Chapitre 16 : Quelle vérité ?

Wulfried balaya du regard la place et ses danseurs, ainsi que la terrasse où se pressaient les gourmands : Reserna avait disparu avec sa bande d'amis. Elle n'était pas non plus présente dans la taverne bondée depuis l'heure du déjeuner. Le jeune homme soupira, agacé.

Il commanda tout de même le plat du jour et s'installa dehors, à une place libre pour déguster une tourte fourrée au lard et aux bettes. Tout en mangeant, le guérisseur observait les convives, à la recherche d'un peu de compagnie. D'autres demoiselles étaient présentes, mais toutes paraissaient accompagnées. Il jouait de malchance !

Iscely surgit soudain à ses côtés et s'assit sur le banc qui lui faisait face. Un rayon de soleil perça les nuages au même moment, comme s'il souhaitait accompagner la jeune fille. Cette dernière tenait une épaisse tranche de pain sur laquelle reposait une bouillie où l'on devinait viande et légumes.

- Eolé pou toutaleu ! s'exclama-t-elle en mordant dans son repas à pleines dents.

Peu enclin à se montrer de bonne humeur, Wulfried fit celui qui n'avait pas compris.

- Désolée pour tout à l'heure, reprit la jeune fille avant de se dépêcher d'engloutir la suite de son repas comme une affamée.

Le guérisseur lâcha un soupir exaspéré. Il ne voulait pas d'excuses, mais des explications. Depuis qu'il avait commencé à travailler au donjon, il avait la désagréable impression que la vérité lui échappait. Mais quelle vérité, au juste ?

- Tu vas vraiment me dire ce qu'ils voulaient ? demanda-t-il, suspicieux.

L'apprentie fit la moue. Peut-être avait-elle cru s'en tirer à bon compte. Elle chassa quelques miettes rescapées de son tablier, se lécha les doigts et tapota sur la table d'un air pensif.

- D'accord, finit-elle par admettre. Pas la peine d'attendre ce soir... Je te rappelle juste que tu as promis de garder ça pour toi.

Wulfried hocha la tête, tout en sachant très bien qu'il ne gardait que les secrets qu'il estimait utile de ne pas divulguer. Si ne rien dire impliquait de s'attirer des ennuis, alors il était peu probable qu'il tienne parole juste par principe !

- Je t'écoute, se contenta-t-il d'asséner avec sérieux.

Iscely baissa la voix et se pencha légèrement au-dessus de la table pour se rapprocher de lui :

- Je leur vends une potion au datura. Ils en voulaient plus, voilà tout. Ils avaient payé d'avance et je n'ai pas réussi à tout fournir. Mais ça ira mieux demain, Mère-Grand aura refait son stock. Je pourrai me servir. 

Elle reprit sa place, haussa les épaules et conclut en fixant la table :

- Je sais que c'est pas bien, inutile de me faire la leçon. Mais bon, je vais pas rester au donjon éternellement.

Ses paroles pleines d'assurance se trouvaient démenties par le fait qu'elle n'osait pas le regarder en face et jouait nerveusement avec ses doigts.

De son côté, Wulfried aurait presque été déçu par cette découverte peu glorieuse. Pour être honnête, Le jeune homme se moquait pas mal de ce genre de petits arrangements car il se doutait déjà que la plupart des habitants de Mreoria devaient consommer toutes sortes de drogues acquises plus ou moins légalement. Il reprit une bouchée de sa tourte et lâcha un petit rire moqueur :

- Je savais bien que tu ne pouvais pas être si parfaite que ça !

Iscely le regarda, surprise :

- Parce que sinon, tu me trouves parfaite ?

- Mouais, enfin, ne t'emballe pas, hein, ce n'était pas un compliment... marmonna Wulfried pour se donner une contenance. Bon, tu ne devais pas travailler ?

- Je suis en pause, pour manger. D'ailleurs, c'était délicieux ! Il faudra que tu essaies ça à l'occasion ! 

Elle lui décerna un sourire éblouissant. Pfff ! Maintenant, elle allait croire qu'il l'aimait bien ! Le jeune homme mordit dans son lard, grognon. Elle allait recommencer à lui raconter sa vie et il n'aurait aucune chance de retrouver Reserna ou une autre demoiselle. Enfin... D'un autre côté, pourquoi pas ? Iscely, au moins, n'était pas accompagnée. Sa décision ne fut pas longue à prendre : il pouvait bien s'amuser un peu avec elle puisqu'il venait de terminer son repas !

- La dangereuse trafiquante veut valser ? lui proposa-t-il aussitôt avec entrain.

Elle fronça les sourcils avant de comprendre qu'il plaisantait mais l'invitait réellement.

- Je... Non... Je vais pas avoir le temps, éluda-t-elle en détournant les yeux.

Se pouvait-il qu'il l'impressionne ? Wulfried dissimula un petit sourire :

- Après ton service, alors ? J'imagine qu'ici aussi il y a la danse mortelle comme clôture de la soirée.

Cette pratique consistait en un air de musique rapide qui sacrait champion de la fête le dernier couple ayant tenu le rythme sur la piste. En théorie, cette dernière gigue pouvait durer des heures mais, en pratique, le public finissait par se lasser et pousser ceux qu'il appréciait moins à abandonner, à grand renforts de légumes trop mûrs et de quolibets.

Iscely tritura un instant l'une de ses bouclettes et finit par hocher la tête avec un sourire timide :

- D'accord. Et, sinon, tu vas participer au jeu de soule de tout à l'heure ?

Le jeune homme secoua la tête :

- J'aimerais bien, mais je dois garder un œil sur toi.

Elle eut un petit rire incrédule :

- Arrête, c'est ridicule ! J'ai quinze ans demain, je peux me débrouiller seule ! Et puis, tu n'es pas mon père !

Il lui décocha un sourire charmeur :

- Oh, mais non, surtout pas ! Je me voyais plutôt dans le rôle du vaillant garde du corps !

Cette répartie eut au moins le mérite de faire rire Iscely qui se leva en replaçant son tablier :

- Pourquoi autant te préoccuper de moi ? Je veux bien que tu sois curieux mais, là, ça frise l'obsession !

Détendu par l'ambiance festive, Wulfried parla, comme souvent, sans réfléchir aux conséquences :

- Marhra m'a dit que tu avais le don de t'attirer des ennuis et qu'il valait mieux que je garde un œil sur toi.

Iscely redevint subitement sérieuse et se rassit promptement :

- Mère-Grand ? Pourquoi s'inquiète-elle pour moi ?

Elle paraissait vraiment inquiète et Wulfried se demanda s'il n'était question que de ce petit trafic. Il aurait sans doute mieux fait de se taire. En même temps, il ne se souvenait pas que Marhra ait exigé qu'il n'en dise rien à la jeune fille. Seulement, quand il voyait la réaction de cette dernière, il y avait de quoi se demander ce que l'une et l'autre se cachaient encore.

- Elle te fait peur, on dirait, remarqua-t-il doucement.

Iscely soupira, les yeux dans le vague quelques secondes. Puis elle retrouva le sourire avec autant de naturel que si elle ne l'avait jamais quitté et balaya la remarque d'un geste. 

- Peur ? Moins qu'à la plupart des gens de cette ville, rétorqua-t-elle en riant. Allez, t'en fais pas pour moi et va t'amuser. Ces gars-là voulaient juste m'effrayer, ils sont pas si méchants et demain ils auront ce qu'ils veulent. Mère-Grand a pas à s'inquiéter et toi non plus !

Elle s'était déjà relevée et lui fit un petit signe de la main en s'éloignant pour reprendre son service. A nouveau, il la vit se faufiler entre les tables, joyeuse, comme si jamais elle n'avait été agressée quelques instants plus tôt.

Wulfried termina son repas, perdu dans ses questions. Peut-être aurait-il mieux fait de s'occuper de ses affaires, comme elle le lui avait demandé. Puisqu'elle paraissait décidée à ne plus quitter la taverne, il décida d'aller jeter un œil à cette partie de soule dont la jeune fille lui avait parlé, afin de se changer les idées.

Le jeu se déroulait dans un champ voisin, à la sortie de la ville, et consistait en deux équipes s'arrachant une vessie d'entlor remplie de paille. Cette balle devait ensuite être projetée dans un trou, ce qui permettait de marquer un point. Comme la plupart des jeunes, Wulfried avait déjà participé à ces joyeuses mêlées où la bonne humeur devait prévaloir sur les coups. Cette fois, il apparut que les hommes et femmes mariés s'opposaient aux célibataires. N'ayant aucune envie de se trouver couvert de contusions juste avant de danser avec Iscely, le guérisseur déclina l'offre qui lui était faite de participer.

Il se jucha sur une meule de foin pour mieux observer le déroulement du jeu et se joignit rapidement à la clameur du public enthousiaste qui faisait concurrence aux cris des joueurs. Deux parties suivirent, durant lesquelles les femmes s'opposèrent aux hommes puis les drapiers défièrent les marchands de vin et l'ambiance vira rapidement à la bagarre.

A nouveau de bonne humeur, Wulfried préféra se retirer avant que la situation ne dégénère tout à fait. En remontant les ruelles vers la taverne du Natimi d'Or, il admira un peu des jongleurs aux costumes bariolés parés de clochettes. La foule le bousculait et le jeune homme garda une main prudente sur sa bourse : il n'avait pas oublié ses mésaventures lors de son arrivée en ville. Les habits de fête que nombre de citadins avaient revêtus ne dissimulaient en rien la misère ambiante.

Puis les étals décorés de fleurs et l'odeur des victuailles lui rappelèrent qu'il avait l'estomac vide depuis quelques heures. Il laissa ses dernières piécettes afin de déguster une galette au miel et aux fruits secs. En revanche, il regretta, aussitôt goûtée, la chope d'hypocras au goût douteux. Sans doute le marchand avait-il fait quelques économies sur la quantité d'épices et la qualité du vin !

Lorsque Wulfried revint enfin sur la place où travaillait Iscely, il fut malgré lui soulagé de voir la jeune fille continuer son service avec le sourire. Il devait bien se l'avouer, il avait ressenti un peu de culpabilité à l'idée de l'abandonner.

L'endroit se remplissait rapidement, bien que la musique se soit arrêtée. Les musiciens accordaient leurs instruments et semblaient eux aussi s'être multipliés. Partout, on entendait les gens se réjouir de la "danse mortelle" qui devait marquer la fin de la fête à la tombée du jour. Déjà, le ciel rosissait et les cabaretiers entreprenaient d'allumer quantité de chandelles afin d'éclairer la place.

Une dernière fois, le jeune homme balaya la foule dans l'espoir d'y revoir Reserna. Mais la jolie demoiselle semblait avoir définitivement disparu. Il haussa les épaules pour lui-même. Allons ! Iscely avait le mérite d'être juste à portée, en vivant au donjon avec lui. A cette pensée, il se rembrunit : ce soir, après la fête, il avait promis une séance de magie à Marhra. Cette idée aurait dû le réjouir. Pourtant, elle lui faisait froid dans le dos.

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