est arrivé les apprentis ! Poil de Genette ne devrait plus tarder. »

       Le groupe de félins déboucha dans un petit espace dégagé protégé par les troncs jumeaux, deux arbres qui s'enracinaient au même endroit. En son centre des champignons blancs, légèrement saupoudrés de brun, poussaient en un cercle parfait. Les chapeaux luisaient sous la lumière des astres qui nimbait le rond.

       Après quelques minutes une chatte grise tachetée de noir émergea des fourrées. Dès qu'elle les vit elle s'approcha d'eux en trottinant.

       « Bonsoir, vous êtes prêts ?

       -Et comment ! » s'enthousiasma Refrain de Ressac qui bondit au milieu du mycélium.

       Patte d'Ormeau le suivit plus calmement et Poil de Genette leur emboîta le pas avant de se retourner vers Patte d'Agneau :

       « Tu viens ?

       -Heu... Oui... »

       Elle redoutait l'instant où elle fermerait les yeux, elle voyait déjà la déception dans le regard scintillant de Flèche de Courant d'Air... Comme si elle se rendait à son exécution, elle enjamba les collybies.



       Blanc. Éclatant. Aveuglant.

       L'endroit lumineux ne semblait ni avoir de ciel, ni de terre, aucun relief, juste du blanc à l'infini. La novice sentit la terreur marteler son poitrail, où se trouvait-elle ? Elle n'avait aucun repère, ce n'était pas un brouillard dense, mais une enveloppe étouffante de clarté.

       « Flèche de Courant d'Air ? »

       Sa voix se perdit dans le lointain, aucun écho ne lui répondit. Elle était seule.

       Ses muscles se figèrent quand des fragments de reflets métalliques percèrent le vide, rangés en ligne. Elle les contempla les yeux épouvantés, ne pouvant rien faire d'autre.

       Elle perdit la notion du temps. Peu à peu elle cessa de recevoir des signes de son ouïe et de son odorat, elle n'entendait plus son cœur, ne sentait plus sa propre odeur. Un mal de crâne gronda dans sa tête, si violent qu'elle se jeta sur le sol, ou du moins sur la barrière invisible qui l'empêchait de chuter indéfiniment.

       La douleur aiguë lui arracha des hurlements qu'elle ne put écouter, sourde, muette. Elle souffrait mais personne ne pouvait le savoir.

       Soudain, une goutte poisseuse tomba sur son flanc, manquant de le perforer. Alors la frêle chatte ouvrit ses paupières, tombées par l'atrocité, et leva le regard. Elle se figea, anesthésiée d'épouvante.

       Du sang écarlate perlait de chaque fragment, dégoulinant en pluie cramoisie. Le liquide tranchait sur le fond albe, infinie nivéenne contre particules érubescentes. Rapidement l'averse vermeille prit le dessus et inonda la fourrure de l'agneau, la submergea, la noya. Elle suffoqua, s'évanouit.



       Le réveil fut brutal, elle se retrouva d'un coup dans la forêt noire avec tous ses sens. Ses pupilles prirent quelques secondes pour s'habituer à l'obscurité, peu à peu les champignons, les ombres des troncs se firent distincts. Elle put à nouveau écouter le souffle de sa respiration saccadée et les battements affolés de son cœur. Les parfums du bois et de ses camarades guérisseurs lui remplirent la truffe, percevoir d'autres chats la calma peu à peu.

       Les trois autres soigneurs sortir de la torpeur de leur rêve après elle, lui laissant le temps de recontrôler ses émotions. Ce songe l'avait troublé, elle aurait dû se retrouver sur le territoire du Clan des Étoiles et discuter avec ses membres, elle avait espéré revoir Flèche de Courant d'Air. Bien qu'elle eût redouté sa réaction sur la mort de Petit Cirse, il lui manquait plus qu'elle ne l'aurait pensé.

       Les félins s'étirèrent et Refrain de Ressac commença déjà à se diriger vers l'écho lointain des vagues, Patte d'Ormeau à sa suite.

       « Patte d'Agneau, Patte d'Ormeau, on y va ! » lança-t-il joyeusement.

       L'apprentie des Champs hésita, c'était le moment ou jamais d'obtenir des réponses sur le gui !

       « Poil de Genette... Je peux te poser une question ? »

       Le matou gris se retourna, aussi stupéfait que sa camarde.

       « Je t'écoute, miaula-t-elle.

       -Refrain de Ressac... Tu peux y aller avec Patte d'Ormeau, je vous rattraperai, en voyant que le visage de son mentor se déformait d'une peur excessive elle ajouta, je suivrai votre odeur. »

       Peu convaincu, il finit néanmoins par s'éloigner avec le jeune brun roux. Une fois que leurs pas se furent éteint la chatte au pelage tacheté reprit :

       « C'est ton rêve ? Pourtant tu dois savoir que tu ne peux le partager qu'avec ton chef.

       -Oui je sais... elle frissonna en y repensant, je venais te voir pour un remède.

       -Un remède ? Refrain de Ressac est là pour ce genre de question, elle haussa une vibrisse, un peu intriguée.

       -Il n'en pousse pas sur son territoire, je pense que tu es mieux placée que lui pour me renseigner, c'était vrai, le Clan du Sel ne possédait pas d'arbre, j'aimerai savoir à quoi sert le gui. »

       La reine sursauta de surprise et pinça ses babines de colère une fois le choc passé. Néanmoins sa voix resta calme.

       « Il ne s'agit pas d'un remède, mais d'un poison ! Pourquoi veux-tu t'en servir ?

        -Je ne veux pas en utiliser ! se défendit la novice, Flèche de Courant d'Air m'en a montré une fois. »

       Son aînée sembla s'apaiser. Elle fixa une feuille morte, le visage ayant la même expression qu'un chat se remémorant sa leçon, puis elle déclara :

       « Les fruits sont toxiques, les feuilles et les tiges moins, mais la plante entière est mortelle si ingérée en grande quantité. Les feuilles et les tiges ont des vertus médicinales à faible dose, mais elles provoquent des effets indésirables donc on ne s'en sert pas... A forte dose elle provoque des convulsions, ralentit le rythme cardiaque, déclenche un avortement, non traité à temps elle peut tuer un chat. Les intoxications sont souvent causées par les baies qui tombent sur le sol et qui sont ingérées par les chatons. Tu peux utiliser de la mille-feuille ou de la fougère pour les faire vomir.

       -D'accord, merci beaucoup !

       -C'est tout ?

       -Oui, que ta cueillette soit bonne ! »

       Poil de Genette la salua des moustaches et les deux femelles se séparèrent. Patte d'Agneau avait écouté avec une extrême attention les explications de la soigneuse. Un poison, le gui était du poison.

       Est-ce que Refrain de Ressac avait songé à tuer Moustache de Méduse ? Elle écarta vite cette idée, les guérisseurs ne tuaient pas, et si celui du Sel avait tout le temps des sauts d'humeur, il n'était pas fou. Donc c'était forcément la chasseuse blanche qui avait voulu se suicider... Mais pour quelle raison ?


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Et nous voici déjà au chapitre 10 ! Arriverez-vous à déchiffrer le rêve d'Agneau avant elle ? ^^

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