Le premier humain à vaincre le temps
Il était coincé dans un bloc de glace. Hibernation provoquée par son ensevelissement au-delà de tout ce qui était explorable. Le froid l'avait maintenu en vie. Contre toute attente, son esprit restait éveillé, pris dans une prison de chair figée, comme éternellement retenue.
Combien de temps s'était écoulé? Il l'ignorait, il avait oublié jusqu'à la sensation du temps. Son visage, d'ailleurs, n'affichait aucune ride.
Avec une pointe d'humour, il se disait qu'il aurait sûrement pu faire fortune dans un remède miracle anti-vieillissement, mais cette époque était probablement révolue désormais. Car au-delà, à la surface, le monde avait dû profondément changer.
Combien de temps d'absence au monde un humain peut-il supporter?
Combien de temps peut-on supporter sans agir?
Il respirait. Sous la glace, il respirait. A peine.
Ses muscles avaient fondus, eux. Une poche d'air s'était formée autour de lui. Sa peau n'avait subi aucune brûlure. Entre miracle et malédiction, il hésitait encore.
Saurait-il encore parler?
Ses yeux seraient-ils encore en mesure de recevoir la lumière? Allait-il simplement devenir aveugle dès les premiers rayons? Pourrait-il encore respirer l'air de la surface, quand il sortirait?
Car oui, il allait sortir. Il en était convaincu. C'était tenace bien qu'irrationnel, mais pour lui c'était une certitude. Il n'avait jamais envisagé de passer le restant de ses jours sous la calotte glacière. Il avait eu beaucoup de temps pour y penser. Pour envisager les nouveaux termes de son existence. Ici, seul, loin de tout ce qu'il avait considéré comme nécessaire à l'épanouissement d'un être vivant.
Privée de nourriture et de lumière, alimentée par le gel, respirant le même air saturé, une plante peut-elle encore pousser?
Oui, la réponse était oui: et il avait pu l'observer de ses propres yeux au labo. Elles poussaient encore, mais il leur fallait déployer de très longues racines. Qu'en était-il des siennes? Avait-il, à son insu, développé des racines si profondes qu'elles lui permettaient encore aujourd'hui, de n'avoir rien perdu de sa vigueur d'antan? Et comment pourrait-il le savoir, si c'était le cas?
Bien qu'il n'eut jamais eu l'impression d'être un grand bavard, il avait là une formidable occasion de tester les limites de la psyché humaine: sommes-nous vraiment grégaires?
Que restait-il de lui?
Il existait dans le dénuement de tout. Ses sens s'étaient retirés. Qu'en était-il de sa personnalité?
Toujours intacte, pensait-il. Tout au moins, elle était présente. Il avait évidemment mûris, aussi étrange que cela puisse paraître. C'était ce qui lui donnait l'information que du temps s'était écoulé, la seule "preuve" cognitive qu'il avait à sa disposition afin de s'assurer que le monde n'avait pas cessé de tourner. Une preuve rationnelle et intellectuelle malgré l'anesthésie. Fut-il pur esprit que ça ne l'aurait pas étonné, mais là aussi, il avait à sa disposition une conviction qu'il tenait pour irréfutable: son cœur continuait de battre.
Comment fonctionne un esprit quand l'espoir se dissipe? A quoi se rattache une personnalité dont l'avenir promet de se prolonger à l'infini, se répliquant quasi-parfaitement?
Il avait découvert à quel point chaque instant était unique. Aucune stimulation visuelle, mais beaucoup de stimulations sonores. Comme un doux bercement de toutes ces molécules qui dansent ensemble: le murmure de la glace n'est pas accessible à tout le monde, c'est certain.
Non, il n'était pas fou. Au contraire, il vivait son existence dans une extrême intensité, une extrême finesse d'observation de son monde intérieur. La situation l'avait exigée, et bien qu'il se débatte parfois avec ce non-choix, il devait toujours finir par admettre que ça ne lui apportait que souffrance et frustration. Les courbatures des débuts lui paraissaient rassurantes à présent, comme un vague sentiment de "chez-soi".
Puis, cela se produisit: un sifflement.
Un sifflement discret, mais rien ne pouvait plus lui échapper à présent. La moindre variation dans son environnement était perçue chez lui avec une exactitude toujours croissante.
Le sifflement fut suivit d'un vacarme assourdissant: son cœur s'était emballé, cela emplissait tout son espace intérieur comme les résonnances d'une cloche que l'on n'activait plus.
Un réflexe avait poussé ses paupières à tenter de s'ouvrir, mais elles n'en étaient plus capable. La douleur le saisit, c'était comme si la fine peau fragile qui recouvrait ses yeux avait furtivement tenté de s'arracher.
Il suffoquait.
La poche d'air s'était vidée trop vite, ses poumons l'avaient trahis.
"Bois-moi."
"Mange-moi."
"Inspire-moi."
Un frisson s'accrocha sur sa peau. Un seul. Qui s'installa comme une couche en plus, qui n'aurait d'autre but que d'augmenter la surface de contact entre son enveloppe corporelle et le reste.
Une larme, il sentait une larme: non, une goutte glacée sur sa joue. Il la réceptionna du bout des lèvres. Excessivement non salée.
Tant mieux, il avait soif. Il entre-ouvrit un peu plus sa bouche. L'écho du sifflement persistait dans son esprit. Comme une lente vague sonore discontinue.
"Tout cela m'importe peu, songea-il."
Il était comblé de ce son tout comme il était comblé du silence. Pour lui, c'était le même sentiment d'éternité qui caractérisait les deux: car de toute façon, il était toujours là où il fut avant le sifflement.
Les battements du cœur s'étaient calmés. La chair de poule s'était résorbée.
Une intense propension à la nostalgie se réveilla alors en lui.
Il se souvenait.
De tout.
Du monde des sons, des couleurs et du mouvement.
Du monde des noms et des personnes.
Des dates d'anniversaires et des factures.
Des fleurs et des immeubles.
Et les miroirs dans les salles de bain.
Et son propre reflet.
Ô combien il évitait d'y penser, car il en avait fait le tour. Il ne se permettait plus ces luxes-là, car il n'avait aucun espoir d'entendre à nouveau le murmure de la surface, celui des glaces avait tout envahi. Il savait que le deuil de cette vie-là n'était pas terminé, d'ailleurs se mentir à lui-même sur ce point n'aurait rimé à rien: il était, après tout, son seul compagnon de voyage.
"A quoi bon terminer un deuil dont l'achèvement n'aboutirait à aucune autre forme de vie?"
S'il n'y avait pas d'après, alors comment maintenir son esprit vif? Il avait résolu ce dilemme en acceptant la possibilité de remontées de nostalgie. Mais c'était la première fois que l'une d'entre elles se produisait.
"Ça n'était pas douloureux. Je peux l'accepter facilement."
Mais pour une fois, il n'était pas sûr de ce qu'il avançait. Le doute allait le ronger jusqu'à ce que son corps ne se mette à ressentir les effets de sa condition, et il ne pourrait rien faire pour empêcher cela.
Ainsi commença la course contre la montre d'Asor Lerion.
Plus connue aujourd'hui sous le nom de "Guerre du Temps".
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