Chapitre 18 : Entrelacs
Intrigué par la boite mystérieuse que Marhra avait posée sur le sol dallé du cachot, Wulfried oublia rapidement les états-d'âme d'Iscely.
- Aujourd'hui, mon garçon, nous allons commencer par visualiser nos propres Fils. Ensuite, je te montrerai comment faire avec un autre organisme.
Malgré sa curiosité, le jeune homme eut envie de rétorquer qu'il était épuisé. Il s'abstint, cependant, et étouffa un bâillement.
- Je sais que tu es fatigué, reprit Marhra avec un sourire railleur. Mais, justement : il te sera plus facile de lâcher prise ainsi et de me laisser entrer dans ton esprit. Ce sera moins douloureux.
Enfin une bonne nouvelle ! Un peu rassuré, Wulfried se décida à obtempérer. Il ferma les yeux et abandonna ses mains à la vieille femme.
L'étau désormais habituel se forma, pesant. Le jeune homme tâcha de l'accepter. La pression sur ses tempes enflait, comprimait son front. Wulfried se força à respirer lentement. Cette fois, la lame se matérialisa aussitôt et pénétra en lui comme un couteau bien aiguisé. La souffrance, aigüe, se retira aussitôt.
Le néant.
Puis son Fil de Vie, étincelant.
A sa base, celui de Marhra croissait calmement, en circonvolutions couleur de suie.
- Parfait, l'encouragea la voix lointaine de la guérisseuse. Maintenant, suis-moi.
Les entrelacs de la vieille femme rampèrent au sol, entrainant les lumineuses spires du jeune homme.
Plus loin, Wulfried découvrit un grouillement luisant. Un écheveau de Fils mélangés qui, à première vue, lui inspira un recul instinctif.
- Dans la boîte, se trouvent des cafards, expliqua Marhra sans tenir compte du mouvement de crainte de son élève. Chacun possède un Fil rudimentaire. Tu vas commencer par t'en approcher doucement.
Muselant son appréhension, Wulfried obéit. Du moins, il essaya. Son instinct lui interdisait tout contact. Son propre Fil résistait, réticent devant cette peur primaire.
Le jeune homme insista, concentré. A nouveau, sa tête le faisait souffrir. La douleur irradiait dans tout son corps.
Puis, comme si une digue se rompait, son Fil bondit en avant et se jeta contre l'amas grouillant. Les circonvolutions de Marhra collèrent aux siennes et la vieille femme grogna :
- Doucement...
Trop tard. Des Fils brisés se recroquevillèrent puis ne bougèrent plus. Au plus profond de lui-même, Wulfried sentit la mort faire son nid. L'obscurité prit de l'ampleur, lui saisit le cœur, glaciale, et...
- Ouvre les yeux, idiot ! cria Marhra en lui assenant une claque monumentale.
Sonné, Wulfried mit un instant à recouvrer ses esprits. Il avait l'impression désagréable que la couchette vermoulue sur laquelle il était assis se dérobait sous lui. Ses dents claquaient tant il tremblait de froid.
- Ce ne sont que quelques cafards, je te rappelle, le gronda la vieille femme avec mauvaise humeur. Tu ne vas pas te laisser perturber par leur mort, non ? Tu as besoin de t'entrainer.
Wulfried passa une main dans ses cheveux pour tenter de se ressaisir. Il grelottait, était trempé de sueur et une boule au ventre le taraudait, lui donnant envie de vomir.
- J'ai... j'ai eu l'impression... Je ne sais pas...
- Que la mort elle-même venait te chercher ? C'est normal, et va falloir t'y faire. Enfin... j'espère surtout que tu vas arrêter de tuer les Fils que tu approches. Tu es trop brutal.
Puis, elle secoua la tête et ajouta pour elle-même :
- Remarque, pas étonnant de la part d'une lame...
- Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda avec mauvaise humeur Wulfried qui aurait aimé un peu plus d'explications et un peu moins de mystère.
Marhra grogna à nouveau en tendant les mains pour qu'il les saisisse :
- Que ton pouvoir est fort, mais violent. Il demande une grande maîtrise. On recommence. Cette fois, endurcis-toi. Force ton esprit à s'approcher, mais sans te précipiter. Puis retire-toi sans hâte.
- Et si d'autres meurent ?
La guérisseuse lâcha un rire moqueur :
- Ce sont des cafards ! A la fin de la séance, tu ne crois quand même pas que je vais les relâcher ?
Elle avait raison, bien entendu.
- Je pensais qu'avec ton métier, tu avais déjà tué ! soupira-t-elle avec déception.
Il était vrai que les Traqueurs, chargés de maintenir l'ordre le long de la Frontière, finissaient par commettre l'irréparable tôt ou tard, ne serait-ce que pour se défendre. On ne capturait pas des Soliens ou des braconniers sans jamais recevoir de résistance. Son métier le pousserait un jour à se débarrasser d'un ennemi. Mais, pour le moment, il n'était qu'apprenti et se trouvait préservé. Même la chasse, qu'il se devait de maîtriser, il n'y avait pris aucun goût et préférait de loin emporter des provisions.
De toute façon, tuer un animal avec une arme n'avait rien à voir avec le fait de s'immiscer dans son esprit et de toucher son Fil de Vie. Avec un arc ou une dague, on pouvait refuser de ressentir la souffrance en restant à distance, alors que la magie forçait à adopter une empathie insupportable.
- Allez, ça va venir, fais-moi confiance, reprit Marhra plus gentiment. L'instinct humain a tendance à rejeter la présence des insectes, c'est naturel. Comme tu as insisté, tu as perdu le contrôle. Ça n'est pas bien grave !
Wulfried tenta d'ignorer sa nausée et lui prit les mains.
- Il n'y a pas besoin de garder un contact direct avec eux ? De les toucher ? s'étonna-t-il tout de même.
Il se souvenait que la guérisseuse lui avait bien dit qu'elle devait poser ses mains sur l'enfant pour voir son Fil. Marhra eut une moue appréciatrice :
- Pas bête, comme question. Mais, non. Leur esprit est trop simple pour que ce soit utile. Ils n'ont pas de défense à percer.
- Alors, qu'avec un patient, ce sera nécessaire, c'est cela ?
- Oui. Et l'idéal est qu'il soit endormi ou, mieux, inconscient. Sans quoi, il devient extrêmement difficile d'agir.
Elle esquissa un sourire satisfait et ajouta :
- C'est bien, tu commences à penser comme un guérisseur. Maintenant, montre-moi si tu as aussi compris la pratique !
Wulfried inspira et se força à relâcher ses muscles déjà tendus à l'idée de souffrir. Les mains noueuses de la vieille femme enserrèrent ses doigts glacés.
Fermer les yeux. Accorder sa confiance.
La douleur, diffuse, étouffante. La lame, tranchante.
Le vide, obscurité opaque.
Cette fois, le jeune homme n'eut aucun mal à trouver les Fils des insectes. Il se fit violence pour approcher. Sans se brusquer. La tension augmentait, mais il parvint à la relâcher en respirant profondément. Tout, plutôt que de ressentir à nouveau la morsure de la mort.
Les circonvolutions noires de Marhra le soutenaient, l'aidaient à étouffer cette envie obsédante de battre en retraite. Le poussaient toujours plus en avant.
Bientôt, il s'approcha assez pour effleurer les Fils. Il les vit tressaillir. Réagir à cette intrusion. Il les sentit se tendre, à vif, prêts à se rompre. Il les frôla. Sans dépasser cette limite invisible que lui opposaient les insectes. Sans les plonger dans l'agonie.
- Parfait, murmura la voix de la vieille femme, à la limite de sa conscience.
Il s'aperçut qu'à présent, elle le faisait reculer, l'entrainait loin de l'esprit des cafards.
- Ouvre les yeux, mon garçon.
Wulfried se détendit d'un coup et reprit un grand souffle d'air. Il ne s'était pas aperçu qu'il avait retenu sa respiration tout ce temps. Son cœur s'affolait dans sa poitrine. Un mélange de peur d'avoir joué avec la mort, de soulagement d'être revenu sain et sauf sans se perdre dans ce néant glacé et d'excitation à l'idée d'avoir progressé.
- C'était beaucoup mieux, le félicita Marhra. La leçon est terminée. Tu devrais aller réparer tes bêtises, maintenant.
Iscely ? Il l'avait complètement oubliée ! En cet instant, les sentiments de la jeune fille ne faisaient pas partie de ses priorités. Il avait toujours cette sensation de froid, liée à la mort des premiers cafards, dont sa chemise ne parvenait pas à le préserver. La tête lui tournait et l'épuisement menaçait de le submerger.
Cette fois, Wulfried fut le premier à remonter des cachots. Tout en gravissant l'escalier, il bailla plusieurs fois sans plus se retenir. Si la vieille pensait qu'il avait le temps de se préoccuper d'Iscely alors qu'il ne rêvait que de dormir !
D'ailleurs, quand il pénétra dans la chambre encombrée par les petites figurines de paille, il s'aperçut que la jeune fille n'était pas là. Sans plus se poser de questions, il enleva sa ceinture et ses bottes et s'écroula sur sa couche. Quelques secondes plus tard, il avait sombré dans un profond sommeil.
Le soleil n'était pas encore levé lorsque Wulfried se réveilla. Il avait toujours froid : sa couverture de fourrure avait glissé de sa couche et la cheminée s'était éteinte. Par la fenêtre dont il n'avait pas pris la peine de tirer le lourd rideau, il aperçut la lune blanche briller. Sa lumière suffit à lui révéler qu'Iscely était toujours absente. Etrange.
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