Chapitre 32 : Mensonge par omission
— Je pratique une forme de magie ancienne. C'est une façon de guérir à travers la manipulation du Fils de vie de chaque individu.
C'était donc cela ! En un sens, Wulfried n'était pas tout à fait surpris. Certes, Iscely n'était pas censée pratiquer la magie, en tant qu'escelienne, mais... Cet état de fait expliquait les étranges fatigues de la jeune fille. D'abord, celle après la veillée, la nuit de l'arrivée du Traqueur, puis cet état proche de l'évanouissement le lendemain. Sans doute soignait-elle gratuitement en cachette de Marhra.
— Je suis en train de renforcer le Fil du bébé. Mais je dois pour cela prendre de mon énergie.
— C'est... prudent ? interrogea Wulfried, saisi d'un mauvais pressentiment.
Avec la magie, on n'avait rien sans rien, il était bien placé pour le savoir. Or, si guérir des broutilles était déjà douloureux, ramener un nouveau-né au seuil de la mort relevait sans doute d'une prise de risque insensée.
— Oui, si je m'arrête à temps, répondit Iscely dont les joues viraient doucement au bleu foncé. C'est justement pour ça que j'ai besoin de toi. Je vais me lever pour que tu saches précisément quand j'atteins mes limites. D'ici quelques minutes, je vais perdre conscience : puisque je vais tomber, ce sera clair pour toi.
— Quoi ? Mais...
— Laisse-moi finir tant que j'en ai la force. Il faudra que tu attrapes le bébé pour qu'il se blesse pas et, surtout, que tu le sépares de moi. Ça rompra le lien et brisera la magie. Le petit sera pas bien fort, mais suffisamment pour téter. Ramène-le tout de suite à sa mère. Les Six feront le reste, je l'espère. Ensuite, reviens : personne doit me voir dans cet état.
— Iscely... Je ne crois pas que ce soit une bonne...
— Je me débrouillerai sans toi, sinon, je l'ai déjà fait.
Wulfried soupira. Il n'allait pas la laisser ainsi. Évidemment. Alors, il la regarda se lever et poursuivre la guérison. Le bébé ne bougeait pas. Était-il encore vivant ? Le jeune homme tenta de fermer les yeux pour visualiser le Fil de l'enfant mais, sans l'aide de Marhra, il ne vit que l'obscurité. Prudent, il préféra abandonner et surveiller Iscely.
Les joues de la jeune fille se teintaient d'un bleu saphir, son souffle s'accélérait. Les sourcils froncés, elle produisait de toute évidence un effort soutenu. La menotte de l'enfant bougea, s'agrippa instinctivement à la robe blanche. La peau d'Iscely se parait de nuances de plus en plus claires, azur, célestes...
Subjugué par ce changement hypnotisant, Wulfried faillit ne pas réagir quand elle s'écroula subitement. Il se précipita vers le bébé. Poussa d'un même mouvement Iscely en arrière sur le lit afin qu'elle ne se blesse pas en tombant. Quelque chose le retint. Une main minuscule s'accrochait avec fermeté au tissu immaculé. Le jeune homme batailla pour séparer l'enfant de sa sauveuse. S'il n'était pas assez rapide, les Six seules savaient ce qui adviendrait de l'imprudente guérisseuse !
Quand, enfin, il parvint à se saisir du bébé, il courut dans la pièce voisine. Il fut accueilli par un silence inquiet, juste avant que la maisonnée ne voie l'enfant bouger et respirer. Le petit, pourtant faible, était bien vivant. Un véritable miracle ! Sans écouter les remerciements qui fusaient, Wulfried gratifia la mère d'un "Félicitations, c'est un beau garçon" expéditif et retourna dans la petite chambre.
Toujours allongée où il l'avait laissée, Iscely avait rouvert les yeux. Sa peau avait retrouvé un peu de ses couleurs sombres et se drapait à nouveau de bleu nuit.
— Je suis désolée, souffla-t-elle.
— De quoi ?
— De t'avoir menti, jusqu'à présent. Mais Mère-Grand doit surtout pas l'apprendre.
Wulfried fronça les sourcils. C'en était assez de ces cachotteries qui poussaient la jeune fille à jouer avec sa vie !
— Et pourquoi pas ? Elle pratique bien la magie, elle ! Elle pourrait t'apprendre... Ou toi, lui enseigner ce que tu connais. En fait, je ne sais pas laquelle de vous deux maîtrise le mieux les Fils.
Iscely parut surprise et s'assit avec précaution. Ses mains tremblaient. Sans doute la tête lui tournait-elle encore.
— Comment... sais-tu ça ?
— Elle m'a pris pour élève. Je ne devais pas t'en parler, mais puisque...
— PARDON ?
Iscely avait presque crié, malgré son état d'épuisement.
— C'est impossible ! Tu n'as aucune once de magie en toi, Wulf !
Vexé, le jeune homme balaya ses protestations d'un geste :
— Qu'en sais-tu ? J'ai déjà réussi à guérir des cafards, des rats et même un chat...
Il se tut, mal à l'aise. Devait-il lui avouer la suite ? Iscely paraissait déjà dévastée par ces explications. Était-elle jalouse ? Wulfried commença à regretter ses confidences : Marhra avait bien précisé de ne rien dire. Il devait y avoir une bonne raison !
La jeune fille agrippait sa robe convulsivement et son teint avait viré au bleu pâle à nouveau.
— C'est impossible. C'est une magie héréditaire. Héréditaire, tu entends ? Les détenteurs assez puissants peuvent détecter les autres et... sans vouloir me vanter, je m'en serais aperçu, si tu étais capable de manipuler les Fils.
Le jeune homme garda le silence. Iscely hésitait : son angoisse était palpable. Elle marmonna ce qui ressemblait à une brève prière en escelien. Enfin, elle se jeta à l'eau sans oser le regarder dans les yeux.
— Wulf... comment Mère-Grand s'y est-elle pris pour t'enseigner sa magie ?
Tout à coup, le jeune homme ne fut plus aussi sûr de lui. Pourquoi Iscely avait-elle déjà ce visage bouleversé alors même qu'il ne lui avait pas avoué le plus grave ?
— Elle m'a demandé de lui tenir les mains, de fermer les yeux et de la laisser entrer dans mon esprit.
— Pescerli ! cria Iscely de colère en frappant la paillasse dans un geste furieux.
Cette fois, c'était bien un juron. Il resta bouche bée, ne l'ayant jamais vue dans un tel état de fureur. La jeune fille paraissait réellement hors d'elle et ce n'en était que plus saisissant quand on connaissait son caractère habituel.
— Non mais c'est pas vrai ! poursuivit-elle en se levant. Cette...
Elle dut s'apercevoir de l'état de stupéfaction dans laquelle était plongé Wulfried, car elle parut faire un effort pour se calmer et ravala l'insulte.
— Il faut qu'on parle. Tu es en danger. Allons vérifier que le bébé et la mère vont bien et, ensuite, on trouvera un endroit calme. Je dois un peu me remettre avant de t'examiner.
Complètement déboussolé, Wulfried obéit en silence. Il écouta à peine les remerciements chaleureux prodigués par la famille et suivit Iscely dans la rue dès qu'elle prit congé.
En danger... Pourquoi, en danger ? Parce que Marha était entrée dans son esprit ? Elle ne lui avait à priori fait aucun mal. Les séances étaient même un peu moins douloureuses, si l'on excluait celle avec la jeune fille prise comme sujet d'entrainement.
Cette dernière avançait d'un bon pas. Son teint avait à nouveau une belle couleur ébène. L'apprentie, cependant, ne se départait pas de son air soucieux.
Elle traversa plusieurs ruelles d'un pas rapide, s'engagea dans une partie de la ville qui semblait à l'abandon. Wulfried sourcilla devant les masures envahies de végétation, à demi écroulées, aux ouvertures murées ou barrées de planches. Pensif, il évita les flaques stagnantes, trébucha sur les pavés manquants de la voie éventrée. Plus il avançait, plus la peur s'insinuait en lui. Iscely ne s'affolait jamais pour rien, même dans une situation aussi désespérée qu'un accouchement prématuré. Alors, pourquoi paniquait-elle en apprenant qu'il avait goûté à la magie ? Il se rappelait la première fois où il avait suivi l'apprentie, dans les rues de Mreoria. Ce jour-là, déjà, il avait hésité à faire confiance. Où cette petite fée étrange l'entrainait-elle encore ?
Enfin, Iscely se faufila derrière un pan de mur décrépis, poussa quelques arbustes chétifs et déboula dans la cour d'une ancienne maison désormais à ciel ouvert. Un banc de pierre subsistait, aux pieds couverts de mousse, ainsi qu'une fontaine tarie. Le dallage au sol évoquait des arabesques délavées et les murs en ruine révélaient des restes de fresques en mosaïque. Les arbres poussaient autour de ce petit havre de paix et laissaient retomber leur ramure, créant un toit végétal.
Iscely s'assit sur le banc et le jeune homme s'installa à ses côtés, déboussolé.
— Voilà, nous serons tranquilles pour parler ici. Je sais pas exactement comment Mère-Grand a réussi à te convaincre qu'elle pouvait t'apprendre la magie, mais c'est un mensonge.
— J'ai pourtant soigné...
— Seul ?
Wulfried se sentit stupide. En effet : sans Marhra, il était encore incapable de guérir quoi que ce soit. Devant sa mine déconfite, Iscely soupira :
— J'aimerais savoir ce qu'elle t'a fait et pourquoi... Tu as des moments d'oubli ?
— Non, j'ai perdu connaissance, une seule fois... Sinon, j'ai des maux de tête, des nausées, je vomis parfois. Mais pas d'absence.
Devait-il lui avouer la teneur de sa dernière séance ? Si Iscely disait vrai, il n'avait aucune envie qu'elle le laisse sans explication parce qu'elle se serait fâchée contre lui.
— Tu penses avoir agi contre ta volonté ? Vu des objets en ta possession que t'aurais pas dû trouver là ?
— Non... non, vraiment pas.
— Tu as eu des douleurs autres que celles juste après les séances ? Une impression de manque ? Comme si on t'avait ôté une partie de toi ?
Wulfried secoua encore la tête, perdu. Iscely se calma un peu, mais sans cesser de paraître inquiète :
— D'accord. Est-ce que tu accepterais que j'entre dans ton esprit, moi aussi ? Je voudrais voir l'état de ton Fil.
Bien que mal à l'aise, le jeune homme accepta et lui tendit les mains. Devait-il la prévenir que la dernière fois qu'il s'était frotté à cet exercice avec elle, il avait été violemment rejeté ?
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