Chapitre 17 : Quelques pas de danse
Bientôt, la foule fut si compacte que les couples participant à la danse mortelle durent se serrer pour faire une place aux nouveaux arrivants. Les musiciens se multiplièrent encore et, soudain, violes, flûtes et tambourins résonnèrent en chœur. Il était grand temps pour le guérisseur de retrouver sa cavalière.
Iscely parut ravie et un peu surprise de voir Wulfried tenir sa promesse et elle se dépêcha de prendre congé du tavernier. Lorsque le jeune homme la prit par la main pour l'entrainer sur la piste, il s'amusa de la voir intimidée et leur fit une place à grand renfort de coups de coudes.
Face à face, les danseurs esquissèrent lentement les premiers pas. Sauter, glisser le pied... Une gigue classique qu'il fallait ne pas trop accélérer au début si l'on souhaitait tenir la cadence jusqu'à la fin.
Wulfried avait déjà participé à ce genre de réjouissances et mesurait son rythme afin de ne pas s'essouffler. En tant que Traqueur, il avait une excellente endurance qui l'avait déjà aidé, auparavant, à gagner quelques-unes de ces danses interminables.
Face à lui, Iscely sautillait sans cesser de sourire, de toute évidence peu soucieuse de garder ses forces. Son énergie n'avait-elle donc aucune limite ? Il aurait dû deviner qu'il avait choisi là une excellente partenaire !
- Encore deux journées comme celles-ci, bavardait-elle sans se préoccuper de conserver son souffle, et je pourrai rembourser Mère-Grand ! En plus, j'ai eu de la chance, beaucoup de clients m'ont donné la pièce ! Bien sûr, il y a toujours quelques grincheux, mais...
Le jeune homme l'entendait à peine : la voix fluette de l'apprentie se trouvait noyée par la musique et les froissements de tissu des autres danseurs qui se marchaient à moitié dessus. Puis, peu à peu, l'air accéléra et les premiers abandons se remarquèrent.
Les couples encore en lice poursuivaient la danse. A présent plus visible du public, il s'agissait de ne pas se faire prendre pour cible en montrant une quelconque faiblesse. Wulfried cessa d'économiser ses forces pour se montrer à la hauteur de la bondissante Iscely. Cette dernière tapait du pied avec légèreté et virevoltait sans faillir. Sa timidité à son égard paraissait avoir disparu dès les premières notes et la jeune fille se laissait entrainer par l'air joyeux.
D'autres danseurs renonçaient peu à peu, sans même que les spectateurs ne poussent les participants essoufflés à se retirer. Porté par la musique, le jeune homme en profita pour regarder autour de lui. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que Reserna s'était jointe à eux ! Elle dansait avec l'un de ses amis rencontrés plus tôt et leva les yeux vers Wulfried au moment où il la remarquait. Un discret sourire et elle se concentra à nouveau sur la gigue. L'air déterminé de Reserna ne laissait pas de place au doute : elle entendait bien gagner la première place !
Les musiciens avaient déjà changé plusieurs fois, se relayant pour que la mélodie n'ait aucun temps mort. La piste de danse se clairsemait. Seuls restaient une vingtaine de couples épiés par le public. Les premières éliminations imposées par ce juge intransigeant allaient débuter !
Wulfried entendit quelques personnes héler une des filles, la traitant de noms peu aimables. Il était question de tromperie et, au premier fruit pourri projeté sur sa robe, il la vit se retirer, honteuse. Un garçon eut droit au même traitement sans autre raison qu'une moquerie sur sa chemise à la couleur soi-disant trop rouge. Lui non plus n'insista pas. Ainsi allait la loi des spectateurs : parfois injuste, souvent partiale, mais toujours passionnée !
Wulfried jeta un coup d'œil inquiet à Iscely. La lumière des lanternes et des lunes qui illuminaient les lieux, nuançait sa peau noire de reflets violets étranges. Il se rappela cette soirée où il l'avait rencontrée et suivie en se demandant quelle espèce d'être surnaturel elle pouvait être. Singulière petite fée toujours vêtue de sa robe blanche lui donnant des allures fantomatiques ! Il surprit d'ailleurs quelques remarques sur leur couple. Sans doute Iscely était-elle connue et il fallait espérer que sa réputation d'apprentie lui sourie ! A moins que ce ne soit justement sa curieuse apparence qui la desserve.
Quelques couples encore déclarèrent forfait. Reserna vit son cavalier s'arrêter, livide et le souffle court. Le pauvre garçon paraissait au bord de l'apoplexie. Il était d'usage que, lorsque l'un des deux partenaires abandonne, l'autre fasse de même, par respect. Sauf si, vraiment, le couple n'avait aucun lien assez fort pour justifier que celui qui reste renonce à la victoire...
Reserna poursuivit, seule. Résolue, ses yeux croisèrent à nouveau ceux de Wulfried. Espérait-elle le voir abandonner ou bien pensait-elle terminer avec lui ? Le contact fut rompu par le passage d'autres danseurs et le jeune homme se reconcentra sur sa partenaire. Iscely avait suivi le regard de Wulfried et il crut un instant la voir pincer les lèvres. Sans émettre de commentaire, la jeune fille continua malgré tout à danser, plus vive que jamais. De toute évidence, elle était peu encline à céder sa place.
Reserna se rapprochait d'eux petit à petit. Le souffle court, elle non plus n'envisageait manifestement pas d'abandonner. Elle s'était trouvé un nouveau partenaire parmi les danseurs restants. Pourtant, ce dernier se vit bientôt contraint de la laisser à son tour. Le public s'agita et commença à molester l'un des derniers couples : quolibets et jet de détritus eurent raison des pauvres danseurs devenus indésirables.
Le guérisseur comprit pourquoi Reserna s'était acharnée : elle faisait partie des favorites des spectateurs. Les encouragements à son égard allaient bon train. Il fut aussi surpris d'entendre et de voir qu'on le poussait, lui, à continuer. Sans doute l'attrait de la nouveauté car personne ici, ne le connaissait. En revanche...
Iscely, face à lui, commença à se crisper quand elle entendit les premières injures. Concentré sur ses pas, de plus en plus rapides, Wulfried fut, malgré tout, bien forcé de percevoir les termes de "brûlée" qui revenaient un peu trop souvent.
L'éternel sourire plaqué sur le visage de l'apprentie ne faiblissait pourtant pas. Elle tenait la cadence sans mal. Était-elle à ce point habituée à entendre ce genre de grossièretés ?
Un couple s'arrêta pour s'écrouler dans un malaise à quelques pas. La foule l'engloutit aussitôt. Mal à l'aise, Wulfried remarqua soudain qu'Iscely et lui n'étaient plus accompagnés que de Reserna. Cette dernière ne paraissait pas dérangée par la situation. Une expression de triomphe sur les lèvres, elle savait que le public la préférait déjà. Elle se fit rapidement une place aux côtés du jeune homme et lui décocha un sourire gracieux.
A vrai dire, Wulfried n'était pas mécontent de la revoir. Il n'ignorait pas que la danse mortelle se soldait le plus souvent par un baiser entre les deux gagnants. Or, l'apprentie était bien gentille, mais Reserna se montrait ostensiblement plus sensible à son charme. Si le jeune homme doutait que la première accepte un baiser, il devinait que la seconde serait beaucoup plus ouverte à cette idée !
Restait à ne pas faire de faux pas et à ne pas se ridiculiser en laissant la victoire aux deux filles ! Comme il redoublait d'efforts, il fut surpris de voir Iscely se rapprocher d'un bond :
- Amuse-toi bien, Wulf, glissa-t-elle dans son oreille.
Puis, sans attendre de réponse, elle cessa de danser et, sous les quolibets, s'effaça dans la foule.
Saisi, Wulfried faillit s'arrêter à son tour avant de réaliser que, pour être sacré meilleur danseur, il devait encore tenir jusqu'à ce que les cloches sonnent pour annoncer la fin de la fête.
Devant lui, haletante, mais toujours en lice, Reserna giguait sans faillir. Sa robe virevoltait autour d'elle. Nul doute, à en voir son expression, qu'elle ne se déroberait pas pour le baiser tant attendu !
Cependant, plus les minutes passaient et plus Wulfried se sentait coupable. Iscely ne lui avait certes rien reproché mais, s'il n'avait tout d'abord pas fait attention, il n'avait pu ignorer sa robe tâchée de fruits pourris quand elle avait cessé de danser et s'était effacée. "Amuse-toi bien, Wulf"... Pourquoi avait-il cru percevoir de l'amertume sous ces mots pourtant énoncés avec gentillesse et bonne humeur ?
Au premier coup de cloche, Reserna s'immobilisa, le souffle court, mais toujours aussi jolie malgré ses mèches folles. Wulfried prit le temps de reprendre un peu d'air. Sa conscience le taraudait, l'empêchait de profiter de l'instant, autant que sa tête qui lui tournait. Iscely devait traverser les rues seules, en cet instant. Sous peu, la ville redeviendrait cet endroit infâme où sortir sans arme la nuit relevait de la tentative de suicide.
Le public attendait la scène finale et Reserna commença à froncer les sourcils. Sans doute n'escomptait-elle pas essuyer un refus et que Wulfried se dérobe. Se maudissant pour sa décision bien trop charitable à son goût, le jeune homme s'inclina devant sa partenaire et lui prit la main.
Avec un sourire enjôleur, il y déposa un baiser délicat avant de se redresser :
- Ce fut un plaisir, damoiselle, mais il ne serait pas convenable que j'abuse de vos prouesses. J'espère avoir le plaisir de vous revoir bientôt.
Et, sur ces mots déclarés à la ronde qui déchainèrent les bravos du public qui ne demandait pas mieux qu'un peu de spectacle, Wulfried s'éclipsa.
Les ruelles sombres accueillirent son soupir de frustration. Fallait-il qu'il soit stupide à se gâcher ainsi la fin de sa soirée ? Comme il avançait entre les passants ivres et les fêtards bruyants, il continua à pester en reprenant son souffle : Iscely avait bel et bien disparu sans prendre la peine de l'attendre. Sans doute était-elle déjà rentrée au donjon et avait-il perdu un baiser ou peut-être même plus, pour rien.
Il se corrigea : de toute façon, Marhra l'attendait et, même s'il n'avait aucune envie d'étudier après cette danse éreintante, il se doutait que la guérisseuse ne lui laisserait guère le choix de tenir ou non sa promesse.
Bientôt, les pierres noires du donjon apparurent, se découpant sur le ciel nocturne éclairé par les lunes. L'escalier qui menait à la porte d'entrée parut interminable à Wulfried qui frappa le heurtoir avec lassitude.
- Qu'est-ce que tu as dit à la petite, pour la mettre dans cet état ? grogna Marhra dès qu'elle lui ouvrit la porte.
Ainsi, Iscely était bien rentrée. Wulfried s'en agaça d'autant plus. Il avait été idiot de s'inquiéter ainsi ! La vieille femme paraissait contrariée. Elle le fit néanmoins pénétrer dans le couloir et lui désigna le passage vers les cachots :
- Allez, traine pas, il est déjà tard.
Sous son bras se trouvait une petite boite en bois de laquelle s'échappaient de légers grattements.
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