Chapitre 3
Vae victis !Un vieux chef gaulois aux Romains.
Ce lundi matin, en classe, cela tourna mal, plus malencore que le samedi.Berbert, sommé par le père Amaury de répéter en leçond'instruction civique ce qu'on lui avait seriné l'avant-veillesur « le citoyen », s'attira des invectives dépourvuesd'aménité.Rien ne voulait sortir de ses lèvres, toute sa faceexprimait un travail de gésine intellectuelle horriblementdouloureux : il lui semblait que son cerveau était muré.
– Citoyen ! citoyen !
pensaient les autres, moins ahuris,qu'est-ce que ça peut bien être que cette saloperie-là ?
– Moi, m'sieu ! fit Matthias en faisant claquer sonindex et son médius contre son pouce.
– Non, pas vous ! et s'adressant à Berbert, debout, latête branlante, les yeux éperdus :
– Alors, vous ne savez pas ce que c'est qu'un citoyen ?
– !...
– Je vais vous coller à tous une heure de retenue pource soir !Des frissons froids coururent le long des échines.
– Enfin, vous ! êtes-vous citoyen ? fit le maître d'écolequi voulait absolument avoir une réponse.
– Oui, m'sieu ! répondit Berbert, se souvenant qu'il avaitassisté avec son père à une réunion électorale où m'sieu lemarquis, le député, devait offrir un verre à ses électeurs etleur serrer la main, même qu'il avait dit au père Berbert:
– C'est votre fils ce citoyen-là ? Il a l'air intelligent !
– Vous êtes citoyen, vous ! ragea l'autre, cramoisi decolère, eh bien ! oui, il est joli le citoyen ! vous m'en faitesun propre de citoyen !
– Non, m'sieu, reprit Berbert qui, après tout, ne tenaitpas à ce titre.
– Alors pourquoi n'êtes-vous pas citoyen ?
– !...
– Dis-y, marmonna entre ses dents Matthias agacé,que c'est parce que t'as pas encore de poil au c...
– Qu'est-ce que vous dites, Matthias ?
– Je... je dis... que... que...
– Que quoi ?
– Que c'est parce qu'il est trop jeune !
– Ah ! eh bien ! maintenant, y êtes-vous ?On y était.
La réponse de Matthias fit l'effet d'unerosée bienfaisante sur le champ desséché de leurmémoire ; des lambeaux de phrases, des morceaux dequalité, des débris de citoyen, se réajustèrent, sereplâtrèrent petit à petit, et Berbert lui-même, moins ahuri,toute sa personne remerciant véhémentement Matthias lesauveur, contribua à recamper « le citoyen » !
Enfin, c'étaittoujours ça de passé.Mais quand on en vint à la correction du devoir desystème métrique, cela ne fut pas drôle du tout.Préoccupés comme ils l'étaient l'avant-veille, ils avaientoublié, en copiant, de changer des mots et de faire lenombre de fautes d'orthographe qui correspondait à peuprès à leur force respective en la matière, forcemathématiquement dosée par des dictéesbihebdomadaires.
Par contre, ils avaient sauté des mots,mis des majuscules où il n'en fallait pas et ponctué en dépitde tout sens. Ma copie surtout était lamentableet se ressentait visiblement de ses graves soucis de chef.Aussi fut-ce lui qui fut amené au tableau par le pèreAmaury, cramoisi de colère, les yeux luisant derrière seslunettes comme des prunelles de chat dans la nuit.
Comme tous ses camarades d'ailleurs, j'étais convaincu d'avoir copié : évidemment, ça ne faisait dedoute pour personne, inutile de répliquer ; mais on voulaitsavoir au moins s'il avait su tirer quelque fruit de cetexercice banni en principe des méthodes de la pédagogiemoderne.
– Qu'est-ce que le mètre, Adrien ?
– !...
– Qu'est-ce que le système métrique ?
– !...
– Comment a-t-on obtenu la longueur du mètre ?
– Euh !...
Trop éloigné de Matthias, j'ai, lesoreilles à l'affût, le front effroyablement plissé, suait sang eteau pour se rappeler quelque vague notion ayant trait à lamatière.Enfin, je me remémora vaguement, très vaguement, deuxnoms propres cités : Delambre et La Condamine,mesureurs célèbres de morceaux de méridien.Malheureusement, dans mon esprit, Delambre s'associaitaux pipes en écume qui flambaient derrière la vitrine deJules le buraliste.
Aussi, hasardais je, avec tout le doute quiconvenait en si grave occurrence :
– C'est, c'est, Légume et Lecon... Lecon !
– Hein ! qui ! quoi donc ! fit le père Amaury auparoxysme de la colère. Voilà que vous insultez les savantsmaintenant ! Vous en avez un de toupet, par exemple, et unjoli répertoire, ma foi ! mes compliments, mon ami. Et voussavez, ajouta-t-il pour assommer le malheureux, vous savezque votre père m'a recommandé de vous soigner ! Il paraîtque vous n'en fichez pas la secousse à la maison ; toujourssur les quat'chemins à faire le galvaudeux, la gouape, levoyou, au lieu de songer à vous décrasser le cerveau.» Eh bien, mon ami ! si vous ne me répétez pas à onzeheures tout ce que nous allons redire pour vous et pour voscamarades qui ne valent guère mieux que vous, je vouspréviens, moi, que pour commencer, je vous foutrai enretenue de quatre à six tous les soirs, jusqu'à ce que çamarche ! Voilà !
Le tonnerre de Zeus, tombant sur l'assemblée, n'eûtpas provoqué stupeur plus profonde. Tous restaientécrasés par cette épouvantable menace.Aussi moi et les autres, du plus grand au plus petit,écoutèrent-ils ce jour-là avec une attention concentrée lesparoles du maître exposant rageusement les abus desanciens systèmes de poids et mesures et la nécessité d'unsystème unique.
Et s'ils n'approuvèrent point en leur forintérieur la mesure du méridien de Dunkerque à Barcelone,s'ils se réjouirent des ennuis de Delambre et des emm...bêtements de Méchain, ils en retinrent avec soin lesincidents et péripéties pour leur gouverne personnelle etleur sauvetage immédiat ; mais Matthias et moi et Tintinet Berbert même, partisan du « Progrès », et tous lesautres, se jurèrent bien, nom de Dieu, qu'en souvenir decette terrible frousse ils préféreraient toujours mesurer parpieds et par pouces, comme avaient fait leurs pères etgrands-pères, qui ne s'en étaient pas portés plus mal (labelle blague !) plutôt que d'employer ce sacré système debourrique qui avait failli les faire passer pour couillons auxyeux de leurs ennemis.
L'après-midi fut plus calme. Ils avaient retenu l'histoiredes Gaulois qui étaient de grands batailleurs et qu'ilsadmiraient fort. Aussi ni moi, ni Berbert, ni personne nefut gardé à quatre heures, chacun, et le chef en particulier,ayant fait de remarquables efforts pour contenter cettevieille andouille de père Amaury.Cette fois, on allait voir.
Tintin avec ses cinq guerriers, qui avaient eu, à midi, lasage précaution de mettre leur goûter dans leurs poches,prirent les devants pendant que les autres allaient quérirleur morceau de pain, et quand, devant les ennemisapparaissant, retentit le cri de guerre de Gueret : « Àcul les Fieldois ! » ils étaient déjà habilement etconfortablement dissimulés, prêts à toutes les péripétiesdu combat corps à corps.
Tous avaient les poches bourrées de cailloux ;quelques-uns même en avaient rempli leur casquette ouleur mouchoir ; les frondeurs vérifiaient les nœuds de leurarme avec précaution ; la plupart des grands étaient armésde triques d'épines ou de lances de coudres avec desnœuds polis à la flamme et des pointes durcies ; certainess'enjolivaient de naïfs dessins obtenus en faisant sauterl'écorce : les anneaux verts et les anneaux blancsalternaient formant des bigarrures de zèbre ou destatouages de nègre : c'était solide et beau, disait Nicolas,dont le goût n'était peut-être pas si affiné que la pointe desa lance.
Dès que les avant-gardes eurent pris contact par desbordées réciproques d'injures et un échange convenablede moellons, les gros des deux troupes s'affrontèrent.À cinquante mètres à peine l'un de l'autre, disséminésen tirailleurs, se dissimulant parfois derrière les buissons,sautant à gauche, sautant à droite pour se garer desprojectiles, les adversaires en présence se défiaient,s'injuriaient, s'invitaient à s'approcher, se traitaient delâches et de froussards, puis se criblaient de cailloux, pourrecommencer encore.
Mais il n'y avait guère d'ensemble ; tantôt c'étaient lesFiedois qui avaient le dessus, et tout d'un coup lesMersois, par une pointe hardie, reprenaientl'avantage, les triques au vent ; mais ils s'arrêtaient bientôtdevant une pluie de pierres.
Un Fiedois avait reçu pourtant un caillou à la cheville etavait regagné le bois en clochant ; du côté de Gueret,Berbert, perché sur son chêne d'où il maniait la fronde avecune dextérité de singe, n'avait pu éviter le godon d'unField, de Grandegueule, croyait-il, qui lui avait choqué lecrâne et l'avait tout en saigné.
Il avait même dû descendre et demander un mouchoirpour bander sa blessure, mais rien de précis ne sedessinait. Pourtant, Lucien tenait absolument à utiliserl'embuscade de Tintin et à en chauffer un, disait-il. C'estpourquoi, ayant communiqué son idée à moi, je fitsemblant de me faufiler seul du côté du buisson occupé parTintin, pour assaillir de flanc les ennemis.
Mais ils'arrangea du mieux qu'il put pour être vu de quelquesguerriers de Field, tout en ayant l'air de ne pasremarquer leur manœuvre. Il se mit donc à ramper et àmarcher à quatre pattes du côté du haut et il ricana souscape quand il aperçut Miguel la Lune et deux autres Field se concertant pour l'assaillir, sûrs de leur force collectivecontre un isolé.
Il avança donc imprudemment, tandis que les troisautres se rasaient de son côté. J'ai, à ce moment, poussait une attaque vigoureusepour occuper le gros de la troupe ennemie et Tintin, quivoyait tout de son buisson, prépara mes hommes à l'action :
– Ça va « viendre », mes vieux, attention !
Lucien était à six pas de leur retraite du côté de Field quand lestrois ennemis, surgissant tout à coup d'entre les buissons,se jetèrent furieusement à sa poursuite. Tout comme s'ilétait surpris de cette attaque, le Mersois fit volte-face etbattit en retraite, mais assez lentement pour laisser lesautres gagner du terrain et leur faire croire qu'ils allaient lepincer.
Il repassa aussitôt devant le buisson de Tintin, serréde près par Miguel la Lune et ses deux acolytes. AlorsTintin, donnant le signal de l'attaque, bondit à son tour avecses cinq guerriers, coupant la retraite aux Field etpoussant des cris épouvantables.
– Tous sur Miguel la Lune ! avait-il dit.
Ah ! cela ne fit pas un pli. Les trois ennemis, paralysésde frayeur à ce coup de théâtre inattendu, s'arrêtèrent net,puis crochèrent vivement pour regagner leur camp et deuxs'échappèrent en effet comme l'avait prévu Tintin. MaisMiguel la Lune fut happé par six paires de griffes et enlevé,emporté comme un paquet dans le camp de Gueret,parmi les acclamations et les hurlements de guerre desvainqueurs.
Ce fut un désarroi dans l'armée de Field, quibattit en retraite sur le bois, tandis que lesMersois,entourant leur prisonnier, beuglaient haut leur victoire.Miguel la Lune, entouré d'une quadruple haie de gardiens,se débattait à peine, écrasé sous l'aventure.
– Ah ! mon ami, « on s'a fait choper », fis je, sinistre ; eh bien, attends un peu pour voir !
– Euh ! euh ! euh ! ne me faites point de mal, bégayaMiguel la Lune.
– Oui, mon p'tit, pour que tu nous traites encore depourris et de couilles molles !
– C'est pas moi ! Oh ! mon Dieu ! Qu'est-ce que vousvoulez me faire ?
– Apportez le couteau, commandais je.
– Oh ! « moman, moman » ! Qu'est-ce que vous voulezme couper ?
– Les oreilles, beugla Tintin.
– Et le nez, ajouta Berbert.
– Et le zizi, continua Matthias.
– Sans oublier les couilles, complétais je, on va voirsi tu les as molles !
– Faudra lui lier le sac avant de couper, comme on faitavec les petits taureaux, fit observer Gaégé, qui avaitapparemment assisté à ces sortes d'opérations.
– Sûrement ! qui « c'est qu'a la ficelle » ?
– N'en v'là, répondit Chacha.
– Me faites point de mal ou je le dirai à ma « moman »,larmoya le prisonnier.
– Je me fous autant de ta mère que du pape, ripostais je, cynique.
– Et à m'sieu le curé ! ajouta Miguel la Lune, épouvanté.
– Je te redis que je m'en refous !
– Et au maître, fit-il encore, miguant plus que jamais.
– Je l'emmerde ! Ah ! voilà que tu nous menaces par dessus le marché maintenant ! Manquait plus que ça !Attends un peu, mon salaud ! Passez-moi le châtre bique.
Et, l'eustache en main, j'aborda ma victime. Ilpassa d'abord simplement le dos du couteau sur lesoreilles de Miguel la Lune qui, croyant au froid du métal queça y était vraiment, se mit à sangloter et à hurler, puissatisfait il s'arrêta dans cette voie et se mit en devoir de lui« affûter », comme il disait, proprement ses habits.
Il commença par la blouse, il arracha les agrafesmétalliques du col, coupa les boutons des manches ainsique ceux qui fermaient le devant de la blouse, puis il fenditentièrement les boutonnières, ensuite de quoi Berbert fitsauter ce vêtement inutile ; les boutons du tricot et lesboutonnières subirent un sort pareil ; les bretellesn'échappèrent point, on fit sauter le tricot.
Ce fut ensuite letour de la chemise : du col au plastron et aux manches, pasun bouton ni une boutonnière n'échappa ; ensuite lepantalon fut lui-même échenillé : pattes et boucles etpoches et boutons et boutonnières y passèrent ; lesjarretières en élastique qui tenaient les bas furentconfisquées, les cordons de souliers taillés en trente-sixmorceaux.
– Tas pas de « caneçon » ? non ! repris je, envérifiant l'intérieur de la culotte qui dégringolait sur lesjarrets.
– Eh bien ! maintenant, fous le camp !Lui dis je, et, tel un honnête juré qui, sous un régimerépublicain, sans haine et sans crainte, obéit uniquementaux injonctions de sa conscience, il ne lui lança pour finirqu'un solide et vigoureux coup de pied à l'endroit« ousque » le dos perd son nom. Rien ne tenait plus deshabits de Miguel la Lune et il pleurait, misérable et petit, aumilieu des ennemis qui le raillaient et le huaient.
– Viens donc m'arrêter, maintenant ! invita Lucien narquois, tandis que l'autre, ayant remis sur son tricot quine boutonnait plus sa blouse qui pendait en marchand debiques, essayait en vain de rassembler dans son pantalonles pans de sa chemise débraillée.
– Va voir maintenant ce que veut te dire ta mère,acheva Berbert, retournant le poignard dans la plaie.Et lent, dans le soir qui tombait, traînant les pieds oùses souliers tenaient à peine, Miguel la Lune, pleurant,geignant et sanglotant, rejoignit dans le bois sescamarades à l'affût qui l'attendaient anxieusement,l'entourèrent et lui portèrent aide et secours autant qu'ilétait en leur pouvoir de le faire.
Et là-bas, au levant où leur groupe se distinguait malmaintenant dans le crépuscule, retentissaient les cris detriomphe et les insultes narquoises des Mersois victorieux.J'ai, enfin, résuma la situation :
– Hein ! on leur z'y a posé ! Ça leur apprendra à cesAlboches-là !
Puis, comme rien de nouveau n'apparaissait à lalisière, cette journée étant définitivement la leur, ilsdévalèrent le communal de la Saute jusqu'à la carrière àPepiot.Et de là, par rangs de six, bras dessus, bras dessous, moi de côté, le bâton brandi, Berbert en avant, sonmouchoir rouge de sang servant d'enseigne au bout de satrique de bataille, ils partirent au commandement du chef,claquant des talons et marquant le pas, vers le pensionnat en chantant de tous leurs poumons :
La victoiren chantant,
Nous ou-vre la barriè-re
La li-berté gui-ide nos pas,
Et du No-rau Midi la trom-pette guerrièreA sonné
l'heure des com-ombats...
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