Chapitre 28 : Quand les Fils se resserrent
L'écriture ancienne paraissait danser, se diluer sous la flamme de la bougie. Wulfried cligna des yeux et bâilla. Depuis combien de temps lisait-il dans la salle interdite ?
Le Néant est une force supérieure à la vôtre. Quoique vous tentiez, ne le laissez pas vous submerger. Pensez toujours à vous prémunir en utilisant un lien ou un signal sonore qui vous permettra de revenir. Il ne faut jamais partir sans l'assurance que votre inconscience déclenchera l'alerte.
Les paupières lourdes, le jeune homme termina la page. Les ombres mouvantes lui tournaient la tête.
— Wulfried...
Ce murmure... L'interpelé jeta un regard paniqué autour de lui. Ses yeux accoutumés à la flamme vive ne voyaient plus rien d'autre dans la pièce. Les ténèbres l'environnaient. Qui avait parlé ? Il porta la main à sa ceinture mais ni sa dague, ni son épée ne s'y trouvaient.
— Tu ne devrais pas être ici, souffla encore la voix.
Jugulant la peur inexorable qui le saisissait, le jeune homme fit un pas en arrière.
La chandelle, soufflée par un courant d'air soudain, le plongea dans une obscurité épaisse. Wulfried voulut demander qui était là, mais sa gorge nouée l'en empêcha.
— Tu en sais trop, poursuivit le murmure atone.
Le Traqueur respirait avec difficulté, oppressé. Il se ramassa sur lui-même comme pour combattre mais se trouva sans comprendre au sol, recroquevillé.
— Tu dois te taire, conclut la voix inanimée.
Une main glacée le saisit à la gorge.
Wulfried hurla.
Il se réveilla aussitôt et sursauta à nouveau en tombant nez-à-nez avec le visage inquiet d'Iscely, éclairé par une flamme vacillante.
— Wulf ! Est-ce que ça va ?
Il la repoussa maladroitement. Il manquait d'air, son cœur tambourinait si fort que ses tympans vibraient. Satanés cauchemars ! Pas une nuit sans eux, pas une nuit sans sueurs froides, pas une nuit sans ce sentiment de vide et de frustration inexorable.
Il inspira un grand coup et esquissa une grimace penaude à l'intention de la jeune fille qui le dévisageait.
— Désolé, ce n'est rien... Juste un mauvais rêve.
Elle s'assit sur le bord de la paillasse et lui rendit un sourire compréhensif.
— Je sais. Tu t'agites souvent dans ton sommeil. Tu veux en parler ?
Il secoua la tête. Pas question de s'épancher ! L'impression de malaise se dissipait déjà. Il allait se rendormir... du moins fallait-il l'espérer. Ces derniers temps, les crises se faisaient plus violente, plus poignantes. Il mettait du temps à s'en remettre. Ce stupide donjon ne devait pas l'aider à se rassurer, ne serait-ce qu'avec ces figurines étranges qui peuplaient la chambre. Quant à la souffrance engendrée par les leçons de Marhra, elle lui brouillait les idées et le fatiguait plus que de raison.
— Comme tu veux, reprit Iscely en saisissant la chandelle pour l'éteindre.
Il ne put s'empêcher de lui lancer un regard angoissé. L'obscurité lui était encore insupportable. La jeune fille eut un petit sourire attendri et, sans lui demander son avis, vint s'allonger près de lui :
— Arrête de faire comme si tout allait bien. Tu grognes chaque nuit et, là, tu as carrément hurlé. Je vais rester ici : tu as besoin d'un peu de réconfort et, moi, j'ai besoin que tu te taises enfin pour dormir tranquille.
Comme il ouvrait la bouche pour protester, elle saisit un pan de la couverture avec autorité :
— Je t'ai pas demandé ton avis, on a une grosse journée demain. Et puis, je pense pas qu'un Traqueur soit traumatisé parce qu'on lui a volé un bout de lit, non ?
Cette fille était décidément impossible ! Comme l'inquiétude refluait et qu'elle soufflait la bougie, il cessa de protester pour esquisser à son tour un petit sourire :
— Voilà que tu te glisses sous mes draps, je vais finir par croire que tu le fais exprès...
Il ne vit pas l'expression d'Iscely mais la voix tranchante de cette dernière suffit à l'arrêter net :
— Ose quoique ce soit et je te jure que tu expérimenteras toute la pharmacopée du donjon sur ce qu'il restera de toi.
Comme elle n'avait vraiment pas l'air de plaisanter, il s'abstint de répondre et ferma les yeux. Les images revinrent malgré lui et il se tourna un moment sur la paillasse avant de parvenir à trouver le sommeil. Ce ne fut que lorsqu'il fut bercé par la délicate odeur de compote de pommes qu'il parvint à sombrer enfin.
Il se réveilla alors que le soleil se levait. Les rayons qui transperçaient les rideaux de velours et couraient sur les murs annonçaient une belle journée. Encore endormi, Wulfried roula sur lui-même et tomba à demi sur une demoiselle assoupie. Tellement assoupie, qu'Iscely bavait sur l'oreiller, ce qui tira un sourire amusé au jeune homme.
Il n'avait aucune envie de se lever. A vrai dire, ses cauchemars envolés, il était plutôt sensible à la présence féminine qui se reposait à ses côtés. Voilà qui était bien agréable comme réveil ! Il esquissa un geste vers elle avant de se raviser. L'apprentie n'était pas vraiment du genre à apprécier qu'il profite de la situation.
D'un autre côté... Quelle fille allait ainsi se coucher dans le lit d'un jeune homme comme lui sans idée derrière la tête ? Elle était loin d'être bête, il l'avait compris, et cela lui plaisait. Et puis, plus le temps passait, plus il la trouvait jolie : ses boucles brunes brillaient, encadrant son doux visage caressé par la lumière matinale. Ses lèvres entrouvertes laissaient échapper un souffle régulier.
Wulfried hésitait encore, lorsqu'Iscely ouvrit les paupières et accrocha son regard tout proche. Les grands yeux étonnés, dont la couleur céruléenne l'attira irrémédiablement, semblaient ne plus vouloir s'arracher aux siens. Pouvait-il...
La jeune fille se leva avant même qu'il n'esquisse un mouvement et bondit sur ses pieds.
— Ah ! Enfin un peu de calme pour dormir ! Je sais pas toi, mais ça m'a fait un bien fou !
Elle se détournait déjà pour fouiller dans sa malle. Frustré, Wulfried se laissa choir sur la paillasse. Elle pouvait bavarder autant qu'elle voulait, il avait bien vu que son visage fonçait plus que la normale.
— Alors, comme ça, on se jette dans le lit du premier venu ? la taquina-t-il en faisant semblant de regarder le plafond.
Du coin de l'œil, il s'amusa de la voir se figer et hésiter.
— Si tu estimes que tu es le premier venu... Grand bien te fasse, je suis heureuse de constater que tu as enfin acquis un peu de modestie !
— Tu ne réponds pas à ma question, poussa-t-il, moqueur. Mais, soit. Je préfère me taire, je ne voudrais pas être privé d'un peu de réconfort, la prochaine fois que je ferai un mauvais rêve.
Il lui glissa un clin d'œil et se leva enfin, en se demandant, comme tous les matins, si elle était ou non sensible à son torse nu. En même temps, il ne voulait pas exagérer : son humour cachait mal une sensation nouvelle. Celle de pouvoir parler de ses cauchemars sans crainte de se voir moqué. Alors, il enfila sa chemise et, comme Iscely détournait les yeux, encore gênée, il lui saisit doucement le bras pour croiser enfin ce joli regard et souffla :
— Merci.
***
Le chat fila dans la ruelle sombre, entre les tas de détritus nauséabonds, sans demander son reste.
Le ciel enténébré se parait encore de traînées dorées, sur lesquelles se découpaient les murs noirs des masures environnantes. Au loin, le guet faisait tinter les cloches annonçant le début du couvre-feu.
Wulfried soupira. Il avait insisté auprès de Marhra pour relâcher le petit cobaye lui-même. Comme il devinait le sort funeste des rats, il préférait se charger du félin que laisser le soin à la vieille femme de s'en débarrasser. Les leçons avaient porté leurs fruits et la gale avait fini par disparaitre totalement. Une première grande victoire qui laissait pourtant un goût amer au guérisseur.
À présent, Marhra l'attendait pour le cours suivant. Elle n'avait pas précisé quelle en serait la teneur, mais le jeune homme avait bien avancé dans sa lecture du grimoire. L'étape suivante consistait à pratiquer la magie sur un être humain en bonne santé.
Il soupira encore, mal à l'aise, en reprenant le chemin du donjon.
Un mauvais pressentiment lui nouait les entrailles.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top