Chapitre 23 : Côté noblesse

Iscely continua à marcher quelques secondes sans répondre. La foule se faisait plus dense, à mesure que Wulfried et la jeune fille s'éloignaient des ruelles et se rapprochaient de la grand place. Le donjon se profilait déjà à l'horizon, dépassant des toits des masures et des échoppes. Un instant, Wulfried craignit que l'apprentie n'esquive la question. Pourtant, lorsque les cloches de l'église retentirent pour sonner midi, Iscely calqua à nouveau son pas sur celui de son compagnon.

— À ce propos, je t'ai déjà répondu : je souhaite pas en parler. J'ai tout de même droit à une vie privée, que je sache !

Elle marquait un point. Aussi curieux puisse-t-il être, Wulfried ne voyait pas de quel droit il l'aurait forcée à lui raconter le moindre de ses secrets.

— Quant à mes fréquentations plus que discutables, reprit-elle avec un peu plus d'hésitation, je leur fournis bien du datura. Mais... Promets-moi que tu diras rien à Marhra, c'est vraiment très important.

Elle s'arrêta un instant et plongea ses yeux bleus dans les siens, l'air grave, comme si elle cherchait à deviner s'il saurait tenir parole. Un peu honteux de lui extorquer ainsi des aveux, le jeune homme se remit à marcher et l'entraina dans son sillage.

— Seulement si, cette fois, tu me dis la vérité. Sinon, je te jure que je raconte tout ! menaça-t-il en se donnant l'air plus mécontent qu'il ne l'était.

Non, en réalité, il se sentait surtout curieux et... déçu. Déçu qu'elle ne lui ait pas immédiatement fait confiance. Iscely dut se contenter de cette assurance car elle reprit la parole un instant plus tard, alors qu'ils s'engageaient dans une rue un peu moins fréquentée et plus propice à la conversation.

— C'est à des fins thérapeutiques. La sœur de l'un d'entre eux a une douleur que l'on parvient pas à soigner.

Surpris, Wulfried la dévisagea. Elle paraissait sincère, seulement...

— Et quoi ? demanda-t-il, perplexe. Tu leur offres du datura ? C'est absurde ! Il y a des calmants moins dangereux et plus efficaces pour un usage régulier !

La jeune fille haussa les épaules et balaya l'air de sa main :

— Elle s'est accoutumée et... le datura est beaucoup utilisé par Mère-Grand. Elle s'aperçoit pas que je me sers dans le cellier.

À nouveau, Wulfried eut un doute sur le fait que Marhra soit aussi aveugle. Cette dernière était bien trop avare pour ne pas surveiller sa réserve de près ! Seulement, si la vieille savait ce que trafiquait son apprentie, pourquoi la laissait-elle agir sans rien dire ?

— Mais, pourquoi tu prends ce risque pour eux ? se récria le guérisseur. Surtout qu'ils sont violents avec toi ! C'est de la folie !

Iscely se rembrunit et détourna les yeux. Autour d'eux, les tavernes incitaient à s'arrêter pour déjeuner. L'odeur de graillon n'était pas des plus alléchantes, mais suffisait à donner faim aux estomacs affamés. Le jeune homme ignora pourtant les multiples invitations, avide d'en savoir plus. L'apprentie paraissait chercher ses mots et il supposa qu'insister trop lourdement ne ferait que la pousser à se rebeller. Un peu de patience...

Puis, à contre cœur, Iscely finit par se confesser, penaude :

— Je... J'ai fait une erreur. Grave. C'est ma faute si la fille est dans cet état. Si je leur fournis pas ce qu'ils veulent, ils parleront à Mère-Grand. Alors, terminé, mon apprentissage !

Elle baissa les yeux, honteuse. Malgré lui, Wulfried se sentit envahi par une vague de pitié. Il avait beau considérer que le monde entier ne valait rien, il avait fini par croire que cette petite peste bavarde avait du bon en elle. Lorsqu'il la voyait ainsi culpabiliser, il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle ne pouvait pas être si coupable qu'elle le croyait. Les soins qu'ils prodiguaient ne relevaient pas d'une science exacte.

— Tout le monde peut se tromper, tu sais, commença-t-il après un temps à chercher ses mots. En médecine, plus qu'ailleurs, ce n'est pas sans conséquences mais... Nous ne sommes que des humains, nous ne sommes pas infaillibles. Ça ne leur donne pas le droit de te traiter de la sorte ! Et puis, le datura tue ta patiente à petit feu, tu le sais aussi bien que moi ! Il faudrait faire entendre raison à son frère... Je pourrais t'aider.

Wulfried se morigéna intérieurement. Quel besoin avait-il de s'inventer des problèmes ?

Iscely eut un pauvre sourire, bien pâle en comparaison de l'expression joyeuse qu'elle affichait à l'accoutumée.

— Merci... Écoute, je suis désolée de t'avoir menti. Je veux dire... Je préférais encore que tu crois que je prenais du datura. J'ai bien vu que tu me faisais confiance pour les soins, pas comme Mère-Grand. Je voulais pas te décevoir et passer pour une incapable.

Cette révélation laissa Wulfried bouche-bée. Ce qu'il pensait d'elle importait réellement à la jeune fille ? Il devait reconnaitre qu'elle venait, sans le savoir, de le convaincre qu'il avait fait le bon choix en lui proposant de l'aider.

— Tu préférais que je te prenne pour une inconsciente complètement stupide ? s'étonna-t-il.

Iscely réfléchit un instant, tandis qu'ils gravissaient les marches du donjon devant lequel ils étaient arrivés.

— Bah... Au moins, c'était faux... Alors que mes erreurs, je me les pardonnerai jamais.

Puis, alors qu'ils arrivaient en haut de l'escalier de pierre et qu'elle saisissait le heurtoir, elle ajouta à voix basse :

— Plus un mot à ce propos, je t'en supplie !

***

Wulfried cira ses bottes, à la demande de Marhra. Cette dernière exigea aussi qu'Iscely discipline la tignasse brune du jeune homme d'un coup de peigne. Le guérisseur se répéta en silence que l'apprentissage de la magie valait bien cet épisode humiliant. Il tâcha de ne pas trop grommeler alors que l'apprentie trop enthousiaste paraissait décidée à lui arracher chacun de ses cheveux. 

La vieille femme elle-même avait revêtu une robe de velours noir et un châle pourpre brodé, puis avait piqué une aiguille réhaussée d'une perle dans un chignon impeccable. Une tenue des grandes occasions, semblait-il. Iscely, pour sa part, se contenta de porter une fine ceinture de cuir lacé, par-dessus son éternelle robe blanche. Wulfried l'avait bien vue tenter de tresser ses cheveux crépus, mais le manque de patience de la jeune fille avait rapidement eu raison de sa volonté : ses bouclettes désordonnées lui conservaient son aspect follet.

— Tu es bien assez jolie comme ça, ne t'en fais pas... lui glissa-t-il avec un clin d'œil alors qu'elle renonçait en soufflant, agacée. Manquerait plus qu'un petit nobliau ne t'enlève !

Iscely retrouva aussitôt le sourire, bien qu'elle ne sache plus comment se comporter sous le compliment et s'empresse de dévaler les marches pour sortir.

À présent, leurs talons à tous trois claquaient dans la grande cour pavée du château de Mreoria. Ils avaient passé la grande porte, laissée ouverte, sans encombre. La bâtisse, flanquée de deux tours de garde et ceinte d'un mur de pierre, n'avait pourtant pas vocation à contenir une quelconque invasion. La demeure paraissait moins impressionnante que le sinistre donjon de la guérisseuse. Son état délabré faisait plutôt écho aux tavernes mal famées de la ville, y compris en ce qui concernait l'odeur tenace de l'urine qui se faisait remarquer dans les recoins.

Les nombreux habitants des lieux vaquaient à leurs occupations sans se préoccuper outre mesure des nouveaux arrivants. Dans cette ville, même la noblesse semblait miteuse et débauchée. Certes, les habits se paraient de soie et de velours, mais les regards méfiants, en coin, ne différaient pas de ceux de la populace. Les armes brillaient à la ceinture et les capuchons rabattus sur les visages n'étaient pas rares.

Un groupe de dames conversait en se promenant près d'une fontaine à l'eau croupie. Elles levèrent les yeux vers Wulfried et lui sourirent, de l'air de chattes voulant se distraire avec un rongeur égaré. Mal à l'aise, le jeune homme se détourna et se dépêcha de suivre Marhra qui ouvrait la marche d'un pas décidé.

— Nous allons voir Brenhild, la nièce du seigneur de Mreoria, chuchota Iscely au guérisseur. Elle refuse de manger depuis plusieurs jours, elle se plaint constamment de sa vie, reste allongée à pleurer ou dormir... et personne sait plus que faire. Mère-Grand a proposé de tirer les lunes et j'espère, de mon côté, les convaincre de faire avaler à la fille une potion à base de millepertuis et de passiflore. Si ça ne marche pas, il y a la valériane aussi, pour améliorer l'humeur... Qu'est-ce que tu en penses ?

Marhra venait d'annoncer leur arrivée et une domestique maigrichonne les guida à l'intérieur du château, dans un couloir sombre orné de tentures poussiéreuses aux couleurs délavées.

— Remède classique contre la mélancolie... acquiesça Wulfried à voix basse. Ça pourrait être efficace, oui. Tu as songé au safran ? 

Iscely parut surprise, mais réfléchit avant de secouer la tête :

— Non, parce que, d'habitude, ce genre d'épice est trop rare et donc trop chère... Mais tu as raison, eux accepteraient peut-être d'en payer le prix ! Ça va plaire à Mère-Grand ! Et ce sera peut-être plus efficace que...

Elle termina sa phrase dans un souffle et le jeune homme n'eut aucun mal à deviner qu'elle parlait du jeu de lunes. D'ailleurs, il fallait qu'il aborde ce sujet avec elle. Mais pas devant Marhra.

La domestique frappa finalement à une porte basse, puis s'effaça pour laisser entrer la guérisseuse et ses apprentis.

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