Chapitre 3 : Marhra
Iscely conduisit le jeune homme au pied d'un immense escalier de pierre. Ce dernier menait à une haute tour, cernée de murs noirs percés de fenêtres inaccessibles. Une véritable petite forteresse au sein de la ville. Wulfried s'immobilisa, perplexe. Quand il était entré dans Mreoria, il avait remarqué, de loin, le donjon, mais en avait conclu qu'il voyait le domaine du seigneur, ou bien la place forte où se trouvaient les geôles. A aucun moment il ne s'était imaginé qu'il puisse s'agir de la demeure d'une guérisseuse.
— Serais-tu noble, ou quelque chose de ce genre ? demanda-t-il à Iscely.
Cette dernière éclata d'un rire clair.
— Bien-sûr que non ! Quelle drôle d'idée ! Tu trouves que je ressemble à une princesse ? C'est gentil, ça ! J'aimerais bien, remarque ! Quoique je pense pas qu'une noble demoiselle ait le droit de se promener toute seule ! Du coup, ça m'embêterait, tu vois ! Moi, j'aime bien traîner un peu partout, où je veux ! Avant de vivre ici, je voyageais beaucoup, tu sais !
Toujours ce bavardage intempestif. Wulfried préféra l'ignorer, alors qu'elle énumérait les endroits qu'elle avait déjà visités et la suivit, méfiant, de marche en marche. Autour d'eux, des roches brunes, mangées de lichen noirâtre. En haut, les attendait une porte de bois basse flanquée d'un médaillon de bois sculpté, représentant une tortue, symbole des guérisseurs.
Iscely y frappa trois fois et attendit, tandis que Wulfried se retournait vers la ville. De là, il avait une vue plongeante sur Mreoria et son vaste réseau de ruelles tortueuses. Comme la pluie redoublait, il resserra les pans de son manteau. La jeune fille semblait insensible aux gouttes d'eau qui lui dégoulinaient dans le cou, et même au vent glacial qui, à cette hauteur, faisait virevolter sa robe blanche.
Elle lui sourit avec gentillesse lorsqu'elle s'aperçut qu'il l'observait. Il détourna les yeux, mal à l'aise. Etrange. Il n'avait pas d'autre mot pour la décrire. Comme si elle n'était pas intégrée à ce sinistre décor et n'avait rien à faire là. Il faisait froid et humide, tout ici respirait la tristesse et la débauche et elle, elle se tenait là, tout sourire avec lui, comme si la vie n'avait que du bon à lui apporter.
La porte s'ouvrit, coupant court à ses réflexions maussades. Une vieille femme rondelette, le visage creusé de rides et le rictus édenté, vêtue de châles aux couleurs passées, surgit sur le perron. Elle ignora Iscely pour darder deux pupilles noires sur le jeune homme.
— De la visite ! A cette heure ? Un client, fillette ?
Sa voix était criarde, désagréable à l'oreille. L'interpellée secoua la tête :
— Non, mais Wulfried est aussi guérisseur et il aimerait en savoir plus sur notre art. Ah, et, aussi, il cherche un endroit où dormir !
Finalement, Iscely n'était peut-être pas aussi bête qu'elle en avait l'air : elle avait bien compris où il voulait en venir. La vieille femme plissa les yeux et s'approcha du nouveau-venu pour le détailler. Son nez s'approcha de celui de Wulfried au point de le frôler tandis qu'elle attrapait ses mains avec les siennes. Le jeune homme résista à l'envie de reculer violemment lorsqu'il se sentit immobilisé par cette poigne de fer.
Venait-elle de le renifler ? Il n'eut pas le temps de se poser davantage de questions, car la vieille le lâcha pour reprendre une distance plus habituelle et sourit avec bienveillance.
— En voilà un beau garçon ! Je suis sûre qu'il ferait un bon compagnon pour toi, fillette ! Peut-être sa présence t'aiderait-elle à mettre un peu de réflexion dans ta petite tête !
Sans attendre de réponse, elle leur fit signe d'entrer et se recula dans ce qui se révéla être un couloir obscur éclairé d'une bougie tremblotante.
— Je me nomme Marhra, annonça-t-elle encore. Mais tu peux m'appeler Mère-grand, comme tout le monde ici.
Wulfried n'avait aucune envie d'entrer dans cet endroit. Cette bonne femme le mettait mal à l'aise et Iscely, avec son excessive gentillesse, ne le rassurait pas tellement plus. Il repensa sans le vouloir à ces histoires sordides d'aventuriers égarés dans des donjons maudits, ou attirés par des fantômes en robe blanche.
Il se fit tout de même violence, se décida à franchir le seuil de la porte et à enlever son capuchon. Le chandelier accroché au mur renvoyait des ombres mouvantes sur les murs. La décoration inexistante, qui laissait les pierres apparentes, rendait l'endroit encore plus sinistre. Le froid donnait l'impression de pénétrer dans un caveau.
— Allez, viens, ne crains rien ! lui chuchota Iscely avec un sourire en coin.
Vexé, Wulfried se dépêcha d'obéir. Il n'avait pas peur : il était prudent, voilà tout ! Et puis, encore une fois, il n'aimait pas cette façon que la jeune fille avait de le pousser à avancer. Il se surprit à tapoter le pommeau de son épée nerveusement et tenta de se calmer lorsqu'Iscely claqua la lourde porte derrière lui et tourna la clef dans la serrure. Une fois. Deux fois. Trois fois.
Wulfried se força à respirer. Il n'était plus un enfant et les spectres n'existaient pas.
Le couloir débouchait sur une salle ronde, éclairée de chandeliers, cernée d'étagères surchargées qui débordaient de fioles, de grimoires et de récipients aux formes étranges. Au plafond, une multitude d'herbes séchées embaumait l'atmosphère, jusqu'à la rendre difficilement respirable puisque seule une meurtrière aérait l'endroit. Wulfried se mit à tousser mais s'efforça de ne pas montrer d'autres signes de désagrément. Hors de question qu'Iscely se moque à nouveau de lui ! Il préféra aussi ignorer les animaux empaillés qui fixaient les arrivants de leurs yeux morts.
Cette pièce acheva de le mettre mal à l'aise : il ne s'y connaissait pas en repère de sorcière mais, de toute évidence, il se trouvait dans un de ces lieux lugubres.
Au centre, un bureau couvert d'un tissu de velours sombre, brodé de symboles ésotériques. Wulfried s'en approcha en traversant la salle, à la suite de Marhra. Il y trônait un Jeu de Lunes. Le jeune homme se retint de lever les yeux au ciel : la guérisseuse devait dire la bonne aventure. Matériel de charlatan, songea-t-il : il n'avait jamais cru à ces sornettes !
Attrapant une bougie accrochée au mur, la vieille femme rappela son visiteur à l'ordre d'un grognement et il se hâta de la suivre. Elle les fit passer dans la pièce adjacente, bien plus sobre. Une paillasse recouverte d'un drap blanc à la propreté évidente. Un seau d'eau claire, une cuvette et un broc de métal. Des braises chaudes dans la cheminée, près de laquelle attendaient des fers utilisés pour cautériser les plaies.
Sur une table, se trouvait ce que Wulfried reconnut être des ustensiles de chirurgie : ciseaux fins, scalpels, pinces... ainsi que des bandages roulés. Voilà qui était bien plus intéressant. Dans des bocaux étiquetés, des poudres. Malgré la semi-obscurité, il en déchiffra quelques noms en silence : datura, sauge, consoude... Le parfait nécessaire de soin ! Peut-être, après réflexion, la propriétaire des lieux avait-elle quelques réelles compétences médicinales.
— Traîne pas, gamin ! s'exclama la vieille en montant l'escalier en colimaçon qui disparaissait dans le plafond.
La vitesse à laquelle elle gravissait les marches impressionna Wulfried qui se trouva vite essoufflé. Derrière lui, Iscely semblait sautiller sans difficulté. D'étage en étage, ils passèrent devant plusieurs portes mystérieuses avant que Marhra ne s'immobilise et pousse l'une d'entre elles.
Le jeune homme pénétra dans un salon au style campagnard. Une petite table ronde au milieu, entourée de deux fauteuils de bois garnis d'un coussin qui invitaient à s'asseoir devant la cheminée. La vieille femme fit signe à Wulfried de s'installer tandis qu'Iscely ravivait les braises afin de chasser l'air froid de la pièce.
— Alors comme ça, tu veux devenir guérisseur ? demanda Marhra en s'asseyant face à lui.
Wulfried secoua la tête :
— Je le suis déjà. Mais je suppose qu'il y a toujours à apprendre pour s'améliorer.
Il s'efforçait de garder l'air avenant mais, tout ce qu'il voulait, en cet instant, c'était aller se coucher, passer une bonne nuit et quitter cet endroit étrange le lendemain matin. D'autant qu'il n'arrivait pas à déterminer si cette bonne femme aux airs de sorcière s'y connaissait vraiment en remèdes. Il était plus probable qu'elle se contente de marmonner des mots étranges pour impressionner ses patients, et qu'elle accompagne ses simagrées de potions banales pour guérir les maux courants, que n'importe qui connaissait, même dans les coins les plus reculés du pays. La salle de soins était, semblait-il, assez complète, mais rien ne prouvait que cette femme savait en faire bon usage.
Comme Iscely tirait un tabouret pour s'asseoir près d'eux, Marhra lui désigna le feu :
— Reste pas plantée là, fillette ! Sers-nous donc une tisane !
Tandis qu'Iscely s'exécutait et mettait des herbes à infuser, la vieille reporta son attention sur le jeune homme.
— Sais-tu lire ?
Wulfried avait reçu une bonne éducation, comme tous les Traqueurs et avait bien entendu appris la lecture, tout comme l'écriture, le calcul ou la géographie. Cependant, au moment où il ouvrait la bouche pour répondre, il vit Iscely lui faire les gros yeux. "Non" fit-elle lentement de la tête, dans le dos de Marhra.
Perplexe, Wulfried préféra obtempérer, sans vraiment comprendre pourquoi la jeune fille lui intimait de ne rien dire.
— Non, je ne suis pas très doué avec les lettres, prétendit-il.
Marhra eut un sourire réjoui :
— Parfait ! Je ne supporte pas ces imbéciles qui se croient plus savants que les autres parce qu'ils déchiffrent des bêtises sur des bouts de parchemin ! Ca ramollit l'esprit de ne rien avoir besoin de retenir ! Mais, alors, dis-moi...
Elle ferma les yeux un instant, comme pour réfléchir, ce qui laissa le temps à Iscely d'échanger un sourire de connivence avec Wulfried. Cette dernière s'était rendue utile, il ne pouvait le nier.
Marhra rapprochait déjà son fauteuil de lui et, à nouveau, le regardait comme si elle voulait sonder son esprit.
— Alors, dis-moi, jeune homme... Qu'utilises-tu pour désinfecter une plaie ?
Voulait-elle le tester ? A sa guise. Wulfried avait confiance en ses propres compétences, à défaut de celles de cette vieille bonne femme.
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