Chapitre 27 : Les secrets sont faits pour être gardés
— Je vais te montrer comment agir sur l'ensemble d'un organisme. Laisse-toi guider et observe.
Wulfried ferma les yeux, permit à Marhra d'entrer dans son esprit et se dirigea sans précipitation vers le Fil du chat. Instinctivement, le jeune homme sentit la complexité de l'organisme qu'il avait face à lui. La lueur vacillante peinait à supporter l'intrusion aussi bien que la maladie.
La guérisseuse poussa le jeune homme à s'approcher encore, son étreinte noire enveloppa tout à fait le félin.
— Approche, mon garçon. Laisse ton esprit s'étendre. Ne le contient plus.
Habitué à se concentrer sur une plaie en particulier, Wulfried mit quelques secondes pour parvenir à se relâcher. Il se sentit glisser, partir, lentement, dans toutes les directions à la fois. L'impression d'espace, d'abord infime, se fit de plus en plus intense. Le Néant, autour de lui reculait, s'illuminait peu à peu.
— C'est assez, maintenant... Arrête-toi...
La voix de Marhra se perdait dans l'immensité. Enivré par ces sensations nouvelles, Wulfried l'entendait à peine. Son esprit voguait loin, toujours plus loin, beaucoup trop loin... Il perdait pied, il le sentait, mais cette liberté, il ne pouvait y renoncer. Il se laissa aller plus profond, plus...
La paire de claques le ramena à la réalité.
— Reprends-toi !
Cette fois, il entendait parfaitement la vieille femme qui soupira, agacée.
— Je t'ai déjà mis en garde contre le Néant !
Wulfried se rembrunit, encore sous l'influence de cette douce quiétude qui l'avait aspiré un instant plus tôt.
— Mais ça n'avait rien à voir, protesta-t-il. C'était mon esprit qui...
— Qui se faisait avaler tout cru comme un agneau dans la gueule d'un wrag !
Frustré par ce retour à la réalité trop brutal, Wulfried ne put s'empêcher de se rebeller encore. Il commençait pourtant à sentir qu'il ne maîtrisait pas vraiment ses arguments quelque peu fallacieux :
— C'est vous qui m'avez aussi dit de ne plus me contenir !
— Et ensuite, je t'ai rappelé ! Un peu de discipline, par les Six ! Si tu te laisses séduire par le moindre petit plaisir, on n'est pas sortis de l'auberge !
Wulfried se tut, vaincu. Elle avait raison. Cette sensation trop parfaite pour être saine, il devait y résister. A présent, il saisissait combien cet appel de liberté était dangereux et comme il avait été près d'y succomber.
— D'accord, j'ai compris. Merci de m'avoir ramené.
Il avait mis autant de conviction que possible dans ces derniers mots, prononcés à contre-cœur. Voilà : peut-être allait-elle arrêter de le houspiller comme un enfant !
Marhra ne devait pas être dupe car elle fit la moue, dubitative, et reprit sèchement :
— On recommence et tu suis les étapes : tu libères ton esprit ; tu bloques quand je te l'ordonne ; tu englobes le Fil du chat. Compris ?
Wulfried lui donna ses mains pour toute réponse et ferma les yeux. La lame le transperça comme s'il n'était fait que de fumée, sans aucune résistance. Il laissa ensuite ses pensées s'étendre, tâchant de rester tout de même attentif à la voix de Marhra. Le Néant reculait, mais l'avalait tout à la fois, le jeune homme le comprenait, à présent. Sa peur refusait pourtant de se manifester, comme engourdie. L'impression de quiétude l'enveloppait, insidieuse. Somnolent, il allait tout à fait oublier ses résolutions lorsqu'un murmure lointain le piqua au vif :
— C'est mieux. A présent, arrête-toi.
Le jeune homme dut faire un énorme effort sur lui-même pour quitter cette sensation enivrante qui l'appelait au loin. Un instant, il crut ne pas y parvenir, puis quelque chose en lui se stabilisa. Les Fils noirs de Marhra vinrent flotter autour de lui afin de le maintenir dans cet état d'équilibre.
— Nous allons soigner le chat. Ne force pas. Son état nécessitera plusieurs séances. Si tu faiblis, ouvre les yeux. Tu dois être capable d'apprendre à connaitre tes limites.
Pour être honnête, Wulfried n'avait toujours pas compris comment agir seul. Que ce soit avec les cafards, les rats ou maintenant ce matou galeux, il était incapable de guérir sans l'intermédiaire de la vieille femme. Cette dernière l'entrainait, le soutenait, lui montrait la voie. Il avait pourtant essayé de travailler sans elle. Impossible de percer le moindre esprit, même du plus petit ver de farine.
— Concentre-toi, maugréa Marhra, sensible à cet égarement.
Le jeune homme sentait son énergie drainée par l'effort. Le fait d'agir de façon plus globale avait un prix. L'envie de vomir le tenailla rapidement. Son crâne, traversé de flèches douloureuses menaçait à nouveau d'éclater. Bientôt, les maux de tête devinrent insupportables et la nausée irrépressible. Il n'eut pas besoin d'ordre pour ouvrir les yeux et s'effondrer sur sa paillasse, au bord de l'évanouissement.
— On progresse, on progresse... grogna la vieille femme en remontant les escaliers.
Puis, comme Wulfried grelottait en rendant encore une fois son déjeuner, il saisit un dernier marmonnement :
— Va pas attraper froid, j'ai encore besoin de toi.
***
— La mère Ranira continue à avoir des contractions, ça m'inquiète, confiait Iscely à Wulfried en préparant une tisane de feuilles de framboisier.
Ils se trouvaient tous deux dans la salle de soin, où le jeune homme s'occupait de découper des bandages propres en vue d'une prochaine intervention. Ils avaient passé la matinée à courir la ville pour soigner des patients. A leur retour, Marhra donnait les premiers soins à un ouvrier qui venait de tomber d'un toit. Le couvreur aux multiples fractures leur avait coûté leur réserve de pansements. Comme il n'avait pas les moyens de rester en surveillance au donjon, la guérisseuse l'avait renvoyé chez lui dès que ses plaies avaient été bandées.
— C'est trop tôt, c'est ça ? demanda Wulfried en roulant proprement le tissu.
Iscely versa l'eau brûlante sur les simples et acquiesça :
— Beaucoup trop tôt. Le bébé survivrait pas. J'aurais aimé que tu puisses examiner la maman.
— Ca ne tient qu'à elle ! s'agaça le jeune homme. Pas ma faute si cette stupide famille s'obstine à reléguer les hommes dehors pour tout ce qui a trait à la grossesse !
Ils avaient tenté l'avant-veille une nouvelle visite et, cette fois encore, on avait prié le guérisseur de rester à l'extérieur. La jeune fille haussa les épaules en un signe d'impuissance.
— Tu connais d'autres remèdes que le framboisier ? préféra-t-elle demander.
— Mis à part manger des noix... Et encore, j'ignore si c'est réellement efficace.
Wulfried eut un sourire espiègle :
— Toi non plus, tu n'as pas l'air taillée pour Mreoria, vu la tête que tu fais...
Puis, comme il trouvait là une occasion d'éclaircir un peu le mystère autour d'Iscely et Marhra, il se hasarda à poursuivre :
— Comment es-tu arrivée chez cette chère Mère-Grand ? C'est tout de même assez rare de voir des esceliens quitter leur forêt.
La jeune fille se raidit, pinça les lèvres et plongea le nez dans l'infusion, soudainement très concentrée.
Touchée... Encore fallait-il qu'il ne la braque pas comme il en avait à présent la fâcheuse habitude.
— Désolé, je suis indiscret, tu n'es pas obligée de répondre. C'est juste que cela m'intrigue. Comme tu penses que je n'ai pas les épaules pour travailler ici, je me disais...
— C'est rien, le coupa Iscely, qui paraissait s'être reprise. J'ai... J'avais besoin de voir autre chose que ma forêt, comme tu dis. J'avais onze ans lorsque j'ai fait mon balluchon et...
Surpris, Wulfried ne put s'empêcher de l'interrompre :
— Tes parents t'ont laissée partir ?
À nouveau, il saisit la tension qui s'emparait d'elle et espéra ne pas avoir usé sa patience. Pourtant quand elle répondit, ce fut d'une voix neutre :
— C'est le genre de pratique qui se fait, en Escelie. Et toi ? Ta guilde t'a pas retenu ?
Pris à son propre jeu, le jeune homme trouva malvenu de se dérober et s'assit sur le bord de la paillasse :
— Pour être franc, je n'ai pas vraiment prévenu que je voulais partir. J'ai pris quelques jours pour me réapprovisionner en simples.
Iscely jeta un œil à la tisane pour vérifier la coloration de l'eau et, en attendant que le mélange infuse, elle vint s'asseoir près de lui, les pieds ballants car trop petite pour la paillasse :
— Tu es déçu ?
La question le surprit. Son amertume était-elle si flagrante ?
— De quoi ? De ma vie ici ? Des Traqueurs ?
— Les deux.
Le jeune homme soupira. Il n'avait pas envie d'aborder ce genre de sujet mais... Puisqu'il s'était permis d'être curieux... Il garda le silence un instant, pensif.
— Pour ma guilde... Je ne suis pas déçu du travail en lui-même. Aider les gens en les soignant, ça me parle. Et puis, faire équipe avec mon frère, ce ne serait pas désagréable, je lui ferais confiance, même si nous ne partageons pas toujours les mêmes convictions. Seulement... Il m'avait prévenu que tout le monde n'est pas logé à la même enseigne.
— Tu crois que c'est différent, ici ?
— C'est ce que j'espérais mais... Non, en fait. Je pensais que je m'y ferais. Je me demande parfois s'il existe des gens honnêtes, quelque part dans ce royaume. Peut-être en Escelie, tiens, vu que toi...
Iscely eut un sourire amer :
— Non, pas en Escelie plus qu'ailleurs, mon pauvre... J'ai cru comprendre que ton frère est dévoué à la guilde, lui. C'est paradoxal pour quelqu'un qui reproche des différences !
— Il ne reproche rien. Il constate les faits. Et puis... Il est persuadé d'agir pour la bonne cause.
— Pas toi ?
Wulfried hésita. Il y avait des informations qu'il ne pouvait divulguer au premier venu. Or, Iscely était bien gentille, mais beaucoup trop bavarde et il ne voulait pas qu'elle lui attire des problèmes. Moins elle en savait, mieux elle se porterait, elle aussi. Il y avait des secrets qu'il valait mieux garder pour soi et il devait reconnaitre qu'il s'en voudrait, si s'ouvrir à elle devait la blesser plus tard.
— Eh bien... commença-t-il en cherchant comment rester vague. Je ne crois pas que nous nous battons pour les bonnes raisons.
Iscely le dévisagea, bouche-bée :
— Vous capturez pas les Soliens ? Ils sont dangereux, non ?
— Oui, c'est vrai, j'en suis témoin. Mais... je reste sceptique sur les raisons réelles de cette opposition.
Elle comprit sans doute qu'il n'en dirait pas plus, car elle balança ses jambes, comme si elle se contenait, avant de lâcher, pas si innocemment que cela :
— Du coup, tu préfères fuir ?
Il fronça les sourcils, vexé. Si elle avait su... Elle aurait mieux compris.
— Je ne vais pas risquer ma vie pour soutenir une cause en laquelle je ne crois pas, grinça-t-il en fixant le sol.
— C'est ce que je dis, le nargua Iscely.
A croire qu'elle se vengeait de ses questions indiscrètes ! La mâchoire contractée, il s'efforça de se contenir alors qu'il se tournait à nouveau vers elle, excédé :
— Tu voudrais que je fasse quoi ? Que je reste gentiment dans ma guilde à attendre des ordres de ces...
Il se tut, conscient qu'il se laissait emporter. Comme il inspirait pour se calmer, elle poursuivit doucement :
— Si tu penses que la cause est injuste, tu devrais rester. Et changer les choses. Si tous ceux qui croient comme toi s'en vont, ça n'évoluera pas, il me semble.
Wulfried fut frappé par la profondeur de son regard en cet instant. Il avait d'abord cru Iscely écervelée, lorsqu'il l'avait rencontrée et, plus tard, il s'était aperçu qu'elle pouvait faire preuve d'empathie, voire de sagesse. Il lui découvrait tout à coup une force insoupçonnée. Cette façon qu'elle avait de lui répondre avec une tranquille évidence le touchait.
Or, même si le reconnaitre le perturbait... Elle avait raison. S'il voulait que tout cela cesse... S'il voulait... Il serra les poings, contenant difficilement la rage qui remontait en lui.
Iscely posa une main sur son épaule ce qui, étrangement, parvint à le calmer un peu.
— Je te connais pas beaucoup, mais j'ai l'impression que c'est pas en fuyant tes cauchemars que tu t'en débarrasseras.
Sur ces mots, elle se leva rapidement, jeta les feuilles infusées détrempées, emballa la potion et la rangea dans sa sacoche à médecines.
— J'aimerais pouvoir en dire autant, alors profite de ta chance, conclut-elle en passant la porte.
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