Chapitre 4

Les jours qui suivirent cette mémorable victoire furent plus calmes. Moi et ma troupe, confiants dans leur succès, gardaient l'avantage et, nantis de leurs lances de coudre point usées au couteau et polies avec du verre, armés de sabres de bois avec une garde en fil de fer recouverte de ficelle de pain de sucre, poussaient des charges terribles qui faisaient frémir les Field et les ramenaient jusqu'à leur lisière parmi des grêles de cailloux. 

Miguel la Lune, prudent, restait au dernier rang, et l'on ne fit pas de prisonniers et il n'y eut pas de blessés. Cela eût pu durer longtemps ainsi ; malheureusement pour Gueret, la classe du samedi matin fut désastreuse. 

Moi, qui m'étais tout de même fourré dans la tête les multiples et les sous-multiples du mètre, confiant dans la parole du père Amaury, qui avait dit que quand on les savait pour une sorte de mesures on les savait pour toutes, ne voulut pas entendre dire que le kilolitre et le marialite n'existaient point.

 Il emmêla si bien l'hectolitre et le double et le boisseau et la chopine, ses connaissances livresques avec son expérience personnelle, qu'il se vit fermement, et sans espoir d'en réchapper, fourrer en retenue de quatre à cinq d'abord, plus longtemps si c'était nécessaire, et s'il ne satisfaisait pas à toutes les exigences ré citatoires du maître. 

– Quel vieux salaud quand il s'y mettait, tout de même, que ce père Amaury ! 

Le malheur voulut que Tintin se trouvât exactement dans le même cas ainsi que Lucien et Nicolas. Seuls, Berbert, qui y avait coupé, et Matthias, qui savait toujours, restaient pour conduire ce soir-là la troupe de Gueret, déjà réduite par l'absence de Gégé, qui n'était pas venu ce jour-là parce qu'il avait conduit leur cabe au bouc et de quelques autres obligés de rentrer à la maison pour préparer la toilette du lendemain. 

– Faudrait peut-être pas aller ce soir ? hasardais je, pensif. Berbert bondit.

 – Pas aller ! Ben il la baillait belle, le général. 

Pour qui qu'on le prenait, lui, Berbert ! Par exemple, qu'on allait passer pour couillons !J'ébranlé se rendit à ces raisons et convint que, sitôt libéré avec Tintin, Nicolas et Lucien (et ils allaient s'y mettre d'attaque), ils se porteraient ensemble à leur poste de combat. 

Mais il était inquiet. Ça l'embêtait, na ! que lui, chef, ne fût pas là pour diriger la manœuvre en un jour plutôt difficile. Berbert le rassura et, après de brefs adieux, à quatre heures, fila, flanqué de ses guerriers, vers le terrain de combat. 

Tout de même cette responsabilité nouvelle le rendait pensif, et, préoccupé d'on ne sait quoi, le cœur peut-être étreint de sombres pressentiments, il ne songea point à faire se dissimuler ses hommes avant d'arriver à leur retranchement du Gros Buisson. 

Les Field, eux, étaient arrivés en avance. Surpris de ne rien voir, ils avaient chargé l'un d'eux, Grandegueule, de grimper à son arbre pour se rendre compte de la situation. Grandegueule, de son foyard, vit la petite troupe qui s'avançait imprudemment dans le chemin, et une joie débordante et silencieuse, inondant tout son être, le fit se tortiller comme un goujon au bout d'une ligne.

 Immédiatement il fit part à ses camarades de l'infériorité numérique de l'ennemi et de mon absence. Gaston, qui ne demandait qu'à venger Miguel la Lune, imagina aussitôt un plan d'attaque et il l'exposa. On n'allait d'abord faire semblant de rien, se battre comme d'habitude, s'avancer, puis reculer, puis avancer de nouveau jusqu'à mi-chemin, et, après une feinte reculade, partir de nouveau tous ensemble, charger en masse, tomber en trombe sur le camp ennemi, cogner ceux qui résisteraient, faire prisonniers tous ceux qu'on attraperait et les ramener à la lisière, où ils subiraient le sort des vaincus. 

Ainsi c'était bien compris, quand il pousserait son cri de guerre : « La Murie vous crève ! », tous s'élanceraient derrière lui, la trique au poing. Grandegueule était à peine redescendu de son foyard que l'organe perçant de Berbert, du centre du Gros Buisson, lançait le défi d'usage : « À cul les Field ! » et que la bataille s'engageait dans les formes ordinaires. 

En tant que général, Berbert aurait dû rester à terre et diriger ses troupes ; mais l'habitude, la sacrée habitude de monter à l'arbre fit taire tous ses scrupules de commandant en chef, et il grimpa au chêne pour lancer de haut ses projectiles dans les rangs des adversaires.

 Installé dans une fourche soigneusement choisie et aménagée, commodément assis, il prenait la ligne de mire en tendant l'élastique, le cuir juste au milieu de la fourche, les bandes de caoutchouc bien égales et lâchait le projectile qui partait en sifflant du côté de Field, déchiquetant des feuilles ou cognant un tronc en faisant toc. 

Berbert pensait qu'il en serait ce jour-là comme des jours précédents et ne se doutait mie que les autres tenteraient une attaque et pousseraient une charge puisque chaque engagement, depuis l'ouverture des hostilités, avait vu leur défaite ou leur reculade.

 Tout alla bien pendant une demi-heure, et le sentiment du devoir accompli, le souci d'un emploi judicieux de ses cailloux le rassérénaient, lorsque, au cri de guerre de Gaston, il vit la horde des Field chargeant son armée avec une telle vitesse, une telle ardeur, une telle impétuosité, une telle certitude de victoire qu'il en demeura abasourdi sur sa branche sans pouvoir proférer un mot.

 Ses guerriers, en entendant cette ruée formidable, envoyant ce brandissement d'épieux et de triques, effarés, démoralisés, trop peu nombreux, battirent en retraite aussitôt, et, prenant leurs jambes à leur cou, s'enfuirent, leurs talons battant les fesses, à toute allure, dans la direction de la carrière, sans oser se retourner et croyant que toute l'armée ennemie leur arrivait dessus. 

Malgré sa supériorité numérique, la colonne des Field, en arrivant au Gros Buisson, ralentit un peu son élan, craignant quelque projectile désespéré ; mais, ne recevant rien, elle s'engagea brusquement sous le couvert et se mit à fouiller le camp. 

Hélas ! on ne voyait rien, on ne trouvait personne, et Guys grommelait déjà, quand il dénicha Berbert blotti dans son arbre tel un écureuil surpris. Il eut un ah ! sonore de triomphe en l'apercevant et, tout en se félicitant intérieurement de ce que l'assaut n'eût pas été inutile, il somma immédiatement son prisonnier de descendre. 

Berbert, qui savait le sort qui l'attendait s'il abandonnait son asile et avait encore quelques cailloux en poche, répondit par le mot de Cambronne à cette injonction injurieuse. 

Déjà il fouillait les poches de son pantalon, quand Gaston, sans réitérer son invitation discourtoise, ordonna à ses hommes de lui « descendre cet oiseau-là »à coups de cailloux. 

Avant qu'il eût bandé sa fronde, une grêle terrible lapida Berbert qui croisa ses bras sur sa figure, les mains sur les yeux pour se protéger. Beaucoup de Field manquaient heureusement leur but, pressés qu'ils étaient de lancer leurs projectiles, mais quelques-uns, mais trop touchaient : pan sur le dos ! pan sur la gueule ! pan sur la ratelle ! pan sur le râble ! pan sur les guibolles ! attrape encore « çui-là » mon fils ! 

– Ah ! l'y viendras, mon salaud ! disait Gaston. Et de fait, le pauvre Berbert n'avait pas assez de mains pour se protéger et se frotter, et il allait enfin se rendre à merci, quand le cri de guerre et le rugissement terrible de son chef, ramenant ses troupes au combat, le délivra comme par enchantement de cette terrible position. Lentement, il décroisa un bras, puis un autre, et se tâta, et regarda et... ce qu'il vit...Horreur ! trois fois horreur ! 

L'armée de Gueret, essoufflée, arrivait au Gros Buisson, hurlante, avec Tintin et Lucien, tandis qu'à la lisière les Field, en troupeau, emmenaient, m'emportaient  prisonnier. 

– Adrien ! Adrien ! nom de Dieu. Adrien ! piailla-t-il.

 Comment que ça a pu se faire ? Ah bon Dieu de bon Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu de cent dieux !La malédiction désespérée de Berbert eut un retentissement dans la bande de Gueret arrivant à la rescousse. 

– Adrien ! fit Tintin en écho. Il n'est pas là ? Et il expliqua : 

On arrivait au bas de la Saute quand on a vu les nôtres qui « s'ensauvaient » comme des lièvres, alors il s'est lancé et leur z'a dit : 

– Halte-là !... Où venez-vous ? Et Berbert ?

– Berbert, qu'a fait j'sais plus qui, il est sur son chêne ! 

– Et Matthias ? 

–Matthias ?... on ne sait pas ! 

– Et vous les laissez comme ça, nom de Dieu !prisonniers des Fields ; vous n'en avez donc point ! En avant ! allez ! en avant ! Alors il « s'a lancé » et on est parti derrière lui en« n'hurlant » ; mais il était en avance d'au moins vingt sauts, et à eux tous ils l'auront sûrement pincé. sauts, et à eux tous ils l'auront sûrement pincé. 

– Mais oui, qu'il est chauffé ! ah, nom de Dieu ! souffla Berbert suffoqué, dégringolant de son chêne. 

– Il n'y a pas à ch..., faut le déprendre ! 

– Ils sont deux fois plus que nous, remarqua l'un des fuyards rendu prudent, sûrement qu'il y en aura encore des chopés, c'est tout ce qu'on y gagnera. Puisqu'on n'est pas en nombre « gn'a » qu'à attendre, après tout ils ne veulent pas le bouffer sans boire ! 

– Non, convint Berbert ; mais ses boutons ! Et dire que c'est pour me délivrer ! Ah ! malheur de malheur ! Il avait bien raison de nous dire de ne pas venir ce soir. Faut toujours écouter son chef ! 

– Mais ous qu'est Matthias ? personne n'a vu Matthias ? tu ne sais pas s'il est pris ? 

– Non ! reprit Berbert, je ne crois pas, j'ai pas vu qu'ils l'aient emmené, il a dû se défiler par les buissons du dessus... 

Pendant que les Guéretois se lamentaient et que Berbert, dans le désarroi du désastre, reconnaissait les avantages et la nécessité d'une forte discipline, un rappel de perdrix les fit tressaillir.

– C'est Matthias, dit Lucien. 

C'était lui, en effet, qui, au moment de l'assaut, s'était glissé comme un renard entre les buissons et avait échappé aux Field. Il venait du haut du communal et avait sûrement vu quelque chose, car il dit :

– Ah ! mes amis, qu'est-ce qu'ils lui passent à Adrien ! J'ai mal vu, mais ce que ça cognait dur !

Et il réquisitionna la ficelle et les épingles de la bande pour raffubler les habits du général qui certainement n'y couperait pas. Et, en effet, une scène terrible se déroulait à la lisière. D'abord enveloppé, enroulé, emporté par le tourbillon des adversaires au point de n'y plus rien comprendre, le grand Adrien s'était enfin reconnu, était revenu à lui et, quand on voulut le traiter en vaincu et l'aborder l'eustache à la main, il leur fit voir, à ces peigne-culs, ce que c'est qu'un Gueretois !

De la tête, des pieds, des mains, des coudes, des genoux, des reins, des dents, cognant, ruant, sautant, giflant, tapant, boxant, mordant, je me débattait terriblement, culbutant les uns, déchirant les autres, éborgnait celui-ci, giflait celui-là, en bosselait un troisième, et pan par-ci, et toc par-là, et zon sur un autre, tant et si bien que, laissant pour compte une demi-manche de blouse, il se faisait lâcher enfin par la meute ennemie et s'élançait déjà vers Gueret d'un élan irrésistible, quand un traître croc-en jambe de Miguel la Lune l'allongea net, le nez dans une taupinière, les bras en avant et la gueule ouverte.

Il n'eut pas le temps de dire ouf ; avant qu'il eût songé seulement à se mettre sur les genoux, douze gars se précipitaient derechef sur lui et pif ! et paf ! et poum ! et zop ! vous le saisissaient par les quatre membres tandis qu'un autre me fouillait, lui confisquait son couteau et le bâillonnait de son propre mouchoir.

Antoine, dirigeant la manœuvre, arma Miguel la Lune, sauveur de la situation, d'une verge de noisetier et lui recommanda, précaution inutile, d'y aller de ses six coups chaque fois que l'autre tenterait la moindre secousse. De fait, Je n'était pas homme à se tenir comme ça : bientôt ses fesses furent bleues de coups de baguette tant qu'à la fin il dut bien se tenir tranquille.

– Ramasse, cochon ! disait Miguel la Lune. Ah ! tu voulais me couper le zizi et les couilles. Eh bien ! si on te les coupait, à toi, maintenant !

Ils ne les lui coupèrent point, mais pas un bouton, pas une boutonnière, pas une agrafe, pas un cordon, n'échappa à leur vigilance vengeresse, et moi, vaincu, dépouillé et fessé, fut rendu à la liberté dans le même état piteux que Miguel la Lune cinq jours au paravant. 

Mais je ne pleurnichait pas comme le Field ; j'avais une âme de chef, lui, et s'il écumait de rage intérieure, je semblais ne pas sentir la douleur physique. Aussi, dès que débâillonné, je n'hésita pas à cracher à mes bourreaux, en invectives virulentes, mon incoercible mépris et ma haine vivace.

C'était un peu trop tôt, hélas ! et la horde victorieuse, sûre de me tenir à ma merci, me lui fit bien voir en le bâtonnant de nouveau à trique que veux-tu et en le bourrant de coups de pieds. Alors moi, vaincu, gonflé de rage et de désespoir, ivre de haine et de désir de vengeance, partit enfin la face ravagée, fit quelques pas, puis je laissa choir derrière un petit buisson comme pour pleurer à mon aise ou chercher quelques épines qui lui permissent de retenir mon pantalon autour de mes reins. Une colère folle me dominait : il tapa du pied, il serra les poings, il grinça des dents, il mordit la terre, puis, comme si cet âpre baiser l'eût inspiré subitement, il s'arrêta net.

Les cuivres du couchant baissaient dans les branches demi-nues de la forêt, élargissant l'horizon, amplifiant les lignes, ennoblissant le paysage qu'un puissant souffle de vent vivifiait. Des chiens de garde, au loin, aboyaient au bout de leurs chaînes ; un corbeau rappelait ses compagnons pour le coucher, les Field s'étaient tus, on n'entendait rien des Mersois.

Je dissimulé derrière mon buisson, me déchaussa(c'était facile), mit mes bas en loques dans mes souliers veufs de lacets, retira mon tricot et ma culotte, les roula ensemble autour de mes chaussures, mit ce rouleau dans ma blouse dont il fit ainsi un petit paquet noué aux quatre coins et ne garda sur moi que ma courte chemise dont les pans frissonnaient au vent. Alors, saisissant mon petit baluchon d'une main, de l'autre troussant entre deux doigts ma chemise, je me dressa d'un seul coup devant toute l'armée ennemie et, traitant mes vainqueurs de vaches, de cochons, de salauds et de lâches, je leur montra mon cul d'un index énergique, puis se mit à fuir à toutes jambes dans le crépuscule tombant, poursuivi par les imprécations des Field, au milieu d'une grêle de cailloux qui bourdonnaient à ses oreilles.

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