Chapitre 2

Les ambassadeurs des deux puissances ont échangé des vues au sujet de la question du Maroc. Les journaux. Quand « le second » eut sonné au clocher du village, une demi-heure avant le dernier coup de cloche annonçant la messe du dimanche, Moi, vêtu de  ma veste de drap taillée dans la vieille anglaise de mon grand-père, culotté d'un pantalon de droguet neuf, chaussé de brodequins ternis par une épaisse couche de graisse et coiffé d'une casquette à poil, moi, dis-je, vint s'appuyer contre le mur du lavoir communal et attendit mes troupes pour les mettre au courant de la situation et les informer du plein succès de l'entreprise. 

Là-bas, devant la porte de l'aubergiste, quelques hommes, le brûle-gueule aux dents, se préparaient à aller« piquer une larme » avant d'entrer à l'église. 

Berbert arriva bientôt avec son pantalon limé aux jarrets et sa cravate rouge comme une gorge de bouvreuil : ils se sourirent ; puis vinrent les Lulu et Chacha, l'air flaireur ; puis Gégé, qui n'était pas encore au courant, et Agnian et Nicolas. 

Matthias, Pierre, Lancelot, Arthur et tout le contingent au grand complet des combattants de Guéret, en tout une quarantaine. Les cinq héros de la veille recommencèrent au moins dix fois chacun le récit de leur expédition, et, la bouche humide et les yeux brillants, les camarades buvaient leurs paroles, mimaient les gestes et applaudissaient à chaque coup frénétiquement. 

Ensuite de quoi je résuma la situation en cestermes : 

– Comme ça ils verront si on en est des couilles molles ! Alors, sûrement, cette après-midi ils viendront se rétrainer par les buissons , histoire de chercher rogne, et on y sera tous pour les recevoir « un peu ».Faudra prendre tous les lance-pierres et toutes les frondes. Pas besoin de s'embarrasser des triques, on veut pas se colleter. Avec les habits du dimanche il faut faire attention et ne pas trop se salir, parce que, on se ferait beigner, en rentrant. Seulement on leur dira deux mots. 

Le troisième coup de cloche (le dernier) sonnant à toute volée, les mit en branle et les ramena lentement à leur place accoutumée dans les petits bancs de la chapelle, symétrique à celle de la Vierge, où s'installaient les gamines. 

– Foutre ! fit Berbert en arrivant sous les cloches ; et moi que je dois servir la messe aujord'hui, j'vas me faire engueuler par le noir !

 Et sans prendre le temps de plonger sa main dans le grand bénitier de pierre où les camarades chantent en passant, il traversa la nef en filant tel un zèbre pour aller endosser son surplis de thuriféraire ou d'acolyte. Quand, à l'Asperges me, il passa entre les bancs, portant son baquet d'eau bénite où le curé faisait trempette avec son goupillon, il ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil sur ses frères d'armes.

 Il  me vit montrant à Nicolas une image que lui avait donnée la sœur de Tintin, une fleur de tulipe ou de géranium, à moins que ce ne fût une pensée, soulignée du mot « souvenir » et il clignait de l'œil d'un air donjuanesque.

Alors Berbert songea lui aussi à Juliette, sa bonne amie, à qui il avait offert dernièrement un pain d'épices, de deux sous s'il vous plaît, qu'il avait acheté à la foire, un joli pain d'épices en cœur, saupoudré de bonbonnets rouges, bleus et jaunes, orné d'une devise qui lui avait semblé tout à fait très bien : 

Je mets mon cœur à vos genoux, Acceptez-le, il est à vous !

 Il la chercha de l'œil dans les rangs des petites filles et vit qu'elle le regardait. La gravité de son office lui interdisait le sourire, mais il eut un choc au cœur et, légèrement rougissant, se redressa, le bidon d'eau bénite à son poignet raidi. Ce mouvement n'échappa point à Matthias, qui confia à Tintin : 

Ergarde  donc Berbert s'il se rebraque ! 

On voit bien que Juliette le reluque. Et Berbert en lui-même pensait : 

Maintenant que c'est l'école, on va se revoir plus souvent !Oui... mais la guerre était déclarée !À la sortie de l'office de vêpres, je réunis toutes mes troupes et parla en chef : 

– Allez mettre vos blousons, prenez un chanteau de pain et rappliquez au bas de la Saute à la Carrière à Statue. 

Ils s'écampillèrent comme une volée de moineaux et, cinq minutes après, l'un courant derrière l'autre, le qui gnonde pain aux dents, se rejoignirent à l'endroit désigné par le général. 

– Faudra pas dépasser le tournant du chemin, recommandais je, conscient de mon rôle et soucieux de ma troupe. 

– Alors tu crois qu'ils vont venir ? 

– Autrement, ça serait rien foireux de leur part, et j'ajouta pour expliquer mon ordre : 

– Il y en a qui sont lestes, vous savez, les culs lourds : t'entends, Nicolas ! hein ! s'agit pas de se faire chiper. Prenez des godons « dedans » vos poches ; à ceusses qu'ont des frondes à « lastique » donnez-y les beaux cailloux et attention de pas les perdre. 

On va monter jusqu'au Gros Buisson. Le communal, qui s'étend du bois nord-est au bois  au sud-ouest, est un grand rectangle en remblais, long de quinze cents mètres environ et large de huit cents. Les lisières des deux forêts sont les deux petits côtés du rectangle ; un mur de pierre doublé d'une haie protégée elle-même par un épais rempart de buissons le borne en bas vers les champs de la fin ; au dessus la limite assez indécise est marquée par des carrières abandonnées, perdues dans une bande de bois non classée, avec des massifs de noisetiers et de coudriers formant un épais taillis que l'on ne coupe jamais.

D'ailleurs, tout le communal est couvert de buissons, de massifs, de bosquets, d'arbres isolés ou groupés qui font de ce terrain un idéal champ de bataille. Un chemin ferré venant du village gravit lentement en semi-diagonale le rectangle, puis, à cinquante mètres de la lisière du bois , fait un contour aigu pour permettre aux voitures chargées d'atteindre sans trop de peine le sommet du « crêtot ».Un grand massif avec des chênes, des épines, des prunelliers, des noisetiers, des coudriers, emplit la boucle du contour : on l'appelle le Gros Buisson. Des carrières à ciel ouvert exploitées par des vieux, qui s'intitulent enterpreneurs après boire, et quelquefois par autre vieux, bordent le chemin vers le bas. Pour les gosses, elles constituent uniquement d'excellents et inépuisables magasins d'approvisionnement.

C'était sur ce terrain fatal, à égale distance des deux villages, que, depuis des années et des années, les générations de l'école militaire a Gueret et de l'école public de Field s'étaient copieusement rossées, fustigées et lapidées, car tous les automnes et tous les hivers ça recommençait.

Les Mersois s'avançaient habituellement jusqu'au contour, gardant la boucle du chemin, bien que l'autre côté appartînt encore à leur commune et le bois aussi, mais comme ce bois était tout près du village ennemi, il servait aux adversaires de camp retranché, de champ de retraite et d'abri sûr en cas de poursuite, ce qui me faisais rager :

– On a toujours l'air d'être envahi, nom de D... !

Or, il n'y avait pas cinq minutes qu'on avait fini son pain, que Berbert le grimpeur, posté en vigie dans les branches du grand chêne, signalait des remuements suspects à la lisière ennemie.

– Quand je vous le disais, constatais je ! Calez vous, hein ! qu'ils croient que je suis tout seul ! Je m'en vas les houksser ! kss ! kss ! attrape ! et si des fois ils se lançaient pour me prendre... hop !

Et je sortant de mon couvert d'épines, la conversation diplomatique suivante s'engagea dans les formes habituelles :

– Montre-toi donc, hé grand fendu, cudot, feignant, pourri ! Si t'es pas un lâche, montre-la ta sale gueule de peigne-cul ! va !

– Hé grand'crevure, approche un peu, toi aussi, pourvoir ! répliqua l'ennemi.

– C'est des Guys, fit Berbert, mais je vois encore Grandegueule, et Bancal et Tatton et Miguel la Lune : ils sont une chiée. 

Ce petit renseignement entendu, je continua :

– C'est toi hein, merdeux ! qu'as traité les Mersois de couilles molles. Je te l'ai-t-y fait voir moi, si on est en des couilles molles ! I gn'a fallu tous vos pantets  pour effacer ce que j'ai marqué à la porte de vot'église ! C'est pas des foireux comme vous qu'en auraient osé faire autant.

– Approche donc « un peu » « pisque » t'es si malin, grand gueulard, t'as que la gueule... et les gigues pour « t'en sauver » !

– Fais seulement la moitié du chemin, hé ! pattier ! C'est pas passe que ton père tâtait les couilles des vaches sur les champs de foire que t'es devenu riche !

– Et toi donc ! ton bacul où que vous restez est tout crevi d'hypothèques !

– Hypothèque toi-même, traîne-besache ! Quand c'est t'y que tu vas reprendre le fusil de toile de ton grand père pour aller assommer les portes à coups de« Pater » ?

– C'est pas chez nous comme à Mers, où que les poules crèvent de faim en pleine moisson.

– Tant qu'à Field c'est les poux qui crèvent sur vos caboches, mais on ne sait pas si c'est de faim ou de poison. Velri Pourri Traîne la Murie À vau les vies 

Ouhe !... ouhe !... ouhe !... Je fis derrière le chœur des guerriers Gueret incapable de se dissimuler et de contenir plus longtemps son enthousiasme et sa colère.

Des Guys riposta : MersoisPique merde, Tâte merde, Montés sur quatre pieux Les diabl'te tir'à eux ! 

Et le chœur des Field applaudit à son tour frénétiquement le général par des Euh ! euh ! prolongés et euphoniques. Des bordées d'insultes furent jetées de part et d'autre en rafales et en trombes ; puis les deux chefs, également surexcités, après s'être lancé les injures classiques et modernes :

– Enfonceurs de portes ouvertes ! 

– Étrangleurs de chats par la queue ! 

etc., ctc.,revenant au mode antique, se flanquèrent à la face avec toute la déloyauté coutumière les accusations les plus abracadabrantes et les plus ignobles de leur répertoire :

– Hé ! t'en souviens-tu quand ta mère p... dans le rata pour te faire de la sauce !

– Et toi, quand elle demandait les sacs au châtreur de taureaux pour te les faire bouffer en salade !

– Rappelle-toi donc le jour où ton père disait qu'il aurait plus d'avantage à élever un veau qu'un peut merle comme toi !

– Et toi ? quand ta mère disait qu'elle aimerait mieux faire téter une vache que ta sœur, passe que ça serait au moins pas une putain qu'elle élèverait !

– Ma sœur, ripostait l'autre qui n'en avait pas, elle bat le beurre, quand elle battra la m... tu viendras lécher le bâton ; ou bien : elle est pavée d'ardoises pour que les petits crapauds comme toi n'y puissent pas grimper !

– Attention, prévint Berbert, v'là Grandgueule qui lance des pierres avec sa fronde. 

Un caillou, en effet, siffla en l'air au-dessus des têtes, auquel des ricanements répondirent, et des grêles de projectiles rayèrent bientôt le ciel de part et d'autre, cependant que le flot écumeux et sans cesse grossissant d'injures salaces continuait de fluctuer du Gros Buisson à la lisière, le répertoire des uns comme des autres étant aussi abondant que richement choisi.

Mais c'était dimanche : les deux partis étaient vêtus de leurs beaux affutiaux et nul, pas plus les chefs que les soldats, ne se souciait d'en compromettre l'ordonnance dans des corps à corps dangereux. Aussi toute la lutte se borna-t-elle ce jour-là à cet échange de vues, si l'on peut dire, et à ce duel d'artillerie qui ne fit d'ailleurs aucune victime sérieuse, pas plus d'un côté que de l'autre.

Quand le premier coup de la prière sonna à l'église de Field, Du Guys donna à son armée le signal du retour, non sans avoir lancé aux ennemis, avec une dernière injure et un dernier caillou, cette suprême provocation :

– C'est demain qu'on vous y retrouvera, les couilles molles de Gueret !

– Tu fous le camp ! hé lâche ! raillais je ; attends un peu, oui, attends à demain, tu verras ce qu'on vous passera, tas de peigne-culs ! 

Et une dernière bordée de cailloux salua la rentrée des Field dans la tranchée du milieu qu'ils suivaient pour le retour. Les Mersois, dont l'horloge communale retardais ou dont l'heure de la prière était peut-être reculée, profitèrent de la disparition des ennemis et prirent pour le lendemain leurs dispositions de combat. Tintin eut une idée de génie.

– Il faudra, dit-il, se caler cinq ou six dans ce buisson-là, avant qu'ils n'arrivent, et ne bouger ni pieds ni pattes, et le premier qui passera pas trop loin lui tomber sus le râb'e et« s'ensauver » avec.

Le chef d'embuscade, immédiatement approuvé, choisit parmi les plus lestes les cinq qui l'accompagneraient, pendant que les autres mèneraient l'attaque de front, et tous rentrèrent au pensionnat, l'âme bouillonnante d'ardeur guerrière et assoiffée de représailles.

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