Chapitre 7

Panurge soubdain leva en l'air la main dextre, puys d'icelle mist le pouce dedans la narine d'ycelluicousté, tenant les quatre doigtz estenduz et serrez par leur ordre en ligne parallèle à la pene du nez, fermant l'œil gauche entièrement, et guaignant du dextre avec ques profonde dépression de la sourcille et paulpière...Rabelais 

 (livre II, chap. XIX).

J'arriva en classe le lundi matin à huit heures avec son pantalon raccommodé et une blouse à deux manches de couleurs différentes, ce qui lui donnait un peu l'air d'un« carnaval ». Ma mère, en partant, m'avait sévèrement prévenu qu'il eût à prendre un soin spécial de mes habits et que si, le soir, on relevait dessus la plus petite tache de boue ou la moindre déchirure, je saurait de nouveau ce que cela me coûterais. 

Aussi était-il un peu gêné aux entournures et assez mal à l'aise dans ses mouvements, mais cela nedura pas. Tintin, dès son entrée dans la cour, lui transmit de nouveau, confidentiellement, les serments d'éternel amour de ma sœur et les offres plus terre à terre, mais non moins importantes, de réparation mobilière des vêtements le caséchéant.

Cela leur prit une demi-minute à peine et ils gagnèrent immédiatement le groupe principal où Lucien pérorait avec volubilité, expliquant pour la septième fois comme quoi son frère et lui avaient failli, la veille au soir, tomber de re chef dans l'embuscade des Field, qui ne s'enétaient pas tenus comme la première fois à des injures et à des cailloux lancés, mais avaient bel et bien voulu se saisir de leurs précieuses personnes et les immoler à leur insatiable vengeance.

Heureusement les frères n'étaient pas loin de la maison ; ils avaient sifflé Turc, leur gros chien danois, qui était justement lâché ce jour-là (une veine !) et la venue du molosse qu'ils avaient « houkssé » aussitôt contre leurs ennemis, ses grondements, ses mines de s'élancer, ses crocs montrés derrière les babines rouges avaient mis prudemment en fuite la bande des Field.

Et dès lors, disait Lucien, ils avaient demandé à Narcisse de détacher le chien tous les jours vers cinq heures et demie et de l'envoyer à leur rencontre pour qu'il pût, en cas de malheur, protéger leur rentrée à la maison.

– Les salauds ! grommelais-je. Ah ! les salauds !ils nous le paieront, va ! et cher !

C'était une belle journée d'automne : les nuages bas qui avaient protégé la terre de la gelée s'étaient évanouis avec l'aurore ; il faisait tiède : les brouillards du ruisseau du Vernois semblaient se fondre dans les premiers rayons du soleil, et derrière les buissons de la Saute, tout là-bas, la lisière ennemie hérissait dans la lumière les fûts jaunes et dégarnis par endroits de ses baliveaux et de ses futaies.

Un vrai beau jour pour se battre.

– Attendez un peu à ce soir, disais je, le sourire aux lèvres. Un vent de joie passait sur l'armée de Gueret. Les moineaux et les pinsons pépiaient et sifflaient sur les tas de fagots et dans les pruniers des vergers ; comme les oiseaux, eux aussi, ils chantaient ; le soleil les égayait, les rendait confiants, oublieux et sereins. 

Les soucis de la veille et la raclée du général étaient déjà loin et on fit une épique partie de saute-mouton jusqu'à l'heure de l'entrée en classe. Il y eut, au coup de sifflet du père Amaury, une véritable suspension de joie, des plis soucieux sur les fronts, des marques d'amertume aux lèvres et du regret dans les yeux. Ah ! la vie !...

– Sais-tu tes leçons, Adrien ? demanda confidentiellement Matthias.

– Heu oui... pas trop ! Tâche de me souffler si tu peux, hein ! S'agirait pas ce soir de se faire coller comme samedi. J'ai bien appris le système métrique, j'sais tous les poids par cœur : en fonte, en cuivre, à godets et les petites lames par-dessus le marché, mais j'sais pas ce qu'il faut pour être électeur. Comme mon père a vu le père Amaury, je vais sûrement pas y couper à une leçon ou à une autre ! Pourvu que j'y saute en système métrique !

Mon vœu fut exaucé, mais la chance qui le favorisa faillit bien, par contre coup, être fatale à son cher Berbert, et sans l'intervention aussi habile que discrète de Matthias, qui jouait des lèvres et des mains comme le plus pathétique des mimes, ça y était bien, Berbert était bouclé pour le soir.

Le pauvre garçon qui, on s'en souvient, avait déjà faillié coper les jours d'avant à propos du « citoyen », ignorait encore et totalement les conditions requises pour être électeur.Il sut tout de même, grâce à la mimique de Matthias brandissant sa dextre en fourchette, les quatre doigts en l'air et le pouce caché, qu'il y en avait quatre.Pour les déterminer, ce fut beaucoup plus dur. 

Berbert,simulant une amnésie momentanée et partielle, le front plissé, les doigts énervés, semblait profondément réfléchir et ne perdait pas de vue Matthias, le sauveur, qui s'ingéniait. D'un coup d'œil expressif il désigna à son camarade la carte de France par Vidal-Lablache appendue au mur ;mais Berbert, peu au courant, se méprit à ce geste équivoque et au lieu de dire qu'il faut être Français, il répondit à l'ahurissement général qu'il fallait savoir « sagiografie ».

Le père Amaury lui demanda s'il devenait fou ou s'il se fichait du monde, tandis que Matthias, navré d'être si mal compris, haussait imperceptiblement les épaules entournant la tête. Berbert se ressaisit. Une lueur brilla en lui et il dit :

– Il faut être du pays !

– Quel pays ? hargna le maître, furieux d'une réponse aussi imprécise, de la Prusse ou de la Chine ? 

– De la France ! reprit l'interpellé : être Français !

– Ah ! tout de même ! nous y sommes ! Et après ?

– Après ? et ses yeux imploraient Matthias. 

Celui-ci saisit dans sa poche son couteau, l'ouvrit, fit semblant d'égorger Nicolas, son voisin, et de le dévaliser, puis il tourna la tête de droite à gauche et de gauche à droite. Berbert saisit qu'il ne fallait pas avoir tué ni volé ; il le proclama incontinent et les autres, par l'organe autorisé de Matthias, auquel ils mêlèrent leurs voix, généralisèrent la réponse en disant qu'il fallait jouir de ses droits civils. 

Cela n'allait fichtre pas si mal et Berbert respirait. Pour la troisième condition, Matthias fut très expressif : il porta la main à son menton pour y caresser une absente barbiche, effi la d'invisibles et longues moustaches, porta même ailleurs ses mains pour indiquer aussi la présence en cet endroit discret d'un système pileux particulier, puis, tel  Panurge faisant quinaud Agnian qui arguoit par signe, il leva simultanément en l'air et deux fois de suite ses deux mains, tous doigts écartés, puis le seul pouce de la dextre, ce qui évidemment signifiait vingt et un. 

Puis il toussa en faisant han ! et Berbert, victorieux, sortit la troisième condition :

– Avoir vingt et un ans.

– À la quatrième ! maintenant, fit le père Amaury, tel un patron de jeu de tourniquet, le soir de la fête patronale. Les yeux de Berbert fixèrent Matthias, puis le plafond, puis le tableau, puis de nouveau Matthias ; ses sourcils se froncèrent comme si sa volonté impuissante brassait les eaux de sa mémoire. 

Matthias, un cahier à la main, traçait de son index d'invisibles lettres sur la couverture. Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Non, ça ne disait rien à Berbert ; alors le souffleur fronça le nez, ouvrit la bouche en serrant les dents, la langue sur les lèvres, et une syllabe parvint aux oreilles du naufragé : 

– Iste ! Il ne pigeait pas davantage et tendait de plus en plus le cou du côté de Matthias, tant et tant que le père  Amaury ,intrigué de cet air idiot que prenait l'interrogé, fixant obstinément le même point de la salle, eut l'idée saugrenue, bizarre et stupide de se retourner brusquement.

Ce fut un demi-malheur, car il surprit la grimace de Matthias et l'interpréta fort mal, en déduisant que le garnement se livrait derrière son dos à une mimique simiesque dont le but était de faire rire les camarades aux dépens de leur maître. Aussi lui bombarda-t-il aussitôt cette phrase vengeresse :

– Matthias, vous me ferez pour demain matin le verbe« faire le singe » et vous aurez soin au futur et au conditionnel de mettre « je ne ferai plus » et « je ne ferais plus le singe » au lieu de « je ferai ». C'est compris ?

Il se trouva dans la salle un imbécile pour rire de la punition : Bernard, le boiteux, et cet acte stupide de mauvaise camaraderie eut pour conséquence immédiate de mettre en colère le maître d'école, lequel s'en prit violemment à Berbert, qui risquait fort la retenue :

– Enfin vous ! allez-vous me dire la quatrième condition ?La quatrième condition ne venait pas ! Matthias seul la connaissait.

– Foutu pour foutu, pensa-t-il ; il fallait au moins en sauver un, aussi avec un air plein de bonne volonté et fort innocent, comme s'il eût voulu faire oublier sa mauvaise action d'auparavant, répondit-il en lieu et place de son féal et très vite pour que l'instituteur ne pût lui imposer silence.

– Être inscrit sur la liste électorale de sa commune !

– Mais qui est-ce qui vous demande quelque chose ?Est-ce que je vous interroge, vous, enfin ? tonna le père Amaury de plus en plus monté, tandis que son meilleur écolier prenait un petit air contrit et idiot qui jurait avec son ressentiment intérieur. Ainsi s'acheva la leçon sans autre anicroche ; mais Tintin glissa dans mon oreille :

– T'as-t'y vu, ce sale bancal ? tu sais, je crois qu'il faut faire attention ! y a pas de fiance à avoir en lui, il doit cafarder !

– Tu crois ? sursautais je. Ah ! par exemple !

– J'ai pas de preuves, reprit Tintin, mais ça m'épaterait pas, il est en « dessour », c'est un « surnois » et j'aime pas ces types-là, moi !Les plumes grincèrent sur le papier pour la date qu'on mettait. Lundi... 189... Éphémérides : commencement de la guerre avec les Prussiens. Bataille de Forbach ! 

– Dis, Tintin, demanda Bernard, je vois pas bien, est ce que c'est Forbach ou Morbach ?

– C'est Forbach ! Des Morbachs c'est l'artilleur de chez Berbert qui en parlait aux Chantelots l'autre dimanche qu'il était en permission. Forbach ! ça doit être un pays ! Le devoir se fit en silence, puis un marmottement sourd, croissant peu à peu en volume et en intensité, indiqua qu'il était fini et que les écoliers profitaient du répit qu'ils avaient entre les deux exercices pour repasser la leçon suivante ou échanger des vues personnelles sur les situations respectives des deux armées belligérantes.

Moi je triompha en système métrique. Les mesures de poids c'est comme les mesures de longueur, il y a même deux multiples en plus ; et il jonglait intellectuellement avec les myriagrammes et les quintaux métriques ni plus ni moins qu'un athlète forain avec des haltères de vingt kilos ;il ébahit même le père Amaury en lui débitant du plus gros au plus petit tous les poids usuels, sans rien omettre de leur description particulière.

– Si vous saviez toujours vos leçons comme celle-ci, affirma le maître, je vous mènerais au Certificat l'année prochaine. Le certificat d'études, moi je n'y tenait pas : s'appuyer des dictées, des calculs, des compositions françaises, sans compter la « giographie » et l'histoire, ah ! mais non, pas de ça ! Aussi les compliments ni les promesses ne l'émurent, et s'il eut le sourire, ce fut tout simplement parce qu'il se sentait sûr maintenant, même s'il flanchait un peu en histoire et en grammaire, d'être lâché quand même le soir à cause de la bonne impression qu'il avait produite le matin.

Quand quatre heures sonnèrent, qu'ils eurent filé à la maison prendre le chanteau de pain habituel et qu'ils se trouvèrent de nouveau rassemblés à la carrière à Pierre, Matthias, certain d'être en avance, partit avec Charles et Gerard pour surveiller la lisière, pendant que le reste de l'armée filait en toute hâte se mettre en tenue de bataille.

Matthias, arrivé, monta sur son arbre et regarda. Rien encore n'apparaissait ; il en profita pour resserrer les ficelles qui rattachaient les élastiques à la fourche et au cuir de sa fronde et pour trier ses cailloux : les meilleurs dans les poches de gauche, les autres dans celles de droite. Pendant ce temps, sous la garde de Nicolas, qui désignait à chacun sa place et alignait de grosses pierres pour y poser les habits afin qu'ils ne se salissent point, mes soldats et le chef se déshabillaient.

– Prends mon fiautot, fit Tintin à Nicolas, et grimpe sur le chêne que voilà. Si, des fois, tu voyais le noir ou le fouette-cul ou quelqu'un que tu ne connaisses pas, tu sifflerais deux coups pour qu'on puisse se sauver. À ce moment, moi, qui était en tenue, poussa une exclamation de colère en se frappant le front :

– Nom de Dieu de nom de Dieu ! Comment que j'y ai pas songé ? on n'a point de poche pour mettre les cailloux.

– Merde ! c'est vrai ! constata Tintin.

– Ce qu'on est bête, confessa Matthias. Il n'y a que lestriques, c'est pas assez !Et il réfléchit une seconde...

– Prenons nos mouchoirs et mettons les cailloux dedans. Quand il n'y aura pus rien à lancer, chacun roulera le sien autour de son poignet.

Bien que les mouchoirs ne fussent souvent que des morceaux hors d'usage de vieilles chemises de toile ou des débris de torchons, il se trouva une bonne demi douzaine de combattants qui n'en étaient point pourvus, et ce, pour la simple raison que, leurs manches de blouses les remplaçant avantageusement à leur gré, ils ne tenaient point du tout, en sages qu'ils étaient, à s'encombrer de ces meubles inutiles. Prévenant l'objection de ces jeunes philosophes, Moi je leur désigna comme « musette à godons » leur casquette ou celle de leur voisin, et tout fut ainsi réglé au mieux des intérêts de la troupe.

– On y est ? demanda-t-il ensuite... En avant, alorsse !Et, lui en tête, Tintin le suivant, puis La Matthias, puis les autres, au petit bonheur, tous, le bâton à la main droite, le mouchoir lié aux quatre coins et plein de cailloux à l'autre, ils avancèrent lentement, leurs formes fluettes ou rondouillardes, légèrement frissonnantes, se découpant en blanc sur la couleur sombre du défilé. En cinq minutes, ils furent au Gros Buisson.

Berbert, juste à ce moment, engageait les hostilités et« ciblait » Miguel la Lune à qui il voulait absolument, disait il, casser la gueule. Il était temps cependant que le gros des forces des jeune militaire arrivât. Les Field, prévenus par Tourgueule, émule et rival de Berbert, de la seule présence de quelques ennemis, et enfiévrés encore au souvenir de leur victoire de l'avant-veille, se préparaient à ne faire qu'une bouchée de ceux qui se trouvaient devant eux. 

Mais au moment précis où ils débouchaient de la forêt pour se former en colonne d'assaut, une gerbe écrasante de projectiles leur dégringola sur les épaules qui les fit tout de même réfléchir et émoussa leur enthousiasme.

Tourgueule, qui était descendu pour prendre part à la curée, regrimpa sur son foyard pour voir si, d'aventure, des renforts n'étaient pas arrivés au Gros Buisson ; mais il s'aperçut tout simplement que Berbert était redescendu de son arbre et, la fronde bandée, se tenait près de Lucien et de Gerard, ces derniers aussi sur la défensive. Rien de nouveau par conséquent. 

C'est que les guerriers de Guéret, tout transis et grelottants, s'étaient coulés silencieusement derrière les fûts des arbres et sous les fourrés épais et ne bougeaient « ni pieds ni pattes ».

– Ils vont recommencer l'assaut, prédis je à mi voix ; on a eu tort peut-être de lancer trop de cailloux tout à l'heure ; pourvu qu'ils ne se doutent pas qu'on les attend.

– Attention ! prenez vos godons, laissez-les venir tout près, alors je commanderai le feu et aussitôt la charge !, Antoine rassuré par l'exploration de Tourgueule, pensa que si les ennemis ne se montraient pas et faisaient ainsi que le samedi d'avant, c'était qu'ils se trouvaient, de même que ce jour-là, sans chef et en état d'infériorité numérique notoire. Il décida donc, immédiatement approuvé par les grands conseillers, enthousiastes encore au souvenir de la prise de moi, qu'il serait bon aussi de piger Matthias qui justement remontait sur son chêne. Celui-là sûrement n'aurait pas le temps de fuir, il n'y couperait pas cette fois, il serait « chauffé » et y passerait tout comme moi. Depuis longtemps déjà ses cailloux et ses billes faisaient trop de blessés dans leurs rangs, il était urgent vraiment de lui donner une bonne leçon et de lui rafler sa fronde.

Ils le laissèrent commodément s'installer. Les dispositions de combat n'étaient pas longues à prendre pour ces escarmouches où la valeur personnelle et l'élan général décidaient le plus souvent de la victoire ou de la défaite ; aussi, l'instant d'après, les bâtons follement tournoyant, poussant des ah ! ahr ! gutturaux et féroces, les Field, confiants en leur force, fondirent impétueusement sur le camp ennemi. On aurait entendu voler une moucheau Gros Buisson de Gueret : seule la fronde de Matthias claquait, lançant ses projectiles...Les gars nus, tapis, à genoux ou accroupis, frissonnant de froid sans oser se l'avouer, tenaient tous le caillou dans la main droite et la trique en la gauche.

Moi au centre, au pied du chêne de Matthias debout, le corps entièrement dissimulé par le fût du gros arbre, tendait en avant sa tête farouche, dardant sous ses sourcils froncés ses yeux fixes et flamboyants, le poing gauche nerveusement serrant son sabre de chef à garde de ficelle de fouet. Il suivait le mouvement ennemi, les lèvres frémissantes, prêt à donner le signal. Et tout d'un coup, se détendant comme un diable qui sort d'une boîte, tout son corps contracté bondit sur place, en même temps que sa gorge hurlait comme dans un accès de démence le commandement impétueux : 

– Feu !Un fredonnement courut comme un frisson. La rafale de cailloux de l'armée de Guéret frappa la troupe des Field en plein centre, cassant son élan, en même temps que ma voix, beuglant rageusement et de tousses poumons, reprenait :

– En avant ! en avant ! en avant, nom de Dieu !Et telle une légion infernale et fantastique de gnomes subitement surgis de terre, tous mes soldats, brandissant leurs épieux et leurs sabres et hurlant épouvantablement, tous, nus comme des vers, bondirent de leur repaire mystérieux et s'élancèrent d'un irrésistible élan sur la troupe des Fields.

 La surprise, l'effarement, la frousse, la panique passèrent successivement sur la bande d'Antoine qui s'arrêta, paralysée, puis, devant le danger imminent et qui grandissait de seconde en seconde, tourna bride d'un seul coup et plus vite encore qu'elle n'était venue, à enjambées doubles, affolée littéralement, fila vers sa lisière protectrice sans qu'un seul parmi les fuyards osât seulement tourner la tête. Antoine, en avant toujours, brandissait son sabre ; ses grands bras nus gesticulaient ; ses jambes nerveuses faisaient des bonds de deux mètres, et toute son armée, libre de toute entrave, heureuse de se réchauffer, accourant d'une folle allure, tâtait déjà de la pointe de ses épieux et de ses lances les côtes des ennemis qui arrivaient enfin à la grande tranchée. On allait en chauffer.

Mais la fuite des Fields ne s'arrêta point pour si peu. Le mur d'enceinte était là, avec le taillis derrière, clairsemé à la lisière pour s'épaissir après par degrés. La troupe en déroute d'Antoine ne perdit pas son temps à chercher à passer à la queue leu-leu dans la Grande Tranchée. 

Les premiers la prirent, mais les derniers n'hésitèrent point à bondir en plein taillis et à se frayer, des pieds et des mains et coûte que coûte, un chemin de retraite. La tenue simplifiée des Guéretois ne leur permettait malheureusement pas de continuer la poursuite dans les ronces et les épines et, du mur de la forêt, ils virent leurs ennemis fuyant, lâchant leurs bâtons, perdant leurs casquettes, semant leurs cailloux, qui s'enfonçaient meurtris, fouettés, égratignés, déchirés parmi les épines et les fourrés de ronces comme des sangliers forcés ou des cerfs aux abois.

J'avais enfilé la Grande Tranchée avec Tintin et Charles. Il allait poser la griffe sur l'épaule frémissante de peur de Miguel, dont il venait déjà de tanner les reins avec son sabre, quand deux stridents coups de sifflet venant de son camp, en achevant la déroute ennemie, les arrêtèrent net eux aussi, lui et ses soldats. Miguel, laissant derrière lui un sillage odorant caractéristique qui témoignait de sa frousse intense, put s'échapper comme les autres et disparut dans le sous bois.

Qu'y avait-il ? Mes guerriers s'étaient retournés, inquiets du signal de Nicolas et soucieux quand même de ne pas se laisser surprendre dans cette tenue équivoque par un des gardiens laïque ou ecclésiastique, naturel ou autre, de la morale publique de Guéret ou d'ailleurs.

Jetant un regard de regret sur la silhouette de Miguel, je remonta la tranchée pour regagner la lisière où mes soldats, écarquillant les prunelles, cherchaient, en attendant son retour, à se rendre compte de ce qui avait bien pu motiver le signal d'alarme de Nicolas. Matthias qui, au moment de l'assaut, était redescendu de l'arbre, et avait, on s'en souvient, gardé ses vêtements, s'avança prudemment jusqu'au contour du chemin pour explorer les alentours. Ah, ce ne fut pas long ! Il vit qui ?

Parbleu, cette vadrouille de vieille brute de père Amaury, lequel, ahuri lui aussi de ces deux coups de sifflet qui l'avaient fait tressauter, bourrait ses mauvais quinquets de tous les côtés, afin de saisir la cause mystérieuse de ce signal insolite et vaguement sinistre.

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